par Anaïs Coignac
Détresse, manque d’effectifs, locaux inadaptés… Les personnels de la «clinique des violences» de la Seine-Saint-Denis, spécialisée notamment dans la prise en charge des victimes de viols, dénoncent des conditions de travail indignes malgré l’importance de leur mission.
A l’unité médico-judiciaire de Bondy (UMJ), «la clinique des violences» de la Seine-Saint-Denis, on ne sait plus bien qui des patients ou des soignants méritent d’être examinés. L’ambiance, déjà pesante des lieux, s’est chargée d’un mal-être profond, prêt à exploser. «Notre service fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On tourne comme des fous sans aucun soutien de la direction. Là on craque les uns après les autres», lâche le doyen, le docteur Mohamad Mehdi, entre deux appels téléphoniques. Depuis novembre, ils sont 7 médecins (6,7 équivalents temps plein) sur les douze financés par les ministères de la Justice et de la Santé, pour tenter d’accueillir les victimes de violences et les gardés à vue de tout le département, l’un des plus pauvres et violents de France.
Aucun des deux docteurs partis en congé maternité et en mobilité à l’automne n’a été remplacé. Et une candidature inespérée a même été éconduite par la direction. La moitié de l’effectif porte aujourd’hui à bout de bras l’unité médico-judiciaire la plus importante de France après l’Hôtel-Dieu à Paris. L’équipe, composée également d’infirmières, de psychologues, d’accueillants, d’internes et de secrétaires, a pratiqué 24 000 actes cliniques en 2020. Et depuis 2014, elle est devenue pionnière en ouvrant ses portes à toutes les victimes de viols sorties des radars, ces 90 % qui ne déposent jamais plainte. Pour celles-là, plus besoin de passer devant un policier ou un juge pour être reçues et examinées par les soignants. Le dispositif avait séduit Emmanuel Macron, qui promettait fin 2017, en plein boom du mouvement #MeToo, de l’étendre aux 45 autres UMJ de France. Bondy avait même ouvert ce système aux personnes dénonçant des violences conjugales et policières.
«C’est de l’abattage»
Trois ans plus tard, l’heure n’est plus aux belles ambitions, mais à la résistance psychologique. «C’est de l’abattage, on ne reçoit plus les victimes correctement», s’indigne un agent. Alors que la crise sanitaire et sociale pèse sur tous les foyers, que les violences intrafamiliales redoublent et que la parole se libère, le service a dû renoncer à recevoir une partie de son département, en mettant fin le 1er janvier à l’accueil des victimes du «deuxième district», un territoire de 450 000 habitants répartis sur onze communes (Saint-Denis, Le Bourget, La Courneuve, Stains, Epinay…).
Le sous-effectif ne date pas d’hier. Jamais Bondy n’a compté douze médecins, comme le recommande pourtant le schéma national d’organisation de la médecine légale. Un chiffre déjà bien faible au regard des besoins, et qui permet à peine de survivre à un état d’urgence permanent. En 2013, une mission interministérielle d’inspection le notait pourtant : «Effectif aux trois quarts complet mais qui, même complet, ne suffirait pas pour absorber l’ensemble des gardes à vue et victimes.» Et de pointer un budget plus bas que d’autres structures bien qu’étant, et «de loin», celle qui réalise le plus d’actes. «Il y a un mépris de classe à l’égard de ce département,fustige Stéphane Peu, député communiste de Seine-Saint-Denis. Education, police, justice… On est souvent sous-dotés ici et jamais à effectif complet.»
