par Anne Diatkine publié le 22 février 2021
Casser la tradition du vieux théâtre costumé, sortir de l’insularité anglaise, s’ouvrir à des langues inventées, tout reprendre à zéro en Inde avec l’ami Jean-Claude Carrière… Peter Brook, légende de la mise en scène de bientôt 96 ans, se raconte à «Libération».
Peter Brook se lève lentement du canapé. Il mime un funambule qui avance sur une corde tendue au-dessus d’un ravin, tout en envoyant des balles avec une raquette. On discerne le fil, on entend les rebondissements et le souffle retenu du public, on voit son corps qui bascule tout en continuant de marcher sur la ligne si fine, il récupère une balle imaginaire qui passe au-dessus de sa tête, l’exercice nécessite souplesse du torse et concentration, essayez donc trente secondes, et le très juvénile metteur en scène, 96 ans le 21 mars, se rassoit : «Pour un homme comme moi qui n’a plus aucun équilibre, c’est très dangereux ce que je viens de faire !» Un moment unique de théâtre a surgi inopinément alors qu’on lui demandait si les exercices préparatoires des comédiens avant de jouer variaient selon ses spectacles et comment. Pourquoi ce souvenir du Songe d’une nuit d’été avec des trapézistes et des acrobates chinois et des acteurs anglais du Royal Shakespeare Theatre s’est-il invité dans son salon baigné de lumière, alors que cette création à Stratford, ville natale de Shakespeare, s’est donnée il y a un demi-siècle déjà ? Dans son autobiographie, la bien nommée Oublier le temps, le metteur en scène note que les répétitions, mot qu’il abhorre, étaient un genre de puzzle dont le premier morceau consistait à épuiser les acteurs par divers exercices physiques. A la fin de journée seulement, tout le monde se laissait couler avec soulagement à même le sol. «Alors seulement, nous nous mettions à lire la pièce, et ces lectures n’avaient qu’un but : permettre aux comédiens de s’écouter mutuellement et de laisser le texte se glisser en eux, sans commentaire ni analyse. Au début, les comédiens lisaient tout, à tour de rôle, ce qui supprimait la notion de monopole.»
Peter Brook n’a pas attendu la maturité pour devenir un metteur en scène expérimental, c’est-à-dire quelqu’un qui ne s’assoit dans aucune forme existante et ne reproduit jamais ce qu’il a déjà tenté. On lui demande pourquoi il réexplore, décennie après décennie, sous différentes facettes, les mêmes pièces de Shakespeare. Il nous l’explique à sa manière : «C’est comme une promenade en montagne. A chaque nouveau pas, on croit être proche du but. On fait quelques pas, on s’arrête, et on s’aperçoit qu’il y a encore plus haut, plus loin, une autre montagne derrière un obstacle. Donc on reprend sa route. On remonte une même pièce en la lisant différemment.» Autrement dit, aucun spectacle n’est un but en soi, mais chacun est traversé par un trajet qui ne se laisse pas définir à l’avance et qu’il faut reprendre.
Le jour est particulier. La veille, Peter Brook a appris la disparition de son ami Jean-Claude Carrière, avec qui il n’a jamais cessé de travailler depuis les années 70, et déjà, en 1963, à une adaptation des Belles Endormies, le roman culte de Yasunari Kawabata. Il interrompt notre première question. «J’aimerais avant toute chose, dit-il, évoquer ce moment très douloureux du départ de Jean-Claude.» Sur une table, le metteur en scène a regroupé différents livres de son ami, dont l’Atelier, sur ses manières différentes de faire équipe, selon les projets, les cinéastes, les metteurs en scène.
