par Julie Brafman publié le 21 février 2021
Cinq surveillants pénitentiaires vont comparaître, ce lundi, devant la cour d’appel de Rouen, pour «violences aggravées» contre un détenu, «faux», «usage de faux» ou «abstention volontaire d’empêcher un délit». Le dossier, que «Libération» a pu consulter, offre une plongée au cœur des violences carcérales, rarement exposées au grand jour.
Ce matin de février 2020, devant le centre de détention de Val-de-Reuil, à quelques kilomètres de Rouen, les surveillants avaient installé feu – de palettes – contestataire et piquet de colère. Dans un mélange de brume et de fumées, ils manifestaient contre la «gestion catastrophique des détenus les plus dangereux» après l’agression de l’un d’entre eux. Si l’auteur a été condamné à un an d’emprisonnement pour «violences aggravées», l’affaire a vite pris une tournure inédite, dont le dernier acte va se jouer ce lundi 22 février : cinq agents, âgés de 36 à 53 ans, s’assiéront sur le banc des prévenus de la cour d’appel de Rouen pour répondre, à divers degrés, de «violences aggravées», «faux» et «usage de faux» ou «abstention volontaire d’empêcher un délit». En première instance, à Evreux, lors d’un procès passé quasiment inaperçu, ils ont été condamnés à des peines sévères, allant de quatre mois à deux ans d’emprisonnement (dont un an avec sursis). Deux d’entre eux se sont vu interdire définitivement d’exercer la profession. Ce dossier – que Libération a pu consulter – offre une plongée au cœur de la mécanique des violences carcérales, rarement exposées au grand jour. A l’heure où les débordements policiers sont inlassablement révélés, à l’ombre on retrouve les mêmes ingrédients : l’omerta, l’esprit de corps, la force légitime détournée. Et cette phrase qui a déjà fait le tour de monde, après la mort de George Floyd aux Etats-Unis ou de Cédric Chouviat en France : «Je n’arrivais plus à respirer».
La prison des Vignettes, érigée en 1989, est une vieille bâtisse à la façade grisâtre composée de deux divisions de 400 places. C’est le plus grand établissement d’Europe pour longues peines. «La violence qui règne est vivement dénoncée par les surveillants», pointait en 2010 le rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). Et de citer des tracts syndicaux enflammés dépeignant «un CD [centre de détention, ndlr] pas comme les autres, plongé dans le brouillard des règles pénitentiaires et perdu dans la pampa normande… Une prison où les surveillants se font agresser et insulter dans la plus grande indifférence et où les voyous se rebellent en toute impunité, un no man’s land, une jungle». Du côté des détenus, c’est un CD que l’on cherche tout autant à éviter. «Il est réputé dur, on n’obtient pas de remises de peine, et j’ai même des clients qui commettent des incidents pour être transférés, quitte à écoper de sanctions disciplinaires», témoigne un avocat de la région. Si les surveillants ont débrayé ce matin-là, c’est aussi parce qu’un détenu a en a poignardé un autre avec une paire de ciseaux lors d’un atelier.
Coup de stylo au visage
A cette époque, Lee Bert F., 33 ans, est l’écrou numéro 10 392. Il est enfermé dans le bâtiment F1, division 2 (le quartier fermé), cellule 25. En langage non chiffré, cela signifie qu’il faut passer le long couloir sécurisé au sol en lino rouge et aux murs décatis pour arriver aux geôles, disposées de façon cylindrique. Elles font 8 m2 : un lit, un bureau, une chaise et une penderie. Condamné à une peine de douze ans de réclusion criminelle pour «violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner» et libérable en 2022, Lee Bert F., fait partie d’une poignée de détenus répertoriés «imprévisible, potentiel agressif» et nécessitant un protocole «2+1». Autrement dit : sa cellule doit toujours être ouverte par deux agents et un gradé. «Ce n’est pas un enfant de chœur, il a 70 incidents sur ces dix dernières années, essentiellement parce qu’il est quérulent[revendicatif], reconnaît son avocat, Me Jérémy Kalfon. Il est très au fait de ses droits et entre en conflit avec le personnel quand ils ne sont pas respectés». Le 7 février, à 9 heures, le surveillant Julien L., ouvre la cellule 25 et lui demande de se soumettre à une palpation pour rejoindre le terrain de sport. C’est là que tout bascule : Lee Bert F. refuse et riposte d’un coup de stylo au visage, lui causant une plaie au menton et 3 jours d’ITT. «Les autres n’étaient pas palpés, pourquoi moi ?» s’insurgera-t-il, soutenant qu’il a été poussé contre le mur.
