Par Jessica Gourdon Publié le 17 avril 2020
RÉCIT Hausse des bénévoles dans les associations, mobilisation individuelle ou collective pour aider un voisin à faire ses courses ou fabriquer des masques de protection : cette crise, comme d’autres avant elle, a suscité une « insurrection de la bonté ».
Il est pile 18 heures lorsqu’une mosaïque de visages inconnus surgit sur l’écran de l’ordinateur. Sur l’application de visioconférence Zoom, on entrevoit des bouts de canapés, un cadre de lit, des bibliothèques. Marie est chez ses parents à Volvic (Puy-de-Dôme), Justine dans le 10e arrondissement de Paris, d’autres sont à Rennes, Nantes, Marseille… « Merci d’être là ! », s’exclame Lauren Miller, 27 ans, animatrice de cette réunion de 50 futurs bénévoles organisée par l’association Makesense.
« En attendant que tout le monde se connecte, qui veut partager une recette de cuisine ? », tente Lauren. Passées les pommes au four, Virginie, l’une des participantes, active son micro : « Pour moi, être dans l’action, c’est un moteur pour supporter le confinement. Mais je ne me voyais pas me lancer seule ». La majorité du bataillon a entre 20 et 40 ans, beaucoup n’ont jamais été bénévoles avant le confinement. Maksesense s’adresse particulièrement à eux, et se présente comme une rampe de lancement vers l’engagement, version start-up. « Si vous êtes ici, c’est que vous voulez aider. Même à votre échelle, même si vous n’aidez qu’une seule personne, vous pouvez avoir un impact », débite Lauren.
Ici, tout est balisé : les bénévoles intègrent un « programme » de cinq jours, à base de mails de formation quotidiens, et d’actions à réaliser, d’échanges sur des boucles WhatsApp en « team » de quinze, sous la houlette d’un ou d’une « super-mobilisatrice ». Goli Moussavi, directrice de La Cloche, une association d’aide aux SDF partenaire du programme de Makesense, se lance dans un mini-exposé sur les difficultés de sans-abri en temps de confinement. Cette semaine, l’objectif de l’une des « promos » sera de constituer des kits de produits d’hygiène pour ces personnes, en sollicitant notamment des pharmacies pour des dons en nature – ceux-ci seront ensuite distribués par des associations spécialisées dans l’aide aux SDF.
« Nous avons une nouvelle catégorie d’actifs qui nous rejoignent »
Des réunions de lancement de ce type, Makesense en organise tous les lundis depuis le 23 mars. Avec un effet boule de neige. Ils étaient 45 bénévoles la première semaine. Lundi 13 avril, le programme comptait 450 nouveaux participants, répartis en groupes : l’aide aux soignants, aux SDF, aux personnes âgées… Un emballement qui témoigne de ce que bon nombre d’observateurs constatent : depuis un mois, le confinement a suscité un puissant élan de solidarité, notamment chez des personnes qui ne s’étaient jamais engagées.
« En trois semaines, nous avons reçu 3 000 nouvelles propositions de bénévolat. Et alors que d’habitude, nous avons soit des retraités, soit des gens très jeunes, là, nous avons tout une nouvelle catégorie d’actifs qui nous rejoignent », raconte Jean-Christophe Combe, directeur de la Croix Rouge Française. Au Secours Populaire, on enregistre une hausse de 10 % du nombre de bénévoles en un mois, avec aussi de nouveaux profils, qui, sur le terrain, prennent le relais des plus de 70 ans, confinés chez eux. « Jamais on n’avait vu un tel engagement, si fort et si rapide », se félicite-t-on au cabinet de Gabriel Attal, secrétaire d’état à la jeunesse, qui pilote la plate-forme JeveuxAider. Depuis le confinement, ce site de la « réserve civique » revendique 275 000 inscriptions : parmi eux, 80 000 volontaires seraient d’ores et déjà en mission dans 3 000 structures.
