Avec #RèglesNonDites, « Le Monde » consacre cette semaine une série d’articles à la précarité menstruelle, sujet encore tabou mais de plus en plus politique.
#RèglesNonDites. C’est Inès, 16 ans, issue d’un foyer très modeste, qui a eu ses premières règles à 11 ans et se « débrouillait comme elle pouvait » au collège : « Des mouchoirs, du papier toilette, de l’essuie-tout, du coton. » Ou encore Juliette (le prénom a été modifié), étudiante de 20 ans, qui s’interroge : « C’est peut-être 15 euros par mois, mais entre 15 euros de serviettes et 15 euros pour trois repas, le choix est vite fait. »
Ces témoignages, recueillis par la rédaction du Monde, illustrent un phénomène qui émerge dans le débat public : la précarité menstruelle. Soit la difficulté que rencontrent de nombreuses femmes au cours de leur vie pour se procurer des protections hygiéniques. Un sujet mis en lumière dès 2015 par des collectifs féministes, qui avaient alerté sur la « taxe tampon » et obtenu que le taux de TVA sur ces produits soit abaissé de 20 % à 5,5 %.
Enjeu économique, combat féministe, la précarité menstruelle est inscrite depuis peu à l’agenda politique. Mardi 28 mai, à l’occasion de la Journée mondiale de l’hygiène menstruelle, la secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a confié une mission à Patricia Schillinger, sénatrice La République en marche (LRM) du Haut-Rhin. « Je lui ai demandé de me présenter des pistes de travail, notamment sur l’expérimentation de la gratuité des protections périodiques dans certains lieux collectifs, à l’échelle d’un territoire dans un premier temps. »
Sans-domicile-fixe, travailleuses pauvres, étudiantes, combien sont-elles, ces femmes pour qui le coût des règles est parfois insurmontable ? Peu d’études permettent d’appréhender l’étendue du phénomène. Selon une enquête de l’IFOP pour l’association Dons solidaires publiée en février, 1,7 million de femmesmanqueraient en France de protections hygiéniques ; 39 % des plus précaires ne disposeraient pas de tampons ou de serviettes en quantité suffisante. Et elles seraient plus d’une sur trois à ne pas changer suffisamment de protection.
« La facture peut grimper à 70 euros »
C’est le lot d’Axelle de Sousa, 30 ans. Sans domicile fixe depuis plus de deux ans, elle est à l’origine de #Paietesrègles, une pétition lancée en octobre 2018 en faveur de l’accès à des protections gratuites pour les personnes en difficulté financière.
« J’ai un flux très important, ça me coûte minimum 10 euros par mois. Quand je souffre de ménorragie [règles anormalement longues et particulièrement abondantes], la facture peut grimper à 70 euros, médicaments inclus, détaille-t-elle. C’est un calcul dans le budget : quand j’ai mes règles, je dois choisir entre manger ou rester “propre”. »
Dans la rue, elles sont nombreuses à recourir au système D en utilisant des protections de fortune. « On prend le risque de choper une infection par manque d’hygiène et on s’expose au syndrome du choc toxique en gardant un tampon trop longtemps », déplore Axelle de Sousa.
« On a individualisé la prise en charge de ce coût sous prétexte qu’il s’agit de l’intimité des femmes. Mais le Viagra est remboursé par la Sécu ! », s’insurge Elise Thiébaut.
Pour Elise Thiébaut, auteure du livre Ceci est mon sang : petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font (La Découverte, 2017), la précarité menstruelle dépasse largement le cadre financier et illustre « le symptôme de l’absence de prise en considération des femmes de manière générale, et de leur santé en particulier ». « On a individualisé la prise en charge de ce coût sous prétexte qu’il s’agit de l’intimité des femmes. Mais, dans le cadre d’un cancer de la prostate, le Viagra est remboursé par la Sécu, alors que les traitements contre la sécheresse vaginale ne le sont pas par exemple, s’insurge-t-elle. Et contrairement aux préservatifs, les tampons et les serviettes sont absents des lieux publics ».