Commence la double affaire. D’un côté, Julien L. très choqué, porte plainte. «Il a été agressé par un détenu dangereux, il a eu très peur pour sa vie», souligne son avocat Me Vincent Picard, qui représente fréquemment des agents pénitentiaires. De l’autre, Lee Bert F. dénonce un tabassage dans la foulée. Son récit, qu’il complétera les 27 février et 5 mars, est d’une rare violence. Il décrit «six ou huit surveillants» qui rappliquent après l’agression. Une fois au sol, menotté, il se souvient d’«un genou qui appuyait sur [s]a nuque côté gauche, plusieurs pieds qui écrasaient [s]on dos, des genoux qui immobilisaient [s]es jambes. Et en face de [lui], il y avait un surveillant rouquin qui [lui] donnait des coups de pied sur le visage». Et d’ajouter : «Je criais, je pleurais, je répétais “surveillant, j’arrive pas à respirer”.» «Ferme ta gueule, tu parles alors tu respires», lui répond-on. «Je sentais des coups de poing sur mon crâne, un des surveillants me disait de répéter : “Surveillant, je suis désolé, à partir de maintenant je vais être gentil.” […] Je ne sais pas combien de temps ça a duré mais c’était long, j’ai cru que j’allais mourir. J’avais la bouche qui saignait, le visage qui saignait». Selon ses dires, le calvaire ne s’arrête pas là : on le conduit ensuite jusqu’au quartier disciplinaire, tête vers le sol. Il tombe. On le relève. Le «surveillant roux» lui donne des coups de talon au visage jusqu’à ce qu’il gise par terre. La porte se referme, le laissant seul, nu et souillé de ses excréments. «J’ai demandé à aller à l’infirmerie mais ils ont refusé.»
Lee Bert F. se rappelle que le directeur, le chef de détention et au moins six surveillants l’ont vu dans cet état – «Elephant Man», résumera l’un d’eux – avant qu’il ne soit conduit dans une autre division pour sa garde à vue. C’est ce qui lui permettra d’être examiné par un médecin. Le certificat, qui a prescrit 5 jours d’ITT, relève de multiples hématomes au visage, une hémorragie sous l’œil gauche et des œdèmes «peu compatibles avec une chute ou un choc contre un objet». Sauf que du côté de la pénitentiaire, ce n’est pas du tout la même histoire. «L’intéressé […] s’est montré particulièrement virulent et véhément et a refusé de se soumettre aux injonctions de l’équipe d’intervention», écrit le chef d’établissement. Le gradé Erwin D., 35 ans, dont dix en uniforme, consigne dans son CRI (compte rendu d’incident) qu’il était «devant la cellule avec les agents F1 et F4» au moment de l’agression au stylo. Impossible de calmer Lee Bert F. qui se débattait «avec acharnement», «donnant des coups». «Pris dans un accès de rage», il s’est alors fracassé lui-même la tête contre le sol, à deux reprises. «Je ne suis pas parvenu à atténuer ce choc tant le détenu était vindicatif», regrette Erwin D. Et de conclure : «F. a refusé de recevoir des soins suite aux chocs qu’il s’était infligé.» Le surveillant Cédric D., 39 ans et 13 ans de service, confirme en douze lignes avoir procédé «aux gestes techniques» face à un prisonnier qui «n’arrêtait pas de se débattre et de se cogner fortement la tête sur le sol». «Il a fallu beaucoup de temps avant qu’il se laisse faire».
«Partie émergée de l’iceberg»
Les CRI sont des documents réputés incontestables, c’est d’ailleurs sur cette base que l’administration pénitentiaire (AP) établit ses statistiques annuelles des agressions physiques perpétrées par des détenus sur le personnel (un chiffre stable, qui s’élève à 4 227 pour l’année 2019). Qu’en est-il de la situation inverse ? En juin 2019, l’Observatoire International des prisons révélait recevoir chaque année «près de 200 appels ou courriers de détenus qui déclarent avoir été violentés par des personnels pénitentiaires – deux signalements par semaine en moyenne – qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Pourtant, rares sont les cas qui font l’objet d’un traitement médiatique ou d’une décision de justice». Les chiffres dévoilés à Libération par l’AP «soucieuse de transparence», sont sans commune mesure : en 2019, 18 procédures disciplinaires (dont 4 radiations à la suite d’une condamnation pénale) ont été ouvertes pour des violences commises par des agents sur des détenus et 27 en 2020 (dont 3 radiations). Si les affaires «parole contre parole»sont assez classiques, ce qui l’est moins c’est qu’elles franchissent les murs de la détention. D’autant que beaucoup de plaintes sont classées sans suite faute de preuve ou délaissées dans les limbes judiciaires. Me Jérémy Kalfon souligne : «Je pense que ce dossier va changer les choses. Pour la première fois, le voile opaque est tombé, révélant toute une mécanique : omerta, solidarité entre surveillants, l’administration pénitentiaire qui ferme les yeux.» Et c’est un surveillant de Val-de-Reuil qui va changer le cours des choses.