« L’engagement, en temps de guerre, ça marche »
La générosité décuplée dans les moments difficiles : un phénomène classique. « Dans les crises, le besoin de solidarité est plus pressant qu’à l’ordinaire, et on voit se manifester des actions dont l’ampleur surprend. Spontanément, je pense à l’hiver 54. On parlait alors de l’insurrection de la bonté. La situation avait suscité une effervescence de solidarité, qui a marqué notre histoire », observe Serge Paugaum, directeur de recherches au CNRS et spécialiste de la précarité. Cet essor de la solidarité est alimenté aussi bien par des valeurs civisme ou de générosité que par l’émotion suscitée par cette période sans précédent. « On nous présente la situation comme une guerre. L’engagement, en temps de guerre, ça marche », remarque Maud Simonet, sa consœur au CNRS, spécialiste du bénévolat.
Mais si cet événement suscite autant d’initiatives de solidarité, c’est que de manière inédite, elle a mis tout le monde dans un même bateau, quelle que soit sa situation. « Nous subissons tous les mêmes contraintes, et ce lien social par ressemblance est un déclencheur d’engagement », analyse Cécile Vachée, enseignante-chercheuse à l’université de Toulouse. Etre confronté à la mort, avec cette idée que la santé de chacun dépend de la santé de tous, est aussi un puissant vecteur de lien. « Nous sommes face au défi de préserver ce qu’on est, remarque Serge Paugam. Cela nous raccroche à la vie. C’est comme si nous étions devenus des associés solidaires face au péril qui nous menace. »
Dans le même temps, la crise a agit comme un révélateur des inégalités, devenues brutalement plus visibles. « Les gens ont envie d’agir car la crise accentue la conscience des fractures sociales, résidentielles et numériques », estime Marie Cohen-Skalli, directrice d’Emmaüs Connect. Sa structure gère la distribution de 20 000 téléphones donnés par SFR, et a lancé un appel à des dons d’ordinateurs, pour les familles qui assurent l’école à la maison. « Même entre associations, il y a une entente qu’il n’y a jamais eu avant. Avec l’urgence, on lance des choses même si ce n’est pas parfait, on avance comme jamais. »
« Je fais des courses, je vais pas changer le monde »
A l’échelle des individus, ces actions de solidarité prennent souvent des formes simples. Des restaurateurs qui préparent des repas pour des soignants, des voisins qui proposent d’imprimer des documents ou d’aller à la pharmacie pour ceux qui ne peuvent se déplacer… Depuis le confinement, Jean-Paul, Marseillais de 26 ans, est devenu bénévole pour MonEmile, plate-forme qui aide des personnes âgées. Il a troqué son costume d’assureur spécialisé dans les sinistres automobiles pour celui de livreur de courses pour seniors : il récupère des listes par téléphone, avance l’argent, dépose des paquets, se fait rembourser par chèque. Il a aussi, « avec masque et gants », installé Skype chez Yvette, 77 ans, afin qu’elle puisse discuter avec ses petits-enfants. « A chaque fois, on discute un peu. C’est plein de mercis, je vois des sourires, des vrais. Bon, je fais des courses, je vais pas changer le monde. Mais je dis que j’apporte quelque chose ».
Confinement oblige, ces nouvelles solidarités se sont aussi développées en ligne, à l’image du programme Réussite Virale. Lancé le 19 mars par l’association Article 1, il rassemble 5 000 bénévoles, essentiellement étudiants, qui donnent des cours de soutien à distance à des collégiens et lycéens défavorisés.
Ces initiatives sont souvent décuplées par la force des réseaux sociaux. Sébastien Andréa, salarié d’une école d’ingénieurs de Villejuif (Val-de-Marne), possédait chez lui une imprimante 3D, qu’il utilisait pour fabriquer « des trucs de bricolage, des pots à crayons ». Depuis le confinement, il s’est lancé dans la fabrication de visières de protection pour le personnel soignant, grâce à des modèles disponibles en open source.