Votre première collaboration effective avec Jean-Claude Carrière est une traduction de Timon d’Athènes de Shakespeare, que vous avez montée à la réouverture des Bouffes du Nord, en 1974, en ruine et abandonné depuis plus de vingt ans avant que vous ne lui redonniez vie…
Je cherchais un écrivain qui puisse travailler avec nous, mais qui soit capable de ne pas imposer son style ou sa vision du monde, de disparaître derrière son œuvre. Un peu comme Shakespeare lui-même, dont vous ne pouvez rien deviner de la biographie à travers ses trente-huit pièces. L’amitié entre nous a été immédiate. Je lui ai demandé qu’on travaille ensemble à une nouvelle version de Timon d’Athènes. En anglais, un acteur peut faire entendre la langue de Shakespeare comme si elle avait été écrite aujourd’hui. Les répétitions, les allitérations, ne sont pas gênantes. En français, toutes les traductions, aussi littérales soient-elles, me paraissaient alambiquées et archaïques. Aussi fidèles soient-elles, la pièce ne nous arrivait pas. Entre Jean-Claude Carrière et moi, l’amitié a été immédiate. Il ne pouvait pas se permettre d’être compliqué car il avait compris depuis longtemps que les complications gâchent la vue. Mais si je dois garder une seule image de Jean-Claude, c’est lui, penché sur un carnet, écrivant dans un taxi, quand nous étions partis à la recherche du Mahabharata en Inde. Le taxi était lent et le voyage s’étalait sur des centaines de kilomètres, et inlassablement, il notait ce qu’il venait d’apprendre sur le Mahabharata, cette épopée en sanskrit qui restait très mystérieuse pour nous et qui suscitait une ferveur et des récits inentamés.
Du continent africain à l’Asie, en passant par l’Afghanistan et l’Iran, ou en rencontrant des Indiens d’Amérique, vous êtes probablement le metteur en scène qui a voyagé le plus longuement et partout à la recherche d’autres formes théâtrales que celles transmises par votre culture et votre éducation à Londres. Que vous inspire l’immobilité forcée liée à l’épidémie ?
Cette situation si imprévisible qui domine nos vies, je l’ai connue, car j’ai vécu pendant la guerre ce qu’on appelait du nom allemand «blitz». J’étais à Londres, et on continuait de vivre le mieux possible, mais subitement, parfois au milieu de l’après-midi, et très souvent le soir, au début d’une représentation, il y avait ce son de sirène et immédiatement, des policiers mobilisés dans la rue nous intimaient d’aller immédiatement dans les abris. On s’entassait dans des espèces de trous avec des bancs, jusqu’au moment où sonnait, parfois huit heures plus tard, la sirène libératrice. Quand on remontait, on était plongés dans la destruction, le paysage le plus quotidien n’existait plus, et on prenait conscience qu’on avait été sauvés par l’ordre de la sirène. Un soir, une bombe est tombée dans le bureau de mon père et a coupé l’appartement en deux. Mais contrairement à ce qu’il se passe aujourd’hui, tous les théâtres étaient ouverts, c’était le plus grand moment de renaissance possible : pendant la guerre, il y avait un théâtre libre dans toutes ses formes, jeune, expérimental, classique…
Comment est-il possible qu’un théâtre novateur puisse émerger dans de telles circonstances ?
Personne n’avait eu l’idée de fermer les théâtres malgré les bombardements. Mais si, au début d’une représentation, on entendait les sirènes, on ne pouvait pas partir avant sept heures du matin. Les spectateurs restaient toute la nuit sur leurs sièges, figés sur place. Et il y avait toujours parmi le public des acteurs, des actrices et surtout des amateurs qui rêvaient de prendre le plateau. Si bien que toute la nuit, les uns après les autres, des groupes ou des personnes isolées montaient sur scène pour chanter, improviser, et c’est ainsi, dans ces conditions terribles, qu’a débuté un nouveau théâtre. Les conditions étaient propices pour que les meilleurs moments du ballet, de l’opéra, du théâtre anglais puissent éclore. On ne sait pas où les restrictions actuelles vont nous mener. Pour l’instant on est encore plus confinés que pendant la guerre, avec le danger des bombes dont on entendait le sifflement. C’est un son tout à fait à part. Juste avant que la bombe vous touche, il y a ce «fchfchfch»…
Vous dites que le confinement dans les salles de théâtre des nuits durant a débridé l’inventivité. Les conventions théâtrales n’étaient-elles pas au contraire très pesantes après-guerre ?
Très tôt, j’ai réagi contre ce théâtre, qui provenait de ce que les Anglais étaient déjà obsédés par le sentiment de leur insularité. J’ai commencé par avoir deux, trois succès dans le West End de Londres – l’endroit où il fallait être pour monter des pièces avec des moyens financiers. Il y avait très peu de tournées, et les déplacements ne se faisaient qu’à l’intérieur de l’Angleterre. On ne pouvait pas imaginer qu’il existait d’autres façons d’habiter la scène que de la manière exquise et respectée des grands acteurs anglais. J’ai toujours été voyageur. Enfant et adolescent, d’abord grâce à la lecture. Je rêvais de quitter l’île et, par chance, j’ai vécu un premier amour avec une femme qui m’a fait découvrir les villages merveilleux du sud de la France.
