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mardi 23 février 2021

Reportage Au lycée de Condé-sur-l’Escaut, le café sans filtre de l’assistante sociale

par Elsa Maudet, envoyée spéciale à Condé-sur-l'Escaut et photos Stéphane Dubromel. Hans Lucas publié le 22 février 2021

Dans cet établissement du Nord, Nathalie Honnis accueille les élèves en quête d’une oreille à qui confier leurs problèmes familiaux ou scolaires. Cette année, elle a constaté un afflux plus important, les quelque 1 800 lycéens devant à la fois composer avec la réforme du bac et l’angoisse liée à la crise sanitaire.

Nathalie Honnis a 15 ans quand apparaît le feuilleton télé Pause café. C’est la révélation. On est en 1981, Véronique Jannot incarne Joëlle Mazart, une jeune assistante sociale en lycée qui reçoit les élèves autour d’une tasse de café et noue avec eux une relation privilégiée. C’est décidé : quand elle sera grande, Nathalie Honnis sera Joëlle Mazart. Voilà plus de trente ans qu’elle tient parole, avec une énergie et une dévotion qui ne faiblissent pas. A chaque récréation, le ballet est le même. La sonnerie a à peine retenti que des ados surgissent dans son bureau, sis au fond du pôle médico-social de l’immense lycée polyvalent du Pays de Condé, à Condé-sur-l’Escaut (Nord). Ils se saluent, se charrient, s’installent sur les fauteuils rouges comme on se pose sur son canapé en rentrant chez soi. Ici, c’est un peu la maison. Ils viennent «au café». Et qu’importe si le café n’est plus servi depuis près d’un an, Covid oblige. L’important est surtout de se retrouver, de façon informelle et spontanée.

Nathalie Honnis voit ces moments comme «un outil de prévention primaire». Un moyen de briser la glace, de mettre les jeunes en confiance. «L’assistante sociale, ça fait peur. Franchir sa porte, ce n’est pas facile», reconnaît la dynamique blonde aux yeux bleus de 55 ans, qui s’est mise à offrir des tasses fumantes dès son premier poste, il y a trois décennies, en Seine-Saint-Denis. Dans l’esprit des gens, «il y a la psy qui voit les fous et moi qui place les enfants», constate-t-elle. «L’AS», ce serait celle qui a la lourde tâche de gérer«les cassos», cette expression qu’elle exècre. Il faut dire que son métier est méconnu. «Les assistantes sociales s’occupent des gens que la société ne veut pas voir, donc on ne veut pas les voir non plus»,analyse-t-elle sans aigreur.

Ni briseuse de foyer ni gestionnaire en chef des allocs, Nathalie Honnis a un but : «Faire en sorte que la scolarité des élèves se passe au mieux.» En luttant notamment contre le décrochage. Mais elle insiste : l’action ne peut fonctionner qu’en collectif. En étroite collaboration avec les infirmières de l’établissement, la Mission de lutte contre le décrochage scolaire, les CPE, la direction, les profs, mais aussi des acteurs extérieurs, notamment associatifs. «Le problème du décrochage est multifactoriel. Ça ne vient pas que de l’orientation, que du social ou que de la maladie», assure-t-elle. Agnès Haegman, sa collègue infirmière, abonde : «Les élèves ne se comportent pas pareil avec un prof, avec l’assistante sociale ou avec l’infirmière scolaire. Donc notre but, c’est de faire le tour de la personne.» D’où des réunions pluridisciplinaires régulières, un bon moyen de mutualiser les forces pour trouver des solutions.

«Sinon j’aurais passé trois ans tout seul»

Depuis près d’un an, l’atmosphère a changé. Le confinement, le retour masqué, le distanciel, la réforme du bac… Les ados sont à la peine. «Je n’ai pas envie de venir, de porter le masque toute la journée. On ne voit plus les visages, les émotions», regrette Sylvain, 16 ans, élève en première commerce. Les enseignements étant désormais «hybrides», il ne vient au lycée qu’une semaine sur deux et passe l’autre chez lui, sans vraiment réussir à bosser. «Depuis un an, ça fluctue : de temps en temps ça va, d’autres fois ça va moins. Je suis très expressive, j’aime bien le contact. La vie n’est pas comme avant et je suis sensible à ça. On n’en voit pas le bout, je me sens comme coincée dans la situation», confie la pétillante Mélodie, en première générale. Très bonne élève, d’une curiosité insatiable, elle a pourtant failli lâcher l’an dernier. C’est elle qui a parlé à Sylvain de Nathalie Honnis. Elle fréquentait le café, il l’a suivie. Puis l’adolescent est souvent venu voir l’assistante sociale en tête-à-tête. «Quand quelqu’un est sympa et à l’écoute, on a envie de se confier. C’est vraiment la confiance, ici. Ça m’a permis de me voir autrement, j’ai pu grandir», affirme-t-il.

