Par Sandrine Cabut et Pascale Santi Publié le 23 février 2021
Le stress, l’absence de cadre ou la précarité ont fait augmenter la consommation et parfois les dépendances à l’alcool, à certaines drogues ou à des médicaments.
« Il y a deux choses qui m’ont alerté : je commençais à boire le matin et à cacher des verres, des bouteilles… », raconte Alexis (tous les prénoms ont été changés). Ce mercredi de janvier, ce quadragénaire parisien est venu en consultation au centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) Rabelais de Montreuil (Seine-Saint-Denis), où il est suivi depuis quelques mois. Cette structure a pour mission, à l’instar des quelque 500 antennes Csapa sur le territoire, « l’accueil gratuit, anonyme et inconditionnel des publics consommateurs de substances », résume Géraldine Talbot, sa responsable.
Pour Alexis, publicitaire et père d’un jeune enfant, tout a dérapé lors du premier confinement, au printemps 2020. En quelques semaines, sa consommation de vin, « déjà un peu au-dessus des recommandations officielles », souligne-t-il, double. Carburant, béquille, l’alcool devient une obsession. Après un mieux au déconfinement, il replonge avec le deuxième confinement et le retour du télétravail. La prise en charge au Csapa porte désormais ses fruits : « On fixe des objectifs tous les mois, ça pousse à se bouger », se réjouit Alexis, en phase avec l’approche de consommation raisonnée qui lui a été proposée.
Ne pas renoncer complètement à l’alcool mais retrouver sa consommation d’avant, c’est aussi le but de Lucie. Comme Alexis, ce sont la pandémie et les bouleversements de la vie quotidienne qui ont fait basculer dans l’excès cette tout juste quadragénaire, à la vie sociale « très riche ». Privée de danse, sa « bulle d’oxygène », et de sorties, contrainte de donner ses cours face à un écran, l’enseignante s’est mise à boire seule pour combler le vide.
Du vin et du rhum. De plus en plus. Elle se tourne vers son entourage… qui minimise. « Moi, j’ai eu la chance de m’inquiéter, mais ce sont les professionnels qui m’ont aidée, pas mes proches, estime Lucie. Pour l’alcool, beaucoup se voilent la face à cause du côté festif, culturel. » Mi-mai, en cherchant une aide sur Internet, elle a pris contact avec le Csapa Rabelais de Montreuil. Elle se sent « soutenue, accompagnée ». Lucie n’a pourtant jamais vu sa psychologue qu’à travers un écran. « C’est plus pratique en visio », dit-elle.
Ne pas perdre le lien
Au Csapa de Montreuil comme ailleurs, la crise sanitaire a fait émerger et se développer les consultations à distance. Au début du premier confinement, elles ont même été le seul moyen pour l’équipe – une dizaine de personnes dont trois médecins, quatre psychologues et une éducatrice spécialisée – de ne pas perdre le lien. Désormais, les professionnels panachent leur activité entre consultations sur place et à distance, s’organisent pour limiter les effectifs dans les locaux.
Sur le fond, la philosophie n’a pas changé : ici le maître mot est un accompagnement « systémique », qui tient compte des environnements familial, professionnel et social des usagers, pour certains en grande précarité. Mais les consultations dématérialisées ont eu des conséquences imprévues. « Le Covid a un peu fait voler en éclats notre ancrage territorial », constate Géraldine Talbot.
Surtout, les demandes venant de femmes ont fortement augmenté, alors qu’elles ne représentent guère que 20 % des publics des Csapa. « Certaines avaient sans doute conscience depuis longtemps de consommer trop mais ne venaient pas. On a l’impression que cette crise a levé leur culpabilité, qu’elles se sont plus autorisées à en parler et prendre soin d’elles », estime MmeTalbot. L’addictologue en est convaincue, « le vécu de la crise est plus difficile pour les femmes, avec une sensation d’isolement plus importante, la gestion des enfants, des violences familiales exacerbées ».
Un autre facteur a favorisé le développement des consultations féminines. Juste avant le confinement de mars 2020, l’équipe du Csapa Rabelais a lancé, à travers une start-up d’Etat, Oz Ensemble, une plate-forme dématérialisée d’addictologie, ciblant l’alcool. Grâce à une application gratuite, l’utilisateur peut mesurer sa consommation quotidienne et situer son niveau de risque.
