Depuis plus de dix ans, 140 féminicides sont commis en moyenne chaque année en France. En 2019, 74 femmes ont déjà été tuées. Le compteur tenu par des militantes féministes a participé à rendre visible le phénomène et son augmentation.
C’est un chiffre qui a été ignoré. Et pourtant, depuis une vingtaine d’années, la société française est confrontée aux campagnes de prévention sur la violence conjugale, aux affiches placardées dans les salles d’attente des hôpitaux et des commissariats, ces visages couverts de bleus, cette phrase répétée en boucle dans les spots télévisés : « Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. » Jusqu’à laisser penser que cette moyenne de 140 féminicides chaque année depuis dix ans est le seuil résiduel de violence d’une société pacifiée, qu’il s’agit de meurtres spectaculaires cantonnés aux faits divers et aux entrefilets de la presse quotidienne régionale.
Aujourd’hui, on commence à le savoir : la rupture est le facteur déclenchant de l’homicide conjugal. Depuis l’émergence du mouvement #metoo et du hashtag #balancetonporc fin 2017, le fait que des femmes meurent pour avoir voulu quitter leur compagnon est devenu un problème de société, d’autant plus puissant qu’il s’aggrave cette année.
La comptabilisation effectuée par des militantes féministes, publiée sur la page Facebook Féminicides par compagnon ou ex, a participé à rendre visible le phénomène et son augmentation. Sur les six premiers mois de 2018, 64 femmes avaient été tuées par leur compagnon. La jeune femme de 30 ans tuée à coups de marteau à Vaulx-en-Velin dans la nuit du mercredi 26 au jeudi 27 juin serait la 73evictime sur la même période en 2019 [NDLR: depuis la parution de notre article, une 74e victime a été comptabilisée le 5 juillet à Perpignan]. Cet écart d’environ dix meurtres supplémentaires d’une année à l’autre se constate depuis cet hiver et ne s’est pas résorbé. Il faudra attendre l’automne et l’étude annuelle de la délégation aux victimes du ministère de l’Intérieur pour obtenir les chiffres officiels de 2018
Si les féminicides augmentent, la mobilisation aussi. Samedi 6 juillet, un collectif de proches et de familles de victimes a appelé à un rassemblement place de la République, à Paris, à la suite d’une tribune publiée dans Le Parisien dimanche 30 juin, dans laquelle Emmanuel Macron est directement interpellé : « Nous demandons solennellement au président de la République d’être le premier homme politique français à mettre fin à ce massacre », écrivent l’oncle et l’amie de deux femmes assassinées en 2016 et 2019.
Car ces mauvais chiffres sont devenus politiques. Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes de François Hollande et actuelle sénatrice de l’Oise, a déclaré jeudi au Palais du Luxembourg : « Nous sommes dans une situation d’urgence humanitaire. Le gouvernement doit faire mieux que des comptes Twitter qui ne sauvent personne. C’est la fameuse grande cause nationale dont on ne voit pas bien les résultats. »
Budget trop faible
En effet, le 24 juin, Christophe Castaner et Marlène Schiappa ont fait grincer des dents les associations féministes : les deux ministres ont envoyé un communiqué de presse à toutes les rédactions annonçant : « Alors que trop de femmes meurent encore sous les coups de leur conjoint, en France en 2019, [ils] lancent un compte Twitter de sensibilisation intitulé @arretonsles. » Un compte Twitter présenté comme une grande mesure de prévention, alors que depuis le 25 novembre 2017 l’égalité femmes-hommes a été déclarée « grande cause nationale » du quinquennat sous les ors de l’Elysée.
Les Nations unies l’écrivent pourtant depuis 2016 dans leurs rapports : « Le féminicide est la forme la plus extrême de violence contre les femmes, et la plus grande manifestation de l’inégalité hommes-femmes. Quand les femmes sont tuées, c’est presque toujours dans le contexte de leurs relations intimes avec les hommes, et/ou le résultat de la violence sexuelle masculine. Ainsi, les meurtres de femmes sont structurellement différents des meurtres d’hommes, qui sont plus le résultat d’une violence d’homme à homme commise par des connaissances ou des étrangers. »
Nicole Belloubet, au ministère de la justice, l’a bien compris et multiplie les déclarations sur le sujet. Elle vient de demander la généralisation des bracelets électroniques d’éloignement : il s’agit, comme en Espagne, d’installer ces dispositifs géolocalisés aux chevilles des auteurs de violences, pour que leurs victimes soient alertées de leur proximité. Et de multiplier aussi l’attribution des « téléphones grave danger » (TGD), ces boîtiers qu’elles peuvent déclencher en cas de menace et qui contactent plus rapidement les forces de l’ordre. Ils ont montré leurs limites : en 2018, deux femmes ayant un TGD sont mortes. L’une n’a pas eu le temps de l’activer, l’autre a vu les gendarmes arriver trop tard.
Les bracelets, boîtiers et nouveaux aménagements légaux laissent certains magistrats sceptiques : « On n’a pas forcément besoin de nouveaux outils, ni de nouvelle loi prise sous le coup de l’émotion, mais tout simplement d’argent : tant que le ministère de la justice français aura un budget aussi faible, on ne pourra pas faire grand-chose », confie l’un d’eux. Un rapport de 2018, signé par plusieurs associations féministes et par le Conseil économique, social et environnemental, intitulé « Où est l’argent de la lutte contre les violences faites aux femmes ? », ne dit rien d’autre : alors que 506 millions d’euros seraient nécessaires chaque année pour accompagner les femmes victimes de violences conjugales, seuls 79 millions sont pour l’instant sur la table. L’Espagne, souvent citée comme le bon élève européen, dépense 200 millions d’euros chaque année dans la protection des femmes victimes.
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