par Elsa Maudet et photos Pablo Chignard
Alors qu’une nouvelle journée de grève de la profession se tient ce mercredi, et qu’elles doivent être entendues par le ministère de la Santé, «Libération» a partagé le quotidien multitâche et chargé d’une équipe de maïeuticiennes de Valence (Drôme), qui espèrent voir leurs compétences davantage reconnues.
Derrière son masque, on le perçoit à ses yeux, Carole Ettori a le sourire vissé aux lèvres. «Bonjour, je suis en colère !» lâche-t-elle, d’une voix enjouée, avant de démarrer ses consultations. C’est son boulot, juge-t-elle, d’être en forme, avenante, soutenante, alors elle joue le jeu. Mais sa réalité est tout autre. Elle enchaîne les rendez-vous et refuse de rogner sur ce temps dédié à ses patientes pour souffler. Résultat, un plat cuisiné vite avalé le midi et des heures supplémentaires non comptabilisées le soir afin de remplir la montagne de paperasse qu’on exige d’elle. Derrière son bureau, une petite affiche donne un indice sur son état d’esprit : «Halte au mépris de la santé des femmes et des sages-femmes».
Au gré des rencontres avec les professionnelles du centre hospitalier de Valence (Drôme), une phrase revient quasi-systématiquement : «Vous savez que 50% des sages-femmes veulent changer de métier ?» Un chiffre (en réalité, 55% ont déjà envisagé d’en changer, selon le Conseil de l’ordre) cité pour balayer tout doute : le problème est systémique, pas juste un petit coup de mou individuel et ponctuel. Pour la troisième fois depuis le début de l’année, les maïeuticiennes et maïeuticiens (les hommes représentent 2,8% de la profession) sont appelés, ce mercredi, à faire grève – même si les consultations sont maintenues – et une délégation doit s’entretenir, en visio, avec le ministère de la Santé. Leurs revendications : une reconnaissance de leur statut médical et des salaires à l’avenant.
Face à Carole Ettori, 36 ans, ce lundi matin, une jeune mère de deux enfants, enceinte du troisième, qui a développé du diabète gestationnel. Une femme turque, sans papiers ni emploi, auprès de qui la sage-femme va prendre le temps, avec bonhomie et pédagogie, de parler de ses antécédents médicaux comme de ses conditions de vie ou de son entourage familial et amical. Chez qui elle va déceler de réelles fragilités et qu’elle va faire en sorte d’intégrer dans le réseau de soins du Valentinois.
Maltraitance
Carole Ettori est sage-femme depuis onze ans, au service des consultations depuis deux. Impensable, pour elle, de retourner en salle de naissance. «Il y a des moments où on ne se sent pas forcément bientraitante», confie-t-elle. Elle garde le douloureux souvenir de cette parturiente venue pour un accouchement physiologique (naturel), et qui a subi une césarienne d’urgence, a fait une hémorragie et dont le bébé, mal en point, a été conduit en néonatalogie. Tout ce petit monde s’est finalement bien remis, mais la soignante a «eu l’impression qu’on était à deux doigts de perdre la mère et le bébé. Ça a été trop dur pour moi. On n’a pas pu être là, ni moi ni les autres. C’est une femme qui a accouché une heure trop tard», regrette encore la maïeuticienne. Une heure trop tard car Carole Ettori et ses collègues étaient occupées à gérer un autre accouchement.
En novembre, la sage-femme Anna Roy, figure récurrente de l’émission de télé la Maison des maternelles, avait déclaré publiquement avoir été maltraitante, non volontairement mais à cause de ses conditions d’exercice, et avait lancé une pétitionréclamant la présence d’une sage-femme par femme en salle d’accouchement ; pas juste un bout de professionnelle obligée de sauter d’une patiente en travail à une autre.
Elisa Etienne, elle, refuse le terme de maltraitance. «On n’est pas maltraitantes, on fait avec les moyens qu’on a, martèle cette praticienne de 40 ans, dont vingt de métier, membre de l’Organisation nationale syndicale des sages-femmes (ONSSF, majoritaire) et en première ligne dans la lutte pour la revalorisation du métier. Les violences obstétricales, c’est hyperviolent pour nous.»Elle aussi a choisi de quitter la salle de naissance, un lieu où «on enchaîne les actes, il n’y a plus de sens derrière». Elle se consacre à la coordination du suivi des femmes précaires entre la ville et l’hôpital. Comme nombre de professionnelles croisées à Valence, elle reste en poste parce qu’elle «ne sait faire que ça», et parce qu’elle a espoir que les choses bougent. En premier lieu : une reconnaissance de son statut de profession médicale. Dans le code de la santé publique, trois professions sont considérées comme médicales : médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes. Mais, à l’hôpital, les sages-femmes sont fonctionnaires, et non personnels hospitaliers, et ne bénéficient donc pas du même statut que les médecins et les dentistes. «Sage-femme, c’est un métier qui a le cul entre deux chaises», résume Anaïs Cognard, 35 ans, rencontrée aux urgences gynécologiques et obstétricales.
Médecin généraliste de la femme
Lors du Ségur de la santé, qui a débouché sur des revalorisations salariales des personnes travaillant à l’hôpital, les sages-femmes ont été traitées comme les professions non médicales et ont reçu 183 euros net mensuels supplémentaires, bien moins que leurs collègues médecins. Les maïeuticiennes font pourtant valoir leurs compétences médicales. D’abord parce qu’elles ont validé la première année de médecine et ensuite passé quatre ans à étudier la gynécologie et l’obstétrique. Ensuite parce que, contrairement aux paramédicaux, elles ont le droit de prescrire des médicaments. Enfin parce qu’en salle de naissance, elles sont autonomes et ne doivent faire appel aux gynécologues obstétriciens qu’en cas de souci.
«Il faut être réactives dès qu’on voit quelque chose d’anormal, faire des bilans sanguins, des tracés des rythmes cardiaques fœtaux. On gère des diabètes gestationnels, des dopplers, des amniocentèses, des interruptions médicales de grossesse, des prééclampsies…»
— Emilie Ponce, sage-femme
Lors de la délivrance, la phase finale de l’accouchement, par exemple, elles sont censées les appeler passé un délai de trente minutes, en théorie. «Parfois on appelle le médecin à vingt minutes, parfois à quarante-cinq, parce que c’est le sens clinique. On sait parce qu’on a passé quatre ans à ne faire que ça, défend Elisa Etienne.Quand je suis aux urgences, je sais poser un diagnostic. Quand je dis que je veux l’avis du neurologue ou du psychiatre, je sais que je le fais très bien ; on adresse toujours au bon moment, à bon escient.» Et d’insister : les infirmières – profession paramédicale – font ce qu’on leur demande de faire, les sages-femmes prennent leurs propres décisions.
«Il faut être réactives dès qu’on voit quelque chose d’anormal, faire des bilans sanguins, des tracés des rythmes cardiaques fœtaux. On gère des diabètes gestationnels, des dopplers, des amniocentèses, des interruptions médicales de grossesse, des prééclampsies», liste Emilie Ponce, qui travaille au service des grossesses pathologiques. Le rôle de la sage-femme est de s’occuper du suivi gynécologique ou de grossesse de femmes qui ne rencontrent pas de pépins de santé. «Comme le généraliste : il suit quand tout va pas trop mal et il va orienter en cas de besoin. On est comme le médecin généraliste de la femme», compare Carole Ettori. Reste que «pour détecter une pathologie, il faut la connaître», résume Elisa Etienne.
Burn-out
Depuis que les maternités voisines de Die et de Privas ont fermé, en 2017 et 2019, celle de Valence a récupéré le surplus d’activité. Elle gère 2 500 naissances par an. «Faire douze heures, pas bouffer, pas avoir le temps de pisser, ça ne me gêne pas si j’ai la satisfaction de faire correctement mon boulot», lâche Anaïs Cognard. Satisfaction qu’elle n’a pas lorsqu’elle est obligée de dire à une femme venue pour accoucher, qui s’était préparée à le faire à Valence, qu’elle doit changer d’établissement, faute de place. «Etre la sage-femme qui doit annoncer ça, c’est juste pas possible, je le vis hyper mal», assure l’énergique brune, qui cavale entre les patientes des urgences.
Selon une enquête menée par le Collège national des sages-femmes de France en juin 2020, 42,3% des maïeuticiennes salariées et 31% des libérales disent souffrir de burn-out. Au fil des ans, elles ont gagné en compétences sans que leurs effectifs ne soient réévalués à la hauteur des besoins. Elles dénoncent, elles revendiquent, mais ne se sentent pas écoutées. La faute, soupçonnent-elles, au poids des médecins, qui refusent de leur céder du terrain et sont davantage entendus et respectés, tant dans la société qu’au sein de l’Assemblée nationale. «On ne demande pas à être leur égal», tient à souligner Carole Ettori. Chacun son boulot, mais le boulot de chacun doit être reconnu.
«On est des bonnes femmes, on s’occupe de bonnes femmes, donc tout le monde s’en fout, lâche Elisa Etienne. On est multitâches et ça nous dessert : on remplit une carafe d’eau et on gère une hémorragie de la délivrance. On a l’impression que, comme nous on écoute, notre profession est cucul la praline. Plus on est dans l’écoute, moins on est crédible. Le médecin il vient, il fait sa césarienne, son acte médical très technique, et ça, c’est valorisé.»
Derrière la reconnaissance de leur valeur, les sages-femmes se battent pour une reconnaissance financière. En n’étant pas considérées comme une profession médicale, elles ne bénéficient pas des grilles de salaire afférentes. «Quand vous faites une année de médecine et que les dentistes gagnent deux fois plus que vous en début de carrière, c’est la désillusion», rage Elisa Etienne. Coraline Cavagne, 23 ans, a démarré sa carrière en juillet dernier, malgré les conseils de sages-femmes lui disant de ne surtout pas se lancer dans cette voie. Elle gagne 1 800 euros en travaillant les dimanches, les nuits, les jours fériés. «Un bac+5 en école d’ingé, c’est mille euros de plus», souffle-t-elle.
Craignant de ne pas être suffisamment entendues cette fois encore, les professionnelles réfléchissent déjà au coup d’après, le 8 mars. Et pourquoi pas se lancer dans une vraie grève, sans consultations. Un pas difficile à franchir pour celles qui ne veulent pas laisser tomber leurs patientes.
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