par Marie Piquemal et illustration Jérémy Perrodeau publié le 26 février 2021
A la tête de l’association ATD Quart Monde, Isabelle Bouyer dénonce le «choix politique assumé» de gérer la pauvreté plutôt que de la combattre, et plaide pour l’instauration d’un revenu convenable d’existence pour tous.
Isabelle Bouyer, déléguée nationale d’ATD Quart Monde, le crie sur tous les toits : il existe des solutions pour sortir de la pauvreté. Et pas simplement pour la «panser».
Lors d’une récente audition au Sénat, vous avez parlé de crise humanitaire, ce sont des termes forts…
L’explosion de la pauvreté, ce n’est pas une inquiétude. C’est là, c’est une réalité, objectivement quantifiable. Aujourd’hui, en France, 300 000 personnes sont à la rue. S’ajoute la pauvreté invisible : deux millions de personnes vivent avec moins de 40 % du revenu médian (soit 660 euros par personne et par mois), dans la grande pauvreté. Alors, oui, le terme de crise humanitaire décrit une réalité.
Le gouvernement actuel prend-il la mesure de cette crise ?
Il connaît la situation. Avec les autres associations, nous sommes auditionnés quasi toutes les semaines depuis le début de la crise. L’équipe au pouvoir sait parfaitement la gravité de ce qui se passe : ces personnes à la rue, ces familles qui crèvent de faim. Emmanuel Macron sait tout ça. Quand on dénonce l’expulsion de 300 personnes d’un squat, dont 110 enfants à Bordeaux, sans solution de relogement, devant cinq ministres et Jean Castex, il ne se passe rien. Aucune réaction. Cela me scandalise. Depuis cet été, le gouvernement enchaîne les réunions pour organiser l’aide alimentaire, qu’on institutionnalise. Mais comment peut-on considérer que cela puisse être la solution ? Comment peut-on se dire que dans un pays riche comme le nôtre, on se contente de «gérer» la pauvreté, plutôt que de vouloir la combattre ? On panse, c’est tout. C’est un choix politique assumé.
Que proposez-vous ?
Il faut un revenu convenable d’existence pour tous, dès 18 ans. Emmanuel Macron est convaincu que le RSA n’incite pas au retour à l’emploi. C’est un postulat qui ne repose sur rien ! La Prix Nobel d’économie Esther Duflo l’a dit, répété, étayé. Mais le Président ne veut pas entendre. C’est pour cette raison que je parle de choix politique assumé. On décide délibérément de faire persister dans la pauvreté une partie de la population en la culpabilisant. Sans tenir compte une seconde de ce que cela implique d’assigner des gens à l’aide alimentaire. Les gouvernants n’imaginent pas la honte et l’humiliation. Ni ce stress permanent de ne pas savoir si on va arriver à manger, à payer son loyer. Cette peur qui assaille et qui empêche tout. Donner un revenu convenable d’existence, c’est permettre à ces personnes de vivre et non pas survivre. Les libérer de ce poids pour qu’elles puissent avoir l’énergie par exemple de suivre une formation qualifiante pour trouver un emploi. Et enfin sortir de la pauvreté.
Vous parlez de 860 euros pour un «revenu décent». Le choix de Macron n’est-il pas économique surtout ?
Non. Ce n’est qu’une question de choix. L’Etat distribue beaucoup d’argent pour «gérer la pauvreté». En soutenant les associations pour l’aide alimentaire, en finançant les structures d’hébergement d’urgence, les nuitées d’hôtel… Pourquoi ne pas utiliser l’argent autrement ? Pour construire des logements pérennes accessibles aux plus pauvres, par exemple. Sortir les gens de la pauvreté, c’est aussi des «coûts évités» pour la société : les dépenses de santé, qui sont colossales quand on vit dans la précarité. Les placements d’enfant que l’on évite quand on donne les moyens aux parents de joindre les deux bouts… On peut sortir de la pauvreté, même si on y est depuis longtemps. A ATD, on lance des initiatives pour démontrer que des solutions existent. L’expérimentation territoire zéro chômeur de longue durée, par exemple. A Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), nous avons monté une entreprise solidaire qui embauche des salariés loin de l’emploi depuis longtemps. Chacun de nous a des compétences… On leur propose un CDI et des temps de travail choisis. Tous se remettent debout. Ça marche !
A condition de leur redonner confiance…
Il faut créer des postes pour «aller vers». Comme ceux que vous décrivez dans votre reportage à la SNCF. L’Etat doit donner les moyens aux structures publiques. Aux missions locales par exemple. L’engagement a été pris par l’Etat de proposer une formation pour tous les jeunes décrocheurs de 16 à 18 ans. Pour que ça marche, il faut des travailleurs sociaux pour aller vers les jeunes, leur tendre la main. On ne peut pas se contenter de recevoir ceux qui viennent jusqu’à la porte des missions locales. Il faut que les travailleurs sociaux aillent aussi vers ceux qui sont hors des radars, isolés chez eux. Aller à leur rencontre, avoir le temps de renouer les liens cassés, de rétablir la confiance. Je m’échine à répéter la nécessité d’associer les personnes concernées, les plus précaires, dans la construction des politiques publiques. Il faut penser avec eux.
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