Surtout, il a la possibilité d’échanger sous quarante-huit heures avec un professionnel, avant un éventuel suivi, en téléconsultation ou dans une structure de proximité. « L’application touche un public moins dépendant, plus jeune (de six ans en moyenne) que celui des Csapa. Plus féminin aussi, détaille Géraldine Talbot. Aujourd’hui deux tiers des 150 usagers suivis en téléconsultation à partir de Oz Ensemble sont des femmes. »
Le lourd tribut payé par les femmes
« Qu’elles arrivent par l’application ou les plates-formes de rendez-vous en ligne, les femmes ayant un problème d’alcool sont contentes de consulter à distance, de ne pas se montrer en salle d’attente. Et c’est parfois plus facile pour elles en matière d’organisation, avec les enfants notamment », renchérit Simona Caldani, une des psychologues de l’équipe.
Psychiatre et addictologue, qui a cofondé en 2017 AddictElles, une association consacrée aux addictions féminines, Fatma Bouvet de la Maisonneuve fait elle aussi le constat du lourd tribut payé par les femmes à la crise sanitaire, avec pour beaucoup, un deuxième confinement bien plus délétère que le premier. « Les addictions au féminin, c’est l’expression exacerbée de toutes les difficultés des femmes dans la vie, et c’est souvent associé à de l’anxiété sociale »,décrit-elle.
Dans son expérience aussi, un accompagnement à distance est utile. Depuis la pandémie, AddictElles a mis en place des groupes de parole en visioconférence, animés par un duo professionnelle/ancienne patiente. « Ce sont des groupes de femmes pour les femmes. Ainsi, elles ont plus confiance, car ce qui relève de l’addiction est proche de l’intime, explique la psychiatre. Entre elles, on voit une entraide, une réelle sororité. Et entendre le témoignage de femmes qui étaient au plus bas et s’en sont sorties peut changer leur trajectoire. »
« L’alcool et le tabac, déjà largement utilisés, ont été considérés depuis le début de la crise comme des substances essentielles », Nicolas Authier, du CHU de Clermont-Ferrand
Alcool, tabac, drogues ou encore médicaments… A l’échelle nationale, que sait-on de l’impact de la crise sanitaire sur les addictions ? Cela paraît contre-intuitif, mais durant le premier confinement, la majorité des consommateurs d’alcool (65 %) et de tabac (55 %) ont eu une consommation stable, selon l’enquête CoviPrev de Santé publique France (SPF) de mai 2020. Un quart des buveurs d’alcool ont diminué leur consommation durant cette période, la vie sociale étant réduite à néant, mais 11 % ont bu davantage, estime cette étude menée par questionnaires en ligne sur des échantillons de 2 000 personnes de plus de 18 ans.
Parallèlement, 19 % des fumeurs ont réduit leur consommation de tabac mais plus d’un quart l’ont augmentée. Point préoccupant, « la légère recrudescence du tabagisme pendant le confinement contredit le mouvement de baisse engagé depuis plusieurs années », souligne Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
« L’alcool et le tabac, déjà largement utilisés, ont été considérés depuis le début de la crise comme des substances essentielles », explique le professeur Nicolas Authier, chef du service de pharmacologie et du centre de la douleur du CHU de Clermont-Ferrand. Une formulation un brin ironique, en opposition aux produits « non essentiels ».
Consommation en hausse d’anxiolytiques et d’hypnotiques
Rappelons que le tabac est la première cause de décès évitables – il en provoque 73 000 par an – devant l’alcool – 49 000 par an. Ce dernier est de surcroît souvent un facteur de violences. Ainsi, dans 54,6 % des féminicides, la présence d’alcool, de psychotropes ou de stupéfiants est relevée chez l’auteur et/ou la victime, selon une étude du ministère de l’intérieur.
Pour le cannabis, si la majorité des consommateurs n’ont pas changé leurs habitudes pendant le premier confinement, « la part des usagers quotidiens est passée de 20 % à 31 % », indique l’enquête Cannabis Online de l’OFDT, menée en ligne auprès d’environ 2 800 adultes, usagers dans l’année.
Les drogues de type cocaïne et ecstasy, consommées dans des situations festives, ont elles fortement baissé pendant cette période. En revanche, il y a eu « une tendance à la hausse relativement marquée » pour les anxiolytiques et les hypnotiques, selon le rapport Epi-Phare (commun à l’Assurance-maladie et à l’Agence nationale de sécurité du médicament).
La consommation est restée élevée pendant le deuxième confinement et après. Les addictions comportementales comme celles aux écrans se sont elles aussi accrues. Malgré le recul des paris sportifs, les joueurs de poker en ligne ont quasiment doublé, à 500 000 au deuxième trimestre 2020, selon l’étude Trend de l’OFDT.
Un stress modéré à élevé chez les jeunes
Certaines populations semblent particulièrement vulnérables, au premier rang desquelles les étudiants. Une étude réalisée fin mars 2020 et publiée en février dans Frontiers in Psychiatry, portant sur des étudiants de quatre universités françaises déclarant boire de l’alcool de façon habituelle, s’est intéressée à leurs consommations et à leur ressenti psychique pendant le confinement. Les trois quarts d’entre eux avaient un niveau de stress modéré ou élevé (contre 25 % lors d’une précédente étude, réalisée de 2009 à 2011), constatent Valentin Flaudias (université Clermont-Auvergne), premier auteur de l’article, et ses collègues.