L’élu a sommé mi-janvier le ministre de la Justice de prendre des mesures, et d’attribuer à Bondy de nouvelles affectations. La chancellerie, qui a multiplié depuis des mois les annonces en matière d’aide aux victimes, a jusqu’à mi-avril pour répondre. En attendant, de nombreux soignants, harassés, ont atterri à la médecine du travail. Et les conditions d’accueil d’un public très fragile font peine à voir. Les locaux ressemblent plus à un blockhaus qu’à une maison de santé. Ici, la douleur se cogne à chaque mur. Un étroit couloir sépare l’accueil de la minuscule salle d’attente et des salles d’examens presque toutes sans fenêtre, avec du matériel inadapté. «Le pire c’est qu’on s’est habitués à ces conditions indignes, s’exaspère un médecin. Regardez, la table d’examen gynécologique est trop petite et les patientes ont la tête dans la poubelle.» Aujourd’hui, ce praticien cumule six à huit gardes par mois. Un rythme intense et décalé, des journées 8 heures-minuit qui s’enchaînent, et des trajets à rallonge en métro et en bus, vu l’isolement du site en Ile-de-France. «C’est considéré comme le pire stage, lance un des trois internes de l’UMJ. Si on n’était pas obligés, personne ne viendrait ici. Il y a des après-midi où nous ne sommes que deux internes, sans chef, et on fait les certificats [pièces-clés de la procédure judiciaire, ndlr]. J’ai déjà reçu six ou sept enfants dans la même après-midi pour des entretiens longs et compliqués.» Il s’en étonne encore : «Je n’ai vu nulle part ailleurs le personnel dans un tel état.»
Encore un peu plus isolée
Cette crise masque en coulisse un bras de fer entre la direction de l’hôpital Jean-Verdier et son service de médecine légale, sur fond de restructuration de l’AP-HP, le plus grand groupe hospitalier du pays. Voilà des mois que l’équipe demande du renfort, et surtout, à s’extraire du futur bâtiment, le nouveau Jean-Verdier, un hôpital strictement ambulatoire. L’UMJ, pourtant reconnue nationalement pour son rôle pilote et sa recherche universitaire ambitieuse, se retrouverait alors encore un peu plus isolée, d’ici à 2024. Sans lits d’hospitalisation et séparée de la pédiatrie, de la psychiatrie et de la gynécologie, déplacées, elles, à l’hôpital Avicenne de Bobigny, à 6 kilomètres de là, alors qu’ils travaillent en lien étroit pour la prise en charge des victimes.
«L’autre jour, j’ai reçu une adolescente suicidaire que j’ai pu envoyer dans l’heure voir une pédopsychiatre de l’hôpital. Ça nous a évité de la faire partir sur un autre site et de risquer de la perdre», explique une psychologue. «Chaque fois qu’on introduit un nouveau lieu dans un parcours de soins, on prend le risque de perdre le patient qui arrive déjà dans un sale état, argue le chef du service, Patrick Chariot, qui craint de perdre le fruit de quinze ans de travail avec son équipe. Avoir une structure de soins avec hospitalisation sur place, c’est le contraire d’un luxe, c’est une nécessité.»
Ce professeur emblématique, en place depuis 2005, est en première ligne de ce conflit. C’est un médecin «clivant», concède une de ses ouailles, mais qui se bat bec et ongles pour sauver son unité. Jeudi, il était convoqué dans le cadre d’une enquête administrative à la suite d’un «témoignage relatif à des faits délictueux». L’administration lui impute notamment la responsabilité du délaissement du deuxième district depuis janvier, une décision pourtant annoncée par l’UMJ, submergée, dès novembre. En outre, Pascal de Wilde, le directeur de l’hôpital Jean-Verdier, déplore que l’unité ait refusé au début du mois de recevoir une victime de viol accompagnée de policiers de Saint-Ouen, en dehors du secteur redessiné.
«Si la réduction du temps médical peut expliquer une diminution de l’activité à un moment donné […], cela ne doit absolument pas conduire à des situations choquantes et mettre en défaut le service public», écrivait de Wilde à l’intéressé. L’AP-HP s’est quant à elle fendue d’un communiqué le 17 février, dénonçant un «refus de soins» qui «n’est pas acceptable» et doit conduire à «un rappel des obligations déontologiques» au responsable du service par la gouvernance du groupe hospitalier.
Tribunes et lettres ouvertes
Début février, Patrick Chariot recevait Libération dans ses locaux, aussi décrépits que son moral. Le médecin se préparait à sa convocation, mais désirait s’assurer de la présence d’un syndicat médical et d’un membre de son service. Le professeur dénonçait une nouvelle «intimidation» à son égard, à replacer dans la série des «maltraitances institutionnelles» de sa hiérarchie, laquelle suscite aujourd’hui «l’exaspération, la colère et l’inquiétude» de ses personnels «au bout du rouleau». Eux font bloc. Anonymement, ils ont répondu d’une même voix pour défendre leur patron. Un soutien massif, quasi unanime. «C’est une chasse au sorcier, lance un accueillant. Ici, tout le monde le suit. Sans lui, on coulerait.»
Depuis, ordre a été donné de ne plus répondre aux questions de l’extérieur. La direction de Jean-Verdier critique aussi l’«autarcie» de l’équipe de l’UMJ à son égard après un an et demi de pétitions, de tentatives de médiation, d’adresses aux ministres de la Justice et de la Santé, ainsi qu’aux élus du département. Certains se sont d’ailleurs saisis du problème à coups de tribunes et de lettres ouvertes, à l’image de Clémentine Autain, députée La France Insoumise, qui a écrit directement à Martin Hirsch, le patron de l’AP-HP. Il a répondu, le 30 décembre 2020, qu’il maintenait le projet de restructuration tel quel. Depuis, un audit a tout de même été promis par l’administration, afin d’«objectiver les problèmes, les responsabilités et les changements à opérer». D’ici là, l’unité a été autorisée à recruter. Mais la tâche s’avère ardue. Qui viendrait dans un climat aussi flou et délétère ?
A Bondy, on rappelle que les sollicitations ne manquaient pas il y a quelques années. «Aujourd’hui, aucun médecin ne veut venir dans une antenne isolée. Le risque, c’est que ce nouveau centre ne fonctionne pas», s’inquiète Patrick Chariot. Il a pourtant proposé des alternatives sur place : un centre d’accueil pour les policiers en souffrance professionnelle, discuté de longue date, ou un espace jeunes ouvert «aux centaines d’adolescents que nous voyons en garde à vue».
«Un potentiel de fou»
«Tout le monde sait que l’hôpital Jean-Verdier va fermer à terme. Il va être transformé en centre de santé, dans un département où l’on manque déjà de moyens, de lits», assure le syndicaliste Christophe Prudhomme (CGT), médecin urgentiste à Avicenne, cité récemment dans un article de Mediapart consacré à l’UMJ. Fabienne Klein-Donati, la procureure de Bobigny, qui loue «la très grande qualité» de la prestation de l’UMJ, a elle aussi alerté sa hiérarchie et demandé à recruter deux ou trois médecins supplémentaires : «Cela coûterait moins cher à la justice que de payer à l’acte les médecins privés [qui complètent depuis 2013 déjà les besoins du département, ndlr]».
Chaque année, le tribunal judiciaire dépense près de 600 000 euros pour ces frais, alors qu’une enveloppe de 1,9 million d’euros est attribuée d’office à l’hôpital pour son fonctionnement et ses douze médecins. «Il est notoire que l’argent des UMJ sert en partie à couvrir les finances de l’hôpital qui est déficitaire», se désespère Patrick Chariot. De son côté, l’agence régionale de santé assure qu’une révision du budget et du nombre de médecins attribués au service«est en cours d’examen par la Chancellerie», laquelle n’a pas répondu aux questions de Libération. Mais précise avoir «engagé des discussions avec la direction de l’AP-HP pour envisager toutes les solutions, notamment à très court terme».
Eprouvée, lassée par le «double discours des gens bien-pensants» sur la prise en charge des victimes, l’équipe de l’UMJ n’ose plus y croire. «Il y a un potentiel de fou ici, mais l’institution semble vouloir tout l’inverse. Est-ce que c’est nous qui sommes trop cons ?»s’interroge un médecin, dans un élan cru de désespoir. Avant de se raviser : «Non, on le fait parce qu’on aime notre métier. Et qu’on ne veut pas laisser tomber la Seine-Saint-Denis.»
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