« C’est montrer beaucoup d’arrogance que de faire croire que l’on peut reprendre le contrôle de la situation en desserrant l’étau du confinement », explique Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde ».
Stéphane Lauer Publié le 13 avril 2020
Chronique. Et si le remède était pire que le mal ? Et si ce confinement, qu’on nous intime de respecter pour sauver des centaines de milliers de vies, était excessif en provoquant l’une des pires crises économiques de l’histoire, aux conséquences humaines incommensurables ?
Passé l’état de sidération qu’a provoqué la pandémie de Covid-19, de plus en plus de voix s’élèvent pour qu’on remette au plus vite l’économie en marche. Dirigeants d’entreprise, économistes, éditorialistes, frustrés de regarder, impuissants, l’activité s’effondrer, commencent à faire entendre cette petite musique. C’est l’un des sujets que le président de la République, Emmanuel Macron, devra aborder dans son allocution, lundi 13 avril, alors que chacun s’interroge sur la durée pendant laquelle l’Etat va pouvoir tenir ainsi à bout de bras une bonne partie de l’économie.
« Etait-il raisonnable de mettre l’économie à terre pour finalement un nombre de morts pas beaucoup plus élevé qu’une épidémie de grippe saisonnière ? », me demandait il y a quelques jours un chef d’entreprise. Cette phrase, d’apparent bon sens, fait l’impasse sur plusieurs éléments essentiels.
L’impact sanitaire de la crise économique sera terrible
D’abord, le compteur du nombre de victimes continue à tourner. Ensuite, si la mortalité reste contenue, c’est justement parce que la plupart des Etats ont pris des mesures sans précédent pour endiguer la pandémie avec une efficacité encore insuffisante mais visible. Mettre à terre l’économie ou notre système hospitalier : c’est de toute façon une prise de risque inédite.
Qui aujourd’hui est prêt à assumer le coût humain de la grippe espagnole de 1918, dans une société qui n’a plus le même rapport à la mort et au sacrifice ?
On a bien vu que les adeptes de l’immunité collective, consistant à laisser le virus se diffuser pour qu’une grande partie de la population soit infectée et, pour ceux qui n’en meurent pas, développent des anticorps, ont été obligés de battre en retraite face aux projections alarmantes de décès qu’une telle stratégie provoquerait. Qui aujourd’hui est prêt à assumer le coût humain de la grippe espagnole de 1918, dans une société qui n’a plus le même rapport à la mort et au sacrifice ?
L’impact sanitaire de la crise économique sera également terrible. Une étude britannique parue dans la revue scientifique The Lancet en 2016 affirmait que la hausse du chômage et les coupes budgétaires dans le domaine de la santé dans la foulée de la crise de 2008 auraient contribué à une surmortalité par cancer de plus de 500 000 personnes dans le monde.
Si les auteurs reconnaissent qu’il s’agit d’une « corrélation chronologique », tout en restant prudents sur le lien de cause à effet, d’autres études avaient déjà montré l’impact de l’activité économique sur la santé.
Le chômage serait ainsi à l’origine de quelque 45 000 suicides chaque année dans 63 pays, selon une étude publiée dans The Lancet Psychiatry. Une autre étude menée par l’Inserm avait mis en évidence une « surmortalité très importante » chez les chômeurs, presque trois fois supérieure à celle des personnes en activité. Le chômage a notamment « des effets majeurs sur la survenue d’accidents cardiovasculaires et de pathologies chroniques », concluaient les chercheurs.
Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un virus dont, quatre mois après son apparition, nous savons à la fois beaucoup et peu de choses
Maintenant, sommes-nous en situation de sortir du confinement en fonction de critères économiques ? Sans doute doit-on optimiser son efficacité, sans doute faut-il être extrêmement vigilant sur la stratégie de sortie de crise, mais la caractéristique de celle-ci, c’est que ce n’est pas l’économie qui décide, c’est le virus. « It’s the virus, stupid ! », pourrait-on dire en paraphrasant la célèbre formule de James Carville, l’ex-conseiller de Bill Clinton, utilisée lors de la campagne présidentielle américaine de 1992, « It’s the economy, stupid ! », (« c’est l’économie qui compte, imbécile ! »).
Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un virus dont, quatre mois après son apparition, nous savons à la fois beaucoup et peu de choses. Certes, les chercheurs ont identifié ses caractéristiques en un temps record : quelques semaines ont suffi là où il avait fallu des années pour commencer à comprendre le VIH. Mais il ne se passe pas une semaine sans que l’on ne découvre de nouveaux aspects de la maladie et que de nouvelles interrogations ne surgissent sur sa diffusion. Le fait que les autorités sud-coréennes viennent d’émettre l’hypothèse que des malades guéris pourraient à nouveau contracter la maladie n’est pas la nouvelle la plus rassurante du moment.
Le Japon, Singapour ou Hongkong, qui croyaient avoir jugulé la pandémie, se trouvent obligés de prendre des mesures drastiques parce que le nombre de cas augmente à nouveau ; sans parler des infinies précautions que prend la Chine pour procéder au déconfinement. Bref, nous ne sommes plus tout à fait maîtres de notre destin tant qu’un vaccin n’aura pas été mis au point.
L’espoir d’un rebond rapide tient de la méthode Coué
D’ici là, le virus va planer sur l’économie, empêchant un retour à la normale à court terme. « Tout niveau de relâchement (progressif) du confinement entraînera inévitablement une augmentation correspondante des nouveaux cas », prévient une note interne de la Commission européenne révélée par l’agence Bloomberg.
Une conclusion partagée par le patron de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus : « Lever les restrictions trop rapidement pourrait entraîner une résurgence mortelle » de la pandémie avec une rechute de l’économie qui serait encore plus dévastatrice. La fameuse reprise en « V » que certains appelaient de leurs vœux, c’est-à-dire un rebond rapide après l’effondrement, tient déjà de la méthode Coué.
C’est montrer beaucoup d’arrogance que de faire croire que l’on peut reprendre le contrôle de la situation en desserrant l’étau du confinement, quitte à avoir une augmentation temporaire de la mortalité. Nos sociétés modernes, qui ont mis l’économie et l’efficacité au moindre coût au centre de leur mode de fonctionnement, n’ont pas hésité à traiter avec une coupable légèreté le risque épidémique. Il est bien temps de se préoccuper des dommages que cela va causer à l’activité.
« Les historiens du prochain millénaire trouveront peut-être que la plus grande erreur du XXe siècle était la croyance que les maladies infectieuses étaient sur le point d’être éliminées. La complaisance qui en résulte a en fait accru la menace », indiquait dès 1998 un rapport du département américain de la défense, cité par Frank M. Snowden dans son livre Epidemics and Society : From the Black Death to the Present (Yale University Press, 2019).
La chaîne américaine ABC News vient de révéler l’existence d’un rapport des services secrets américains, qui alertait dès la fin novembre 2019 sur l’apparition d’un virus en Chine qui pouvait constituer un « événement cataclysmique ». Le document aurait été diffusé au Pentagone et à la Maison Blanche sans que ni l’un ni l’autre n’y donnent suite. C’est peut-être à ce moment-là qu’il aurait fallu se préoccuper des conséquences d’un confinement généralisé.
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