Sur Facebook, les groupes Visière Solidaire, organisés par départements, ont structuré cette filière de « makers » bénévoles, en lien avec les soignants, jusqu’à la distribution. Pour trouver des feuilles de PVC transparentes, à accrocher au support en plastique, Sébastien a fait le tour des collèges et lycées de Melun, sa ville. Bingo : un établissement lui en a donné des centaines. La débrouille version confinement. Son usine de salon a déjà sorti 120 visières.
Du temps devant soi
Tous ceux que Le Monde a interrogés le disent : au-delà de la volonté d’aider, c’est la libération du temps qui a été le vecteur de leur engagement. Sébastien Andréa, aujourd’hui en télétravail, passait trois heures par jour dans les transports : « Quand on gagne du temps, on peut le donner aux autres. »
Même réaction chez Chrystèle, « 48 ans, mariée, deux enfants », commerciale dans une entreprise de logiciels. Alors que ses déplacements ont été suspendus, cette Lyonnaise a décidé de mettre à profit son temps libéré pour coudre des masques. Une annonce sur le réseau social de voisins Nextdoor plus tard, elle recevait des tas de demandes : gardiens d’immeubles, soignants… Elle en a fabriqué une centaine, « 100 % coton, à partir des patrons validés par l’Afnor ». Des inconnus lui ont donné du tissu, elle a recyclé des chemises de son mari. « Les gens veulent me payer, je refuse, je dois parfois insister ! » Elle a quand même accepté les baguettes et la boîte d’éclairs du boulanger, en échange de huit masques. « Certes, c’est fatigant, mais visiblement, cela aide certains. Et aussi, ça me fait du bien », confie-t-elle.
Se faire du bien
La satisfaction de se sentir utile, et la possibilité, au passage, de se faire du bien : de grands ressorts du bénévolat. Les Anglo-Saxons appellent cela le « helper’s high » (l’euphorie de celui qui aide). « Parmi les motivations des bénévoles, il y a cette volonté d’oublier ses angoisses, de rompre l’isolement et, particulièrement en ce moment, d’être dans l’action pour supporter cette situation difficile. Le bénévolat permet aussi de développer des compétences, voire d’augmenter son capital professionnel », observe Christophe Dansac, chercheur spécialiste du bénévolat. Reste que ces bénévoles font parfois face à des frustrations. Offres restées sans réponses, mise en place laborieuse… « Cela peut créer chez certains de la déception. C’est bien d’avoir du cœur, mais il y a des contraintes à accepter, et il faut du temps pour se former », observe le directeur de la Croix-Rouge.
Qu’en restera-t-il pour la suite ? Les responsables associatifs espèrent capitaliser sur ce mouvement. Dans tous les cas, tous le constatent : cette crise aura eu une vertu. Elle a réactivé des liens sociaux parfois mis en sommeil dans nos villes, au travail, dans les familles, dans nos entourages, et nous rappelle l’importance des mécanismes de protection sociale et des services publics. Cécile Renouard, philosophe, professeure à l’Essec, aimerait croire que ces nouvelles solidarités seront le terreau d’une réflexion plus globale : « Peut-être que cette situation nous aura montré les limites de nos modèles mondialisés, et nous permettra d’évoluer vers une société avec moins de biens, et plus de liens ».
Quant au bénévolat, il pourrait, alimenté par cette crise, poursuivre l’essor qu’il connaît en France depuis « 15 ans », constate Maud Simonet, notamment depuis qu’il est articulé aux politiques publiques de l’emploi. « Mais aujourd’hui, c’est la première fois que l’appel au bénévolat par les pouvoirs publics est aussi massif, aussi structuré, aussi visible, constate la sociologue. C’est magnifique de lever une armée de volontaires, et ce qu’ils font est très utile. Mais va-t-on continuer à sous-financer le service public et appeler au bénévolat en temps de crise ? »
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