Comment êtes-vous arrivé en France ?
J’avais cette conviction qu’en Angleterre, le théâtre de haute qualité était complètement bloqué par la tyrannie du bon goût. Par exemple, si on montait une pièce de Shakespeare, il fallait que les costumes et les décors soient encore plus importants que les acteurs. C’était eux, la raison d’être du public, tout comme la musique, qui accompagnait ou masquait la déclamation. Ils symbolisaient la vie cultivée et civilisée. Durant cette époque coloniale, on croyait encore que les Occidentaux apportaient la civilisation dans des pays primitifs… La pesanteur des traditions théâtrales est l’une des raisons qui peu à peu m’ont amené à m’installer avec mon épouse Natasha Parry et nos deux enfants, Irina et Simon, en France où, depuis longtemps déjà, il y avait une volonté de se débarrasser des vieilles formes, avec Picasso, les Ballets russes de Diaghilev, le nouveau ballet de Roland Petit… Bien sûr, certains théâtres étaient encore dévolus aux spectacles conçus pour ne pas déplaire à la grande bourgeoisie. Les spectateurs payaient très cher pour être vus. Les dames venaient lors des premières habillées par de grands couturiers. Pour les acteurs, c’était épouvantable, car à peine commençaient-ils à jouer qu’ils voyaient toutes les têtes s’effondrer ou tomber dans le sommeil, le cou renversé, la bouche ouverte. L’équivalent aujourd’hui de la robe d’un grand couturier, c’est l’usage du portable pendant les représentations. Des acteurs très proches qui reviennent de tournées internationales me racontent qu’ils voient parfois, aux deux premiers rangs, tous les spectateurs avec un portable à la main, qui soit écoutent leurs messages, soit en écrivent. Dans des théâtres souvent immenses et de construction récente, il leur était impossible de faire en sorte que le public accepte de quitter ses écrans pour lever un moment les yeux vers eux…
Vous êtes précisément le metteur en scène qui a placé l’écoute au cœur de votre recherche. Comment ce travail a-t-il évolué ?
Je n’aimerais pas qu’on publie après ma mort les meilleures recettes de Peter Brook pour que les acteurs forment une unité et s’écoutent mutuellement. Mais c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile à atteindre, tout comme le silence habité, celui qui fait vivre chaque cellule de son corps. Quand j’ai été invité à Paris par Jean-Louis Barrault en 1968, pour monter un Shakespeare, je lui ai dit que j’avais plutôt envie de désapprendre tout ce que je savais, en montant un atelier avec des acteurs de partout. C’est ainsi qu’on a créé notre tout premier groupe de recherche théâtrale avec des acteurs iraniens, portugais, indiens, américains, japonais, maliens et même français, sans aucune langue commune. Certains d’entre eux, comme Yoshi Oida, ont été ensuite de la plupart de nos spectacles. La première fois qu’on a répété ensemble, tout ce que je pouvais dire était : «Nous sommes tous des êtres humains, mais nous ne pouvons pas communiquer. Alors on va faire des exercices pour voir si des gens qui ne partagent pas la même éducation, la même culture, la même langue, peuvent se comprendre.» Le premier d’entre eux était d’être ensemble, de se regarder et de sentir le besoin d’utiliser certaines sonorités qui vibraient. Un acteur s’approchait de l’autre et disait : «Oooh.» L’autre lui répondait par : «Oh oh ! oh oh !» On a commencé par des sons, puis nous avons ajouté des lettres, et nous avons remarqué que notamment en français, nous ne pouvions pas caresser avec le son «k». Et peu à peu, nous avons inventé cette langue que nous avons appelée le «Bachta Ongo». Un poète anglais, Ted Hughes, qui cherchait lui aussi à se libérer de l’emprise de la jolie mélodie, nous accompagnait et a inventé pour nous un nouveau langage – «Orghast». Or, c’était le soleil. Et ghast, c’était tiré du geist, esprit en allemand. En orghast, on explorait l’origine de la tragédie grecque quand le chant et les mots se confondent dans une lamentation. Le défi, en explorant la puissance expressive des sons, était de remonter jusqu’aux langues les plus anciennes, le grec archaïque, l’Avesta.
Avez-vous donné des représentations devant des spectateurs en orghast ?
Oui, notamment en Iran au festival de Shiraz-Persépolis, d’après Prométhée. Mais aussi dans des lieux inhabituels, des supermarchés, des places de villages. Jamais dans des théâtres solides. A cette époque, on allait aussi improviser dans des petits endroits où il n’y avait parfois que quarante places, auprès de personnes qui ne savaient rien de nous et de qui j’étais – un metteur en scène anglais mondialement connu. Nous avions besoin de tester le poids d’un mot, d’une expression, d’un pied, d’un gag, auprès d’un public tout à fait inhabitué. On a fait du très beau théâtre dans des endroits très laids comme un parking ou dans des foyers. Mais le groupe de recherche m’a permis aussi, à une époque où l’on vivait encore avec la légende que les interprètes anglais sont les meilleurs du monde, de rencontrer l’immense acteur malien Malick Bowens, qui a été le premier acteur africain à jouer une pièce de Shakespeare, quand il était encore inconcevable de faire jouer Shakespeare par des comédiens de couleur, disait-on. C’était dans Timon d’Athènes, et François Marthouret était Timon.
Vous avez souvent dit que le théâtre des Bouffes du Nord avait des dimensions idéales. Pourquoi ?
C’est ma collaboratrice Micheline Rozan qui m’a mené jusqu’à ce théâtre, dissimulé derrière des palissades. Et tout de suite, j’ai su que la circularité de la scène, sans rampe ni rupture avec la salle, allait nous permettre de partager merveilleusement l’espace entre nous et avec le public. Il était évident que les traces du temps et du feu sur les murs rendaient tout décor superflu. Dans ce théâtre, notre responsabilité est engagée avant même que le public n’entre dans la salle. Je n’ai jamais fait très attention aux critiques. En revanche, j’ai toujours épié la manière dont les spectateurs s’installent puis bougent pendant la représentation. Comment ils s’inclinent pour mieux écouter, ou au contraire s’affalent et croisent les jambes quand ils s’ennuient…
Depuis longtemps maintenant, vous cosignez tous vos spectacles avec Marie-Hélène Estienne. Que vous apporte ce partage ?
C’est encore chez Micheline Rozan que j’ai rencontré Marie-Hélène, quand elle travaillait pour le Festival d’automne. Nous sommes nés tous les deux le premier jour du printemps. Au début, elle m’assistait, mais ce verbe est devenu absurde, car elle assume des choix, elle a une très grande intuition à propos des acteurs, elle traduit et sait faire apparaître, comme Jean-Claude Carrière le faisait, l’essentiel d’une phrase. Et tout ceci depuis si longtemps. Je ne pourrais pas du tout travailler sans ce partage.
Pourquoi détestez-vous l’expression «répétitions» ?
C’est la mort du théâtre, qui consiste justement à ne jamais répéter à l’identique ce qu’on a fait la veille. Bien sûr, on l’emploie pour dire qu’il faut retravailler. Mais même lors des plus grands rituels qui semblent immuables, il y a des interstices de liberté, quand on les observe à la loupe. Le mouvement de la vie surgit. J’étais très ami avec Bertolt Brecht, j’aimais regarder comment il préparait les acteurs à refaire toujours la même chose. Mais je n’étais pas d’accord avec lui. On n’est pas sur Terre ni au théâtre pour recevoir des leçons ! Le fondement de mon théâtre, à l’inverse, a toujours été de conserver la possibilité de soulever le couvercle des habitudes qui se sont installées sur scène malgré nous. Vous connaissez mon histoire préférée ? Un jour dans le désert, un conducteur de bus s’arrête et se lève pour nous dire : «Le passé est entré dans l’histoire, le futur est une énigme. Mais le présent, en anglais comme en français, signifie un cadeau.» Puis il a redémarré son bus. Depuis je n’ai jamais arrêté de penser que toute représentation, mais aussi chaque instant de la vie, devait être au présent.
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