Voilà qu’entre en scène Morina B., 43 ans, marié, trois enfants, titulaire d’une maîtrise de droit. Ce Français né au Kosovo subit des brimades régulières de ses collègues : il s’est fait pincer les fesses, toucher les testicules, plaquer contre un mur. On l’appelle «le Serbe», «le Kosovo», «l’Albanais». Certains disent : «Il est fou, il ne comprend rien, il ne parle même pas français.» Ou alors : «Le Front national va gagner et tu vas repartir sans billet.» Le 7 février, lorsqu’il a vu le stylo dans les airs, il a volé à la rescousse de Julien L., plaquant Lee Bert F. au sol et déclenchant l’alarme. Après avoir écrit à la directrice adjointe de la prison, il témoigne face aux enquêteurs : «F1» n’existe pas, Julien L. a ouvert la cellule seul, en dépit du protocole, et ce n’est qu’une fois Lee Bert F. au sol que «cinq à sept collègues» ont rappliqué. Le gradé Erwin D. a alors placé ses genoux sur la tête du prisonnier, pourtant «calme». Puis sur le chemin du quartier disciplinaire, il l’a «attrapé par les cheveux, lui donnant des coups de genoux dans le visage, et des coups de pied sur le corps». Lee Bert F. a même perdu une dreadlock dans la violence du transport. Au QD, il n’a pas été déshabillé mais ses vêtements ont été déchirés. Avant que les agents ne le laissent seul, quasi inanimé et dans ses excréments. Personne n’a prévenu le médecin. Personne n’a alerté les autorités. Morina B. allait commencer la rédaction du CRI quand le gradé l’a arrêté. Quelques jours plus tard, il a lu avec stupéfaction qu’il avait «complètement disparu de cette intervention». Fataliste, il conclut : «Je sais que mon avenir au centre de détention de Val-de-Reuil va être extrêmement compliqué. Cela a commencé ce matin, à ma fin de service, j’ai été insulté par mes propres collègues de “fils de pute” et de “balance”.» Il sera finalement muté dans un autre établissement.
Au cours de l’enquête, le parquet a fait preuve d’une grande détermination, dessaisissant le commissariat de Val-de-Reuil au profit de celui de Vernon, afin d’éviter toute connivence. Les policiers se sont rendus à plusieurs reprises dans la prison, interrogeant d’autres détenus, dont Steven B. qui confirme sommairement : «Les surveillants l’ont bien marave.» Et précise : «Ici, c’est compliqué, c’est pas que j’aie peur, mais il vaut mieux ne rien dire et ne rien faire.» «Etes-vous palpé avant d’aller en promenade ou au sport ?» le questionne-t-on. «Jamais, on passe sous un portique de sécurité.» Finalement, le 11 mars 2020, cinq surveillants sont placés en garde à vue et six autres convoqués en audition libre. Sous le feu des questions, Cédric D. craque le premier : «J’ai menti», concède-t-il, expliquant que Lee Bert F. était calme. S’il a falsifié son rapport, c’est parce que «[s]on gradé [lui] a demandé», par «esprit d’équipe». «J’étais dans une spirale et j’avais la sensation de ne pas pouvoir faire machine arrière», dit-il. «Mon client n’a aucun antécédent, il est bien noté et pour lui le métier de surveillant, c’est vraiment une vocation. Il était très aimé des détenus. C’est d’autant plus déroutant», souligne son avocate, Me Stéphanie Audra-Moisson. Cédric D. a voulu faire ce métier pour «orienter les détenus, les guider dans leurs démarches et prendre le temps de les écouter», expliquera-t-il.