Mme Schiappa y voit, elle aussi, l’incarnation d’un impensé collectif lié au corps féminin : « Il n’est pas normal qu’aujourd’hui encore des jeunes filles aient peur d’aller au tableau parce qu’elles ont leurs règles, ou d’entendre encore des ricanements dans les rangs des politiques quand on aborde ces sujets sous l’angle des politiques publiques. »
Les premières pistes de Patricia Schillinger seront remises à la secrétaire d’Etat à la mi-juillet, le temps de rencontrer les représentants des collectivités territoriales, des associations, mais aussi les fabricants de protections hygiéniques, et d’évaluer la faisabilité d’une distribution.
« La précarité menstruelle a de nombreux visages, elle touche les femmes les plus précaires, à la rue, celles qui sont en prison, mais aussi de nombreuses jeunes filles dès l’école primaire ou le collège », fait valoir la sénatrice. C’est ce que relève aussi Bénédicte Taurine, députée (La France insoumise) de l’Ariège nommée corapporteuse avec Laëtitia Romeiro Dias, députée (LRM) de l’Essonne, d’une mission d’information parlementaire sur les menstruations, tout juste lancée au sein de la délégation aux droits des femmes. Elle consacrera une partie de ses auditions à la précarité menstruelle.
Un « effet #metoo »
La multiplication d’initiatives locales montre que les choses commencent à bouger. A Grenoble, une collecte organisée début juin a par exemple permis de réunir 1 300 dons en six jours. Un prélude à la mise en place, dès 2020, d’un système de collecte et de redistribution gratuit de protections périodiques dans la ville. A Paris, à la rentrée prochaine, la mairie du 10e arrondissement expérimentera la mise à disposition gratuite de protections bio dans les toilettes de six collèges sur dix. Une action pédagogique sera menée en parallèle par les infirmières scolaires.
Pour la maire (PS) de l’arrondissement, Alexandra Cordebard, sensibilisée à la problématique par les animatrices de la newsletter féministe Les Glorieuses, c’est « une manière de desserrer la difficulté et de désinvisibiliser le phénomène ». « Les problèmes que rencontrent les jeunes filles aujourd’hui sont les mêmes que ceux qu’on rencontrait hier. C’est nécessaire de lutter contre la méconnaissance du sujet en sensibilisant les jeunes filles et les garçons », souligne-t-elle.
Dans l’enseignement supérieur, l’université de Lille fait figure de pionnière. Alertée par les épiceries solidaires installées dans son enceinte, qui relayaient une forte demande en produits hygiéniques, la direction a organisé, en janvier, une semaine de distribution de protections, proposant au choix des serviettes ou une coupe menstruelle. « Les étudiantes étaient ravies, et ça a libéré la parole sur ce sujet », confie Sandrine Rousseau, vice-présidente de l’université, qui voit là un « effet #metoo ».
A la rentrée, l’université a prévu d’installer des distributeurs dans plusieurs toilettes, ainsi que d’autres opérations. L’initiative a même sensibilisé au-delà de son enceinte, certains restaurateurs alentour ayant décidé de proposer des protections hygiéniques dans leurs toilettes, se réjouit Sandrine Rousseau.
« Au-delà de la précarité, il est arrivé à toutes les femmes d’être en difficulté parce qu’elles ont des règles qui arrivent plus tôt que prévu, ou avec une abondance particulière. Etre une femme, c’est avoir ses règles, il faut en finir avec ce tabou. » A l’image de l’Ecosse, suggère-t-elle, le premier pays à avoir mis en place une distribution gratuite dans toutes ses universités.
#RèglesNonDites, le projet
France, Kenya, Inde, Suède, Corée du Sud, Allemagne ou Burkina Faso. Dans une série de reportages, nous avons voulu montrer comment la précarité menstruelle touche les femmes les plus vulnérables dans le monde.
De quoi parle-t-on, combien de femmes sont concernées, quelles politiques publiques sont mises en place alors que ce sujet est depuis peu inscrit à l’agenda politique en France ?
Les règles restent un sujet dont on parle peu dans la sphère publique. Or, mettre des mots sur un tabou permet de réduire les risques, potentiellement dévastateurs, liés à l’ignorance et aux fantasmes.
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