— 11 décembre 2020
La sociologue américaine explique pourquoi l’andrologie, pendant masculin de la gynécologie, a tant de retard. Les hommes seraient pourtant surpris de savoir quel impact leur propre santé a sur celle du fœtus. Et notre rapport à la reproduction pourrait s’en trouver transformé.
Imaginez un monde dans lequel un dénommé John a sur sa table de chevet un Guide pour produire des spermatozoïdes sains. Il mange bio, il lit attentivement les étiquettes du savon, du dentifrice, de la lessive, inquiet de s’exposer à des composants pouvant altérer la santé du bébé qu’il espère concevoir avec sa compagne. Il prend à contrecœur des douches tièdes, histoire de ne pas «surchauffer son sperme». Il s’empêche de fumer et opte pour le jus d’orange quand il retrouve ses amis pour l’apéro. Ensemble, ils devisent sur leur «horloge biologique», partagent leur anxiété face à un tic-tac de plus en plus pressant.
Ce scénario est la seule partie fictive du nouveau livre (non traduit) de la sociologue Rene Almeling, qu’elle a intitulé avec humour GUYnecology, à partir d’un jeu de mots entre «gynécologie» et guy, signifiant «mec» en anglais. L’autrice explique que le monde de John, si familier pour bien des femmes, n’existe pas, mais qu’il pourrait. Les recherches mettant en évidence l’influence de l’âge, des comportements et de l’exposition aux substances chimiques du futur père sur la santé de sa progéniture sont très récentes et peu connues du grand public, fait remarquer la professeure de l’université Yale.
Dans un ouvrage mêlant histoire de la médecine, théorie du genre et enquête sociologique, elle tente plus largement d’expliquer pourquoi l’andrologie, pendant masculin de la gynécologie née dès le XIXe siècle, n’en est aujourd’hui qu’à ses balbutiements. Les répercussions de la «non-fabrication de cette connaissance» dépassent amplement le domaine de la santé, affirme Rene Almeling. Selon elle, la destinée de l’andrologie a influencé durablement la culture et la politique américaine, façonnant par son absence des croyances sur la reproduction dont nous sommes encore les témoins et les héritiers aujourd’hui.
Comment l’andrologie est-elle née ?
L’andrologie est née d’un effort international et interdisciplinaire, notamment à l’appel d’un dermatologue allemand, Carl Schirren, à la toute fin des années 60. Il s’agissait de créer un équivalent pour les hommes de la gynécologie, qui s’est, elle, développée dès que la médecine a commencé à s’organiser en spécialités, à la fin du XIXe siècle. Ce décalage temporel est d’autant plus étonnant que le corps masculin était considéré comme le standard par la recherche médicale, au point qu’aux Etats-Unis, à partir des années 60, des activistes militaient pour que les femmes et les minorités raciales soient elles aussi incluses dans les essais cliniques.
En réalité, l’andrologie a failli naître presque un siècle plus tôt, dès les années 1880. Un groupe de médecins annonçaient dans une tribune vouloir se concentrer sur les organes génitaux masculins afin que les «maladies des hommes» ne soient pas laissées aux seules mains des «charlatans». Cette initiative a été largement moquée par les confrères et vite abandonnée, sans doute parce que le vent de face culturel était trop fort. A l’époque, les maladies dites propres aux hommes étaient avant tout vénériennes. Il y avait une certaine répugnance envers ceux qui les contractaient, et les docteurs craignaient pour leur respectabilité s’ils daignaient les soigner. L’andrologie a pu timidement décoller à partir des années 60, probablement parce que les normes culturelles sur le genre, la virilité, la paternité, ont été bouleversées, en même temps que la connaissance sur la dimension génétique de la procréation a connu une grande avancée.
Ce décalage entre l’essor de la gynécologie et celui de l’andrologie ne vient-il pas simplement du fait que c’est la femme qui est enceinte, donne naissance, sa santé bien plus que celle de l’homme est en jeu dans le processus de reproduction ?
