Dessin Cat O’Neil
A l’ASE, les professionnels s’inquiètent des conséquences du confinement pour les enfants en foyer, dans une famille d’accueil ou avec leurs parents. Les mesures du gouvernement se mettent en place lentement, avec des disparités régionales.
«Plus les jours passent, plus les enfants sont en danger.» Sonya (1), éducatrice spécialisée dans l’Essonne pour l’Aide sociale à l’enfance (Ase), trépigne d’impuissance et d’inquiétude. D’ordinaire, elle suit à la semelle des familles aux histoires compliquées, souvent sur le fil : les enfants restent chez leurs parents, mais avec des mesures d’accompagnement imposées par le juge, pour les protéger. L’étape avant un placement, souvent. «Avec le confinement, tout s’est arrêté brutalement. Je ne peux plus aller les voir, seulement les appeler, raconte Sonya, catastrophée. Comme si personne n’avait pensé un instant à ces enfants. Comme s’ils étaient invisibles, et notre travail avec.» Elle pense à cette famille de cinq, confinée dans une chambre d’hôtel de 10 m2, sans ressources, ni possibilité de se faire à manger.
A cet enfant, laissé chez sa mère fragile, elle-même suivie pour des troubles psychiatriques mais dont la prise en charge s’est arrêtée net avec le confinement. Le petit de 6 ans se retrouve en permanence au cœur des cris, des disputes, de la violence parfois. «Et moi, je suis loin, en télétravail. A essayer d’évaluer la situation à distance, à soutenir comme je peux. Chaque jour qui passe, j’ai peur.» La semaine dernière, Sonya nous renvoie un message : «Les familles commencent à exploser. Les forces de l’ordre ont dû intervenir plusieurs fois. Et toujours pas d’autorisation d’aller sur le terrain. J’ai le sentiment de les abandonner au moment où ils en ont le plus besoin.»
Lyes Louffok a la rage. Membre de la commission nationale de la protection de l’enfance, il est lui-même un ancien enfant placé. Depuis plusieurs années, il se bagarre pour que la situation des enfants de l’ASE (qu’ils soient encore chez leurs parents, en foyer ou dans des familles d’accueil) soit mieux connue et mieux prise en charge par les pouvoirs publics. Le soir où le président Macron a décrété le confinement, Lyes Louffok a tout de suite compris : «Personne n’a pensé aux enfants de l’ASE. Pour eux, c’est donc la roulette russe… Entre ceux qui n’ont pas de chance, et ceux qui en ont encore moins.»
«Situations d’urgence»
De fait, les choses se sont organisées dans le désordre, un peu n’importe comment parfois, avec d’énormes disparités selon les départements, et même d’un foyer à l’autre. «Plusieurs foyers ont fermé, les enfants ont été envoyés à la va-vite dans des familles d’accueil, parfois en surnombre. Ailleurs, ils ont été renvoyés chez leurs parents qui n’en ont pourtant plus la garde car potentiellement dangereux. Sans décision du juge», raconte-t-il. Il a devant les yeux des centaines de récits, reçus en quelques jours en réponse à son appel à témoignages. «Cette crise ne fait que mettre en lumière ce qui ne marche pas depuis des années : l’abandon total par l’Etat de l’Aide sociale à l’enfance. Cela saute aux yeux en situation de crise majeure comme aujourd’hui.» Il s’énerve : «Il va y avoir des drames. Des enfants vont mourir sous les coups de leurs parents, car on n’aura pas été capable de les protéger. C’est un choix politique.»
Adrien Taquet, secrétaire d’Etat à la Protection de l’enfance, réfute en bloc : «Non, personne n’a été oublié. La problématique de ces enfants a été prise en compte dès le début par le gouvernement.» Pour preuve, avance-t-il, dès la deuxième semaine du confinement, les personnels de la protection de l’enfance ont été autorisés à faire garder leurs enfants dans les écoles pour aller travailler, comme les soignants. Adrien Taquet concède tout au plus qu’il a fallu «quelques jours pour que l’organisation se mette en place» à l’annonce du confinement : «Nous avons énoncé des lignes directrices à l’adresse des départements dès le 24 mars». La semaine dernière, 60 % des visites à domicile des éducateurs dans les familles suivies par les services sociaux étaient toujours suspendues. «On progresse, c’était 75 % il y a quinze jours, positive le secrétaire d’Etat. C’est ma priorité absolue, tout faire pour que les visites reprennent partout.»
Il y a urgence. «Avant le confinement, je suivais une dizaine d’enfants, de 5 à 12 ans, victimes de maltraitances familiales. Je suis aujourd’hui sans nouvelle d’eux, se désole Laure, psychologue clinicienne dans le Val-d’Oise, spécialisée dans le développement de l’enfant. Tout s’est arrêté, Les consultations bien sûr, mais aussi toutes les mesures de protection.» Son cabinet est à côté du tribunal de Pontoise, fermé jusqu’à nouvel ordre. Plus possible de faire de signalement aux services sociaux, ni de communiquer «d’information préoccupante», l’étape avant le signalement. «Il reste deux éducateurs pour gérer tout le département alors qu’ils sont dix fois plus habituellement et que, forcément, les risques sont plus grands avec le confinement.» Dans un autre tribunal de la région parisienne, une juge des enfants raconte s’être rendue en douce au palais, enfreignant l’ordre de rester chez elle, «pour traiter les urgences».
Dans le Maine-et-Loire, tous les acteurs de la protection de l’enfance continuent tant bien que mal d’assurer leur mission. Bertrand Raimbeau, éducateur spécialisé à Angers : «Ces circonstances exacerbent les difficultés déjà présentes dans les familles. J’aurais tendance à dire que les situations d’urgence se multiplient. Il faut être ultra-vigilant, notre suivi est encore plus important qu’avant.» Ces dernières semaines l’ont rincé, il appelle au domicile de chaque enfant une fois par semaine, soit 21 tentatives d’entretiens téléphoniques hebdomadaires, pour essayer d’appréhender les urgences. Avec les limites de l’exercice : «C’est compliqué de bien saisir les problématiques juste au son des voix, surtout avec les familles que l’on suit depuis peu.»
D’autant que «certains parents ne répondent plus au téléphone, ou disent juste "Oui tout va très bien, bonne journée" et nous raccrochent au nez», relate Fanny Villemin, responsable du service prévention enfance de la Meuse. «Il y a des parents qui refusent d’ouvrir aux techniciens d’intervention sociale et familiale sous le prétexte du confinement et de la peur d’être contaminé. Alors forcément, on perd un peu la main sur la visibilité des situations», ajoute-t-elle. Dans son équipe, les choses semblent pourtant mieux organisées qu’ailleurs. «Depuis le début, nous continuons à réceptionner des informations préoccupantes en les priorisant. Et nous avons anticipé des placements en urgence pour les familles les plus fragiles.» En quatrième vitesse, la Meuse a ouvert une structure d’hébergement avec quinze places pour faire face.
«Cocotte-Minute»
Mais dans les foyers aussi, la situation est chaque jour plus tendue. Le personnel est en partie absent : entre les malades du Covid-19, ceux qui ont des symptômes sans pouvoir se faire tester et les salariés considérés à risque, forcés de rester chez eux. Dans les structures, le respect des gestes barrière est quasi impossible. «La direction ne veut pas qu’on porte de masques et de gants, pour ne pas affoler les enfants et ne pas créer la panique», raconte Mikaela, éducatrice dans le Val-de-Marne. «Les structures tournent en mode dégradé», acquiesce Noëlle Pechairal, qui gère plusieurs structures dans le Var. Au-delà du manque de personnel, elle s’inquiète surtout des conséquences du confinement pour les enfants, et par ricochet sur les équipes. «C’est extrêmement difficile, ils sont très tendus d’être enfermés, il y a la violence à contenir.» Les problèmes d’addiction d’une partie des jeunes, en manque avec le confinement, assombrissent encore le tableau.
Adrien Taquet dit mettre en place des programmes de suivi, à distance, mais par endroits, la situation est explosive. L’autre jour, quand Barbara, éducatrice dans un foyer du Pas-de-Calais, a pris son service, les policiers étaient déjà là pour séparer une bagarre entre six jeunes. «Déjà qu’être confiné chez soi, c’est difficile, mais imaginez dans un endroit où vous ne voulez pas être, avec des gens que vous n’aimez pas. Sans l’échappatoire d’aller au lycée…» Barbara parle aussi de cette galère sans nom de «la classe à la maison». Rire nerveux. «Dans mon foyer, il y a un seul ordinateur pour les éducateurs, qu’on partage pour douze élèves de niveaux très différents, lycée professionnel, filière générale, IME pour ceux qui sont porteurs de handicap… C’est juste ingérable.» Autre souci, les fugues. «Les jeunes craquent et s’enfuient encore plus qu’avant. Quand ils reviennent une semaine après avec de la fièvre, on fait quoi ?»
Les familles d’accueil sont confrontées aux mêmes questions. Annick Moine, présidente de la Fédération nationale des assistants familiaux : «C’est une Cocotte-Minute qui va exploser.» Avec le confinement, certaines familles se retrouvent en surnombre, avec des enfants placés à la dernière minute ou récupérés d’autres assistants familiaux à la santé fragile.
«Débrouillez-vous»
«Le vrai problème, c’est qu’on nous demande d’être à la fois famille d’accueil, enseignants, infirmiers, psychologues, durant des semaines et des semaines, sans formation ni aide pour tenir le coup. Le message du gouvernement, c’est clairement : "Faites ce que vous pouvez, débrouillez-vous"» S’ajoute à cela la gestion des «parents désespérés». Depuis le début du confinement, les droits de visite sont suspendus dans la plupart des départements. «Les parents ne l’acceptent pas, se mettent dans une colère noire pour voir leurs enfants.» Les rendez-vous vidéo sur Skype ou autre ne remplacent pas tout, notamment pour les tout petits. «Surtout que d’ordinaire, il y a des éducateurs pour jouer le rôle de médiateur entre les parents et l’enfant. Là, ce n’est plus du tout le cas», rappelle Annick Moine.
«L’après sera très dur. On va récupérer des situations très dégradées», soupire Sonya, dans l’Essonne. Elle pense aussi à ces enfants hors des radars, qui n’étaient pas encore suivis par les services de l’ASE au moment du confinement. Pour eux, l’école est un refuge, un poste de vigie aussi, les enseignants pouvant alerter les services sociaux quand quelque chose ne tourne pas rond. Depuis l’obligation de confinement, le nombre d’appels à SOS Enfance en danger a augmenté de 20%. Adrien Taquet veut y voir le signe d’une vigilance accrue des voisins. Sonya se désespère : «On soigne la précarité sociale. Je ne rêve que d’une chose, pouvoir retravailler.»
(1) Le prénom a été changé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire