Dessin Harry Tennant
Pour l’historien, les découvertes des vaccins et des sérums nous ont laissé penser que les épidémies appartenaient à un passé lointain. Si des politiques de santé publique et de contrôle des populations se dessinent au fil des siècles, de la peste noire au coronavirus, il est, selon lui, illusoire de prétendre faire disparaître les nouvelles pathologies virales.
Quelque part dans les monts de Vaucluse, les randonneurs peuvent apprécier une barrière de pierres sèches, autrefois longue de plusieurs kilomètres. L’assemblage de cailloux, irrégulier et souvent bancal, est l’un des derniers vestiges de l’épidémie de 1720. Le «mur de la peste» devait empêcher la circulation des hommes et contrôler la propagation de la maladie. Il s’ajouta aux quarantaines et lazarets. A l’époque, les maisons des morts furent murées. Sans succès, l’épidémie décima la région. Le confinement de la population et la multiplication des dispositifs de surveillance devant la pandémie de Covid-19 s’inscrivent dans une longue histoire des maladies infectieuses, explique l’historien et directeur d’études à l’EHESS Patrice Bourdelais. Selon l’auteur des Epidémies terrassées : une histoire des pays riches (La Martinière, 2003), les Etats européens ont progressivement mis en œuvre une politique de santé publique au cours des siècles, contribuant à faire de l’Europe un continent hors d’atteinte des fléaux sanitaires… en apparence. Car l’éradication de toute menace est illusoire, prévient Patrice Bourdelais.
Pourquoi nos sociétés du progrès n’ont-elles rien vu venir ?
Les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les épidémiologistes mobilisés sur l’émergence de nouvelles maladies infectieuses ont identifié l’épidémie dès le début de sa propagation, même si la Chine a commencé par dissimuler le phénomène. L’effet de surprise tient au fait que pour nos sociétés modernes, l’épidémie renvoie à un passé lointain. Durant des siècles, les avancées scientifiques successives ont participé à la construction historique d’un horizon d’éradication des maladies infectieuses. Ce moment commence avec la découverte de l’efficacité de la vaccination contre la variole (officiellement éradiquée en 1980) et vient, après un début de lutte réussie contre les fièvres paludéennes, confirmer l’action de l’homme, servie par la connaissance et la science. Il devient possible de débarrasser l’humanité d’un certain nombre de fléaux.
Avant cela, les victoires éclatantes de la bactériologie, entre 1880 et la Première Guerre mondiale, permettent d’entrevoir la méthode par laquelle il va devenir possible d’éradiquer les maladies infectieuses : le dépistage des agents infectieux, la mise au point des sérums et des vaccins. La découverte des sulfamides et leur usage (surtout pendant la Seconde Guerre mondiale), puis les découvertes successives de nombreux antibiotiques, mouvement caractéristique des années 1945-1970, rendent les scientifiques, les experts internationaux et la population dans son ensemble de plus en plus confiants dans les pouvoirs de la nouvelle médecine.
Malgré ces avancées scientifiques réelles, c’est une erreur de vouloir éradiquer un virus ?
On a longtemps pensé que la vaccination et les sérums constitueraient la principale arme contre les maladies. Cette foi dans le progrès domine à la fin des années 60. Mais le fonctionnement du système du vivant n’est alors pas si bien compris qu’aujourd’hui et l’émergence de nouvelles maladies sous-estimée. Le ralentissement du rythme de mise au point de nouveaux antibiotiques permet aux résistances bactériennes de se multiplier. Vers le milieu des années 70, la mortalité hospitalière par infections s’élève pour la première fois depuis des décennies. De nouvelles maladies, les maladies émergentes, se font plus nombreuses à partir des années 80, en parallèle avec la nouvelle pandémie de VIH-sida. Le progrès des connaissances dans la compréhension du vivant conduit à penser que l’éradication des maladies infectieuses est tout simplement impossible et qu’il faut tenter de contrôler au mieux l’extension des nouvelles épidémies.
Avant le coronavirus, il y a eu des alertes : grippe H1N1, Sras…
Entre la grippe de Hongkong en 1968, le grippe du poulet de Hongkong en 1997, le Sras en 2003, la grippe aviaire H1N1 en 2009, et plus récemment Ebola et le Mers, la succession des nouvelles épidémies qui s’étendent dans la période récente est élevée, sans doute liée à l’accentuation des voyages (doublement du trafic aérien entre 2006 et 2018), à la diminution des espaces laissés aux animaux sauvages, à la présence de gibier mort ou vivant sur de nombreux marchés du monde (de nombreuses épidémies nouvelles proviennent de zoonoses, infections dont les agents se transmettent naturellement des animaux vertébrés à l’être humain) et au réchauffement climatique. Le Covid-19 prend place dans cette succession d’épidémies nouvelles qui scandent notre début de XXIe siècle.
Si la croyance en une idéologie du progrès est aujourd’hui un peu ébranlée, il faut toutefois rappeler que le niveau des connaissances médicales et scientifiques continue de progresser : il a fallu seulement quelques jours pour identifier le Covid-19, puis séquencer son génome, et ensuite quelques semaines pour développer un test de dépistage, organiser des essais thérapeutiques, et mettre au point des tests sérologiques d’utilisation aisés à utiliser lors de la sortie de confinement.
Où situez-vous la pandémie de Covid-19 dans l’histoire des maladies infectieuses ?
Il est encore trop tôt pour le dire : en termes de mortalité, nous serons sans doute au-dessus de la grippe saisonnière de 2016-2017 et ses 14 000 morts en France, mais en dessous, je l’espère, des 31 000 morts français de la grippe de Hongkong (1969-1970), dont 25 000 au mois de décembre 1969 et 6 000 en janvier 1970 ! Or beaucoup de ceux qui, comme moi, avaient 20 ans à l’époque ne s’en souviennent même pas. Au total, l’OMS estime qu’il y a eu un million de décès dus à la grippe de Hongkong. Cette épidémie a largement été sous-estimée par les médias à l’époque. Pendant la grippe asiatique (1957-1958) et bien entendu aussi pendant la grippe espagnole (1918-1920), la presse française reste soumise à la censure et à une limitation du nombre de pages publiées. Ce qui explique que l’on dispose de beaucoup plus de documentation espagnole ou américaine. La première grande épidémie sur laquelle nous avons une construction politique, sanitaire et médiatique forte est celle du H1N1. Depuis, il est évident que l’évolution du paysage médiatique et l’émergence des réseaux sociaux permettent de construire un récit de l’épidémie au quotidien.
Le contrôle des populations pour endiguer l’épidémie est-il nouveau ?
Il faut remonter assez loin dans le passé pour rencontrer dans une période de paix des mesures coercitives en temps de crise sanitaire. Cela fait penser aux dispositifs de lutte contre la peste, mis en place au lendemain de la peste noire (1347-1349) par les grandes cités marchandes italiennes et peu à peu adoptées par tous les pays européens. La dernière peste survenue en Europe occidentale fut celle de Marseille en 1720-1722, lors de laquelle toutes les procédures de contrôle des mobilités furent mises en place : quarantaines, lazarets, cordons sanitaires militaires et même… un mur de la peste (encore visible aujourd’hui) qui permettait de bloquer la frontière sur près de 30 kilomètres. Quelques contrôles de ce type ont encore été organisés au début du XIXe siècle lors d’une épidémie de fièvre jaune en Catalogne et lors du choléra de 1832, puis très vite abandonnés car jugés peu efficaces.
Comment fait-on face à l’épidémie en pleine expansion du commerce international ?
Le XIXe siècle est celui du libre-échange si bien que, profitant de la querelle médicale entre tenants de la contagiosité du choléra et ceux qui pensent qu’il s’agit d’une maladie transmise par les vents et les conditions météorologiques, les Anglais commencent à lever le système des quarantaines au cours des années 1840 et aboutissent au milieu des années 1860 à la mise en place de ce que l’on appelle l’english system ou la néoquarantaine : chaque bateau est accueilli dans son port de destination mais une visite médicale immédiate à bord décide des personnes qui, malades, sont directement envoyées vers les fever hospitals, et de ceux qui pourront descendre librement à terre tout en donnant aux autorités l’adresse à laquelle ils seront visibles pendant une petite semaine. C’est ce système de contrôle des épidémies qui a prévalu à la fin du XIXe siècle, au XXe et au début du XXIe, jusqu’à la crise pandémique actuelle.
De telles mesures ont-elles été pérennisées dans le temps ?
Le système de contrôle de l’état sanitaire des bateaux arrivés du Levant est resté en place pendant près de quatre siècles (1450-1725 et même jusqu’au début du XIXe). Les dispositions pouvaient être immédiatement durcies dès qu’un bateau était suspect. En fait, depuis cette époque, les hommes tentent d’identifier le plus tôt possible l’existence de toute nouvelle épidémie afin de s’en protéger par l’isolement volontaire. A la fin du XIXe siècle, c’est ainsi que les immigrants à New York sont testés pour savoir s’ils abritent des germes du choléra (il s’agissait de la principale pandémie de l’époque).
Y a-t-il une politique de crise sanitaire qui se dessine au fil du temps ?
On a longtemps opté pour la rupture des relations internationales, voire au sein du même pays. Puis, lorsque le mouvement hygiéniste montre clairement au long du XIXe siècle que certaines épidémies autochtones peuvent aussi faire des ravages (variole, rougeole, typhoïde, diphtérie, scarlatine, tuberculose), des mesures de contrôle de ces épidémies-endémies se mettent en place : on traque les cas grâce aux casiers sanitaires de villes de plus en plus nombreuses dès 1880 (Le Havre, Nancy, Amiens, Grenoble, Bordeaux, Paris…) qui relèvent le nom et l’adresse de chaque cas et de chaque décès, documenté avec la cause de la mort. L’objectif est de repérer par la cartographie les concentrations de décès (nos «clusters») et de prendre les mesures adéquates : s’il s’agit de variole, lancement d’une campagne de vaccination dans tout le quartier (l’obligation légale en France ne date que de 1902), et s’il s’agit de typhoïde, lancement de travaux de voirie afin de savoir où les égouts nuisent et contaminent le réseau d’eau potable.
En quoi la gestion d’une crise sanitaire influence-elle la façon de gouverner ?
Le moment de crise sanitaire est celui de l’exacerbation de la biopolitique, du biopouvoir et de la discipline des corps chers à Michel Foucault. Il y a toujours tension entre maintien des libertés individuelles et maintien de la sécurité sanitaire collective, il y a aussi tension entre poursuite de la vie économique et sociale et sécurité sanitaire. On peut dire que la lutte contre les grandes épidémies successives est allée de pair avec un contrôle de plus en plus sophistiqué des individus : l’empêchement de leurs déplacements, le respect de règles nombreuses, l’obligation de vaccination, l’obligation de se soumettre à des contrôles médicaux, le suivi de vos déplacements, casiers sanitaires et traçage de vos lieux et cause de décès ou, récemment en Corée du Sud, l’utilisation des smartphones pour que votre statut individuel face à la maladie soit connu de tous et que vous connaissiez aussi celui des autres, bien sûr. Dans ce procédé, les données personnelles ne vous appartiennent plus. Dans ce cas, le salut et l’intérêt collectif passent désormais avant les destins individuels.
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