«La seule en retrait»
De son côté, Frédéric K., raconte ce moment où ils ont laissé Lee Bert F. seul dans la cellule du QD et l’ont glissé sous le lit, selon la vieille technique utilisée pour «les prisonniers récalcitrants» : «Il avait le visage tuméfié, gonflé au niveau des yeux et de la bouche.»«C’est tout ? Pas de sang ?» «Non, je n’ai pas vu.» «Vous n’oubliez pas de m’avouer quelque chose, là ?» insiste le policier, évoquant un coup dans les testicules. «Dans les fesses», rectifie l’intéressé, soupirant que c’est la première fois en dix-neuf ans de carrière qu’une intervention dégénère. «Il a réagi à une agression sauvage. Certes, ce n’est pas professionnel, mais c’est humain», plaide son avocat, Me Vincent Picard. Face aux enquêteurs vont défiler celui qui n’a rien vu, celui qui n’a rien dit, celui qui justifie sa passivité en expliquant qu’il était comme dans «un tunnel» ou celle qui minimise : «Tout le monde sait que dans toutes les prisons de France des surveillants abusent.» «On parle de violences commises sur un détenu, pas d’un bonbon volé dans une épicerie, la rabroue le policier. Vous étiez la seule en retrait à avoir une vue globale des faits. Et vous osez me dire que vous n’avez rien vu. C’est inconcevable !» Méthodiquement, les enquêteurs détricotent les récits, mettent chacun face à ses contradictions et recueillent des «j’ai menti» en cascade.
Arrive le tour du gradé Erwin D. Dans les coursives comme sur son compte Facebook, il est surnommé «le Viking» en raison d’une carrure imposante, sculptée par la musculation et le rugby. «Aucun coup, je ne l’ai pas tapé», se défend-il. Avant de céder lors de sa deuxième audition : «J’étais en colère, j’avais peur pour mon collègue, je me sentais responsable […]. Je l’ai saisi par les cheveux, je lui ai cogné la tête contre le sol à deux reprises.» Il dit avoir eu des envies de vengeance, perdu pied dans ce bouillon de violences. Pourtant, c’est un surveillant expérimenté. D’abord militaire – il est médaillé de la Défense nationale en bronze et du titre de reconnaissance de la Nation – il a ensuite travaillé à Loos, Nanterre ou Osny. «On voudrait en faire une brebis galeuse, mais il n’a aucun antécédent, il a même reçu des félicitations de sa hiérarchie, dénonce son avocat, Me Marc François. Ce qui l’a fait dégoupiller, c’est de voir son collègue agressé ainsi.» Erwin D. explique qu’il a ensuite demandé à Cédric D. de rédiger un faux rapport, ce dernier acquiesçant de cette phrase vertigineuse : «OK, je mets comme d’habitude qu’il s’est cogné.» Il ne pensait pas que ça irait si loin : «D’habitude, les soucis restent au sein de la prison», lâche-t-il.
Cette affaire volontiers dépeinte comme «une radiographie des violences carcérales» dépasse les agents impliqués. Et vient chahuter nos représentations collectives ou toute tentation de manichéisme : un prisonnier – quel que soit ce qui l’a conduit derrière les barreaux – peut aussi être une victime. Un surveillant irréprochable – quelle que soit la situation qui l’y a poussé – peut avoir un usage dévoyé de la force. «Ils sont mal formés, poursuit Me Marc François. Erwin D. m’a dit qu’à l’école, on leur a fait trois séances pour apprendre à maîtriser un détenu. Ensuite, c’est la débrouille.» En première instance, les cinq prévenus – dont deux renvoyés pour «violences aggravées» – ont reconnu les faits. Mais rien n’a filtré de cette audience, en plein confinement, si ce n’est la sévérité des peines (ils ont également été condamnés à verser 15 000 euros de dommages et intérêts à la partie civile). Depuis, Cédric D. a été mis à pied et Erwin D. envisage déjà de se reconvertir, peut-être ambulancier ou soignant. Devant la cour d’appel, certains avocats de la défense souhaiteraient rappeler que leurs clients ne sont qu’un maillon d’un système, qu’ils vivent dans une «boîte noire» et en appliquent les usages. Dans sa synthèse, le capitaine de police notait ainsi : «Le déroulement de l’enquête mettait en exergue la difficulté d’obtenir de la direction de l’établissement pénitentiaire des informations pertinentes et utiles à l’avancée des investigations.» «C’est inadmissible. On fait payer aux petites mains, alors que dans les hautes sphères on savait et personne n’a été inquiété», s’indigne un avocat qui souhaite rester anonyme… pour ne pas avoir de problèmes lors de ses visites à Val-de-Reuil.
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