Il est tout à fait sensé que davantage d’attention soit portée à la santé reproductive de la femme. Mais cela ne signifie pas qu’aucune attention ne devrait être portée à celle de l’homme. Aujourd’hui, l’andrologie existe, mais elle est très limitée dans son ampleur et sa structure. La Société américaine d’andrologie, qui avait 235 membres lors de sa création en 1976, en compte seulement 600 aujourd’hui ! Elle est aussi définie de manière très étroite, comme si cette médecine n’était destinée qu’à traiter les maladies sexuellement transmissibles, les troubles de la sexualité ou de la fertilité. Ce n’est que depuis une décennie qu’on entend parler de recherches sur les «effets paternels», à savoir le fait que l’âge des hommes, leur santé, leur exposition aux substances chimiques affectent leur sperme et altèrent la santé de leurs enfants. La question des «effets maternels» a une bien plus longue histoire. Il y a bien sûr un enjeu de santé publique, car les hommes voudraient sans doute savoir quelles précautions prendre.
Des études récentes montrent que l’âge avancé du père augmente les risques d’autisme et de schizophrénie chez l’enfant, de même que la consommation de cigarettes, l’exposition avant la conception à certains hydrocarbures ou pesticides accroissent la probabilité pour la progéniture de développer un cancer. Mais l’enjeu est aussi d’ordre social et culturel : la contraception masculine est aujourd’hui sensiblement la même qu’à la fin du XIXe siècle, où on avait le choix entre les préservatifs et la vasectomie. Il n’y a toujours pas de pilule contraceptive pour hommes, car cette recherche a longtemps été secondaire. En tant que société, on a donc cette idée que la reproduction est l’affaire de la femme, que c’est sa responsabilité. C’est elle surtout qui vit dans la crainte de l’horloge biologique. C’est elle qui achète tout un tas de produits pour limiter l’exposition de son corps à des substances qui seraient mauvaises pour son bébé. Or, comme le suggère la sociologue Norah MacKendrick, cette «consommation de précaution»est un «fardeau» et une forme de «travail genré».
Vous avez mené des entretiens avec 40 hommes pour explorer la vision qu’ils ont de leur rôle dans la procréation. Que révèle ce que vous appelez leurs «récits biologiques» ?
D’abord, ils sont désarçonnés, beaucoup plus que la quinzaine de femmes que j’ai ensuite interrogées pour comparer. Ils bafouillent, ils rient nerveusement. Il leur est beaucoup plus naturel de parler de leur rôle comme père une fois que l’enfant est né, comme s’il y avait un script culturel sur la paternité qui n’existe pas à propos de la procréation. Je leur ai demandé de me décrire avec leurs mots la relation entre le sperme et l’ovule : 90 % d’entre eux ont raconté le conte traditionnel des spermatozoïdes actifs pénétrant un ovule passif. Pourtant ce n’est pas une évidence sur le plan biologique. En réalité, le sperme nage dans tous les sens sans savoir où aller, ce sont les muscles du système reproductif féminin qui le dirigent vers les trompes de Fallope, c’est l’ovule qui se «signale» à eux. Il n’est pas étonnant que ce récit soit devenu si banal, car c’est celui des manuels, des cours d’éducation sexuelle, des documentaires. On en trouve des traces jusque chez Aristote, qui parle du sperme comme d’une graine et de l’ovule comme d’une terre à fertiliser, attendant une étincelle. Les hommes que j’ai interrogés utilisent la métaphore animale (le spermatozoïde est un têtard, un hippocampe), sportive ou guerrière (il fait la «course», «se bat», «conquiert»), ou même l’image de la séduction («c’est comme une bande d’hommes sur le dancefloor d’une boîte de nuit italienne», m’a expliqué l’un d’entre eux).
L’ovule, lui, est décrit comme quelque chose qui attend d’être habité : tantôt un coquillage, un terreau, un vaisseau. Or il y a un grand décalage entre cette vision de l’homme très actif dans la conception et le fait qu’il se sente si extérieur à la question de la santé du fœtus. Quand j’ai demandé ce que l’homme pouvait faire dans le processus de reproduction pour que le bébé soit en bonne santé, 70 % de mon échantillon a répondu qu’il fallait s’assurer que la mère soit en bonne santé. Cette carence dans la connaissance biomédicale, dont la naissance tardive de l’andrologie est le symptôme, a de profondes implications sur la façon dont la population conçoit la reproduction et le rôle que l’homme y joue.
Une faible proportion des hommes que vous avