#RèglesNonDites. Dans les campagnes indiennes, comme dans le Marathwada, région agricole du cœur du pays, les femmes sont très exposées au cancer du col de l’utérus.
Par Guillaume Delacroix Publié le 2 juillet 2019
#RèglesNonDites. Les murs de l’atelier ont été peints en bleu turquoise, donnant une impression de fraîcheur bienvenue. On est à Pardhewadi, un village desservi par une piste poussiéreuse du Marathwada, région agricole au cœur du sous-continent, frappée depuis cinq ans par une sécheresse dévastatrice. Dehors, le paysage d’une morne platitude brûle sous le soleil d’été, qui a démarré il y a trois mois en Inde. A l’ombre des flamboyants rouge sang, le thermomètre indique 47 °C.
Dans le bâtiment, une trentaine de jeunes femmes s’affairent autour de machines pour fabriquer des serviettes hygiéniques à la chaîne : elles découpent, stérilisent, pressent, scellent, emballent 5 000 serviettes par jour, conditionnées par paquets de six vendus 30 roupies (38 centimes d’euro).
« Dans nos campagnes, les femmes ignorent les principes élémentaires de la toilette intime parce qu’elles sont très majoritairement illettrées, mais aussi parce qu’on manque terriblement d’eau », déplore Chaya Kakade, qui dirige l’atelier pour le compte de l’Association pour le développement des villages isolés. Cette femme de 41 ans, au caractère bien trempé, s’est lancée il y a quatre ans dans la fabrication de protections.
« Quand j’ai démarré en 2015, tout le monde m’a prise pour une folle. Les hommes m’accusaient de pervertir leurs femmes et leurs filles avec mes idées modernes. Ils pensaient que je les attirais pour leur faire faire des choses illégales. J’ai reçu des menaces et on m’a coupé le courant plusieurs fois pour empêcher mes machines de tourner. »
Des hystérectomies contre l’absentéisme
En Inde, les règles demeurent un sujet tabou. Selon une étude du ministère de la santé publiée en 2017, seules 58 % des Indiennes âgées de 15 à 24 ans ont une hygiène appropriée à leur cycle menstruel. Parmi elles, 42 % connaissent l’existence des serviettes hygiéniques, alors que 62 % avouent se débrouiller avec les vêtements qui leur tombent sous la main.
Une ignorance qui a des conséquences concrètes en termes de santé publique. Alors que près de 123 000 cas de cancer du col de l’utérus sont diagnostiqués chaque année dans le pays, une enquête nationale publiée en février dans l’Indian Journal of Medical Research montre que la maladie « recule dans les villes, mais pas dans les campagnes ».
Si les papillomavirus humains déclenchent plus facilement des infections dégénérant en tumeurs dans les pays comme l’Inde, c’est, d’après cette enquête, parce que les filles se marient très jeunes, ont des grossesses multiples et, souvent par ignorance, ne pratiquent aucune toilette intime. Une réalité plus vraie encore dans les campagnes.
Dans le Marathwada, un récent scandale est venu s’ajouter à cette situation. Après avoir entendu dire que 4 500 femmes avaient subi une ablation de l’utérus ces trois dernières années dans le district de Bid, voisin de Pardhewadi, le gouvernement de l’Etat du Maharashtra a diligenté deux enquêtes de terrain en 2018. Révélés en avril, les résultats ont horrifié la population.
Il s’avère que 36 % des Indiennes travaillant dans les plantations de canne à sucre subissent une hystérectomie, alors que la moyenne dans le pays s’établit à 3,2 %. C’est, semble-t-il, le résultat de la pression exercée par les propriétaires terriens cherchant, ni plus ni moins, à éliminer l’absentéisme de leurs ouvrières agricoles quand elles ont leurs règles. Ces employeurs auraient bénéficié de la complicité de médecins au bistouri facile. La justice vient d’être saisie.
Quand elle entend ces chiffres, Chaya Kakade en a les cheveux qui se dressent sur la tête. C’est pour lutter contre ces fléaux, éduquer les femmes et leur permettre d’avoir accès à des produits fiables qu’elle a mis sur pied son atelier.
Ses ouvrières, âgées de 18 à 35 ans, sont les premières à constater que leur vie a été transformée depuis qu’elles ont commencé à travailler. « Je gagne un peu de sous mais j’ai surtout l’impression de rendre service à mes amies et mes voisines, raconte Reshma Dattu Survase, une jeune mère de famille qui vient d’avoir 21 ans. Comme elles, je n’avais jamais entendu parler des serviettes hygiéniques. Et comme elles, j’utilisais des vêtements ou des bouts de tissus quand j’avais mes règles. »
« Parler aux femmes »
Aujourd’hui, 250 femmes formées par l’association de Chaya Kakade ratissent le terrain, parfois accompagnées de gynécologues, pour faire de la prévention dans les gares, les dispensaires, les pharmacies, les écoles…
« Il faut aller parler aux femmes, explique-t-elle, leur expliquer les risques auxquels elles s’exposent, leur apprendre les principes de base d’une bonne hygiène de vie, à commencer par le port de sous-vêtements, encore très rare chez nous. » Les écoles sont une cible prioritaire, car d’ordinaire les adolescentes pubères restent à la maison pendant leurs règles et manquent les cours durant cinq jours en moyenne.
Au sol de l’atelier de Pardhewadi, de grands sacs de jute renferment les paillettes de coton achetées à un négociant de Bombay, la capitale commerciale de l’Inde, distante d’un peu plus de 500 km. Dans un coin, des boîtes en carton attendent d’être expédiées dans les villages alentour. « Pour la partie absorbante, nous utilisons de la cellulose issue de pulpe de bois que nous nous procurons en Malaisie. Pour l’enveloppe, nous prenons du coton local, bio exclusivement », souligne Chaya Kakade.
Malgré son toit de tôle, son atelier offre des conditions de travail relativement confortables, comme les neuf autres ateliers du même type essaimés par l’association dans toute la région. La militante se dit aujourd’hui satisfaite : d’après les calculs de l’association, les serviettes bio sont utilisées par environ 150 000 femmes dans une trentaine de districts, de Latur à Aurangabad, en passant par Pune et Bombay.
Un logiciel qui enregistre les cycles menstruels
Autour de Pardhewadi, Chaya Kakade va jusqu’à utiliser un logiciel qui référence les femmes de la région volontaires, en enregistrant les dates de leurs cycles de façon à leur fournir gratuitement les serviettes hygiéniques au moment opportun. Des distributions financées grâce à des dons privés en provenance des Etats-Unis et de Dubaï.
Prochaine étape : installer des distributeurs dans les écoles et les lieux publics, ainsi que des incinérateurs, dont un prototype est actuellement à l’essai dans l’atelier de Pardhewadi.
Chaya Kakade revendique sa fibre écolo et ne veut pas voir les serviettes usagées finir dans la nature. Elle a été sensibilisée à ces questions par Arunachalam Muruganantham, un entrepreneur de Coimbatore, l’une des principales villes du Tamil Nadu, connu pour être l’inventeur de la serviette hygiénique low cost. C’est lui qui a inspiré Les Règles de notre liberté, le documentaire de la réalisatrice américano-iranienne Rayka Zehtabchi. L’histoire d’un groupe de femmes d’un village de l’Uttar Pradesh, dans la vallée du Gange, qui surmontent le tabou des règles en se mettant à fabriquer elles-mêmes des serviettes hygiéniques bio à petits prix. En février, à Los Angeles, le film a reçu l’Oscar du meilleur court documentaire.
#RèglesNonDites, le projet
France, Kenya, Inde, Suède, Corée du Sud, Allemagne ou Burkina Faso. Dans une série de reportages, nous avons voulu montrer comment la précarité menstruelle touche les femmes les plus vulnérables dans le monde.
De quoi parle-t-on, combien de femmes sont concernées, quelles politiques publiques sont mises en place alors que ce sujet est depuis peu inscrit à l’agenda politique en France ?
Les règles restent un sujet dont on parle peu dans la sphère publique. Or, mettre des mots sur un tabou permet de réduire les risques, potentiellement dévastateurs, liés à l’ignorance et aux fantasmes.
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