Depuis janvier, Nathalie Honnis et sa collègue infirmière assurent voir davantage d’élèves défiler. Le bac, l’avenir : «Ils ne se projettent pas, ils sont hyper inquiets», note l’assistante sociale. Comment s’imaginer un futur quand les étudiants sont en souffrance, l’économie en berne ? La tentation est grande de s’inscrire dans l’université ou le BTS le plus proche, qu’importent la filière et les débouchés, puisque les cours en visio leur pendent au nez. Autant rester chez papa-maman. 63 % des élèves du lycée du Pays de Condé, classé «zone sensible», vivent sous le seuil de pauvreté, alors pas question de s’amuser à payer une chambre d’étudiant pour rien.

Dans ce flou inquiétant, le café de Nathalie Honnis fait figure de repère rassurant. «Avec le confinement, j’ai été coupée socialement d’un coup, dit Lénaïc, élève de terminale. Alors quand on a des heures de trou, on vient, on discute… Ça fait du bien de parler.» A une adulte ouverte et soutenante, mais aussi à d’autres élèves qu’il n’aurait pas l’occasion de côtoyer en temps normal. Les classes et les âges se brassent et se découvrent. «J’ai parlé à beaucoup de personnes ici, ça m’a fait prendre de l’assurance», se félicite Sylvain. Une fois, un élève a dit à Nathalie Honnis : «Heureusement que j’ai su qu’il y avait un café, sinon j’aurais passé trois ans tout seul.»

La quinqua est une enfant du pays. Elle a grandi à deux pas de là, à Bruay-sur-l’Escaut, fille d’instit dans un milieu d’enfants de mineurs. «Mes deux parents travaillaient, mes copines n’avaient pas les mêmes avantages financiers que moi, se remémore-t-elle. Je n’ai jamais supporté que les gens n’aient pas autant que moi.» En trente-deux ans de carrière, dont la moitié en Seine-Saint-Denis, elle en a vu passer, des ados. Des fugueurs, des filles qui souhaitaient avorter, des garçons qui peinaient à accepter leur homosexualité… Depuis peu, des jeunes qui ne se sentent pas en phase avec le genre qui leur est assigné à la naissance. D’autres en galère de stage ou de petit boulot. Dans la même journée, elle s’est occupée d’une fille ayant dû décrocher son père pendu, puis d’un garçon dont le chien venait de mourir, le second extériorisant bien plus sa douleur.«Quand un parent meurt, j’envoie toujours un courrier de condoléances au nom de l’équipe et je dis que je me tiens à disposition», explique Nathalie Honnis. Elle garde le souvenir vif de cette élève de cinquième à qui elle a dû annoncer que sa mère s’était immolée par le feu. Ou de cette autre qui voulait souvent mourir le vendredi soir et glissait son testament sous sa porte.«Quand on dit que c’est un métier difficile, je dis que c’est la vie des gens qui est difficile ; moi je l’ai choisi», philosophe-t-elle.

Ces dernières semaines, des assistants sociaux scolaires ont rejoint leurs collègues de l’Education nationale dans les cortèges pour dénoncer le manque de moyens. Alors que les situations économiques des familles se dégradent, ces professionnels de l’ombre appellent à une vraie prise en compte de leur rôle, plus utile que jamais. Ils ne sont que 2 500 dans le pays, pour plus de 12 millions d’élèves. Nathalie Honnis a la chance d’être à temps plein sur un établissement, mais elle est seule pour 1 800 élèves. «Bien sûr qu’il faudrait une deuxième AS, lâche-t-elle. Une collègue a trois bahuts. Comment voulez-vous bosser ? Ce n’est pas possible.» Elle-même a déjà dû se dédoubler sur deux établissements. Au lycée du Pays de Condé, elle doit prioriser, gérer les situations qui lui semblent les plus urgentes, les plus délicates. En sachant qu’elle en laisse nécessairement de côté. «Si une personne vient et trouve porte close parce que Nathalie est déjà en rendez-vous, elle ne reviendra pas forcément», souligne Ingrid Capouilliet, une des proviseurs adjoints.

Le constat n’est guère plus encourageant de l’autre côté du couloir, à l’infirmerie. «Une infirmière contractuelle démarre à 1 200 euros. Je suis restée plusieurs mois seule parce que personne ne voulait prendre le poste, déplore Agnès Haegman. On ne fait pas l’aumône, c’est un métier.» Un métier qu’on ne peut résumer à de la «bobologie» ou à ce pathétique souvenir d’alcool de menthe sur un carré de sucre. Infirmières et AS scolaires œuvrent main dans la main pour monter des projets pédagogiques d’ampleur, contre les maltraitances, le harcèlement ou la précarité menstruelle, en faveur de l’égalité filles-garçons, sur le consentement… Des projets mis en pause ces derniers temps, mais que l’équipe espère relancer au plus vite. Une nouvelle les réjouit déjà : au retour des vacances d’hiver, le 8 mars dans l’académie de Lille, tout le lycée reprendra à 100 % en présentiel. De quoi, espèrent-elles, redonner l’envie à pas mal d’ados.


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