Or, « on note une forte association entre le niveau de stress ressenti et le niveau de consommation d’alcool, notamment chez les filles, plus sujettes au stress, mais aussi l’usage compulsif d’Internet ou les troubles du comportement alimentaire », explique Mickael Naassila (Inserm, université de Picardie), président de la Société française d’alcoologie, et coauteur de l’article. Inversement, « le soutien social est un facteur majeur de résistance au stress », confirme l’étude.
Le psychiatre Xavier Pommereau, responsable de l’hôpital de jour pour les 16-25 ans à la clinique Béthanie, à Bordeaux, souligne de son côté la détérioration de la situation sur le terrain. « Le premier confinement a été plutôt très bien supporté par la majorité des jeunes. Par contre, depuis le deuxième confinement, nous observons plus de crises de boulimie, de conduites addictives avec un niveau d’angoisse élevé », dit-il. Le stress induit par la crise sanitaire a pu révéler des vulnérabilités et exacerber des fragilités.
Ainsi Faustine, étudiante en faculté de droit, dont tous les cours sont en visio depuis septembre 2020, vit seule dans une chambre d’étudiant, loin de sa famille. Elle souffre de ne plus voir ses amis, de ne plus sortir. L’avenir l’inquiète beaucoup. Elle s’est mise à boire un ou deux gins tous les soirs, puis un peu plus, « pour dormir, être apaisée ». Un témoignage loin d’être exceptionnel dans les universités.
« Isolement social et absence de cadre »
« Le public étudiant représente la tranche d’âge où une addiction est la plus susceptible de se développer, constate Fanny Sarkissian, chargée de mission innovation sociale à la Fédération des associations générales étudiantes (Fage). Ces comportements semblent s’être aggravés depuis le premier confinement. Différents étudiants nous disent aussi faire beaucoup plus régulièrement appel à des antidépresseurs ou à des anxiolytiques. »
Au-delà de cette population particulièrement à risque, « l’isolement social augmente les consommations, tout comme l’absence de cadre (télétravail, échanges en visio…) », souligne Bernard Basset, président de l’Association Addictions France. Les spécialistes sont d’autant plus inquiets pour l’avenir que d’autres signaux sont au rouge.
« La vraie vague est attendue cette année, car le terreau des addictions est la dégradation de la santé mentale, la dépression, l’anxiété, le lâcher-prise, mais aussi la précarité », anticipe Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération Addiction. Et le terreau est bien là : les états anxieux et dépressifs se maintiennent à un niveau élevé, autour de 20 %, selon les dernières données (18-20 janvier) de l’enquête CoviPrev.
Les outils d’intervention précoce développés par les structures spécialisées en addictologie pour aller vers les jeunes en passant par les professionnels en contact avec eux ont été mis à mal par la crise
« Avec la crise économique qui accompagne la crise sanitaire au long cours, on peut redouter une augmentation des usages dérégulés de substances pour faire face au mal-être, très présent aujourd’hui dans ce contexte d’incertitude », abonde Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Inserm, coordinatrice du volet français de l’étude Global Drug Survey, qui mesure les modes de consommation. De fait, plusieurs études, menées notamment aux Etats-Unis et en Espagne, ont bien établi l’augmentation des consommations d’alcool ou d’autres toxiques et des prises de risques en période de récession.
Qu’en est-il de l’accompagnement ? « Il y a un écart entre ce que l’on dit de la souffrance de la jeunesse et la prise de rendez-vous dans les structures de type consultations jeunes consommateurs (CJC), qui reste très faible », souligne le psychologue Jean-Pierre Couteron. Un signal d’autant plus inquiétant, selon l’ancien président de la Fédération Addiction, que tous les outils d’intervention précoce développés par les structures spécialisées en addictologie pour aller vers les jeunes en passant par les professionnels en contact avec eux (établissements scolaires, tissu associatif…) ont été mis à mal par la crise. Conséquence : le risque d’un repérage et d’une prise en charge plus tardifs…
« Nous sommes inquiets concernant le maintien des actions de prévention en milieu scolaire, notamment la généralisation du programme de prévention des conduites addictives en milieu scolaire Unplugged, développé par la Fédération Addiction », complète Nathalie Latour. Pour la déléguée générale, il manque des moyens et une volonté politique : « On en a besoin en ce moment où les jeunes sont très touchés par la crise, il faut s’appuyer sur les CJC, impliquer les associations d’étudiants et renforcer le secteur médico-social, pas uniquement l’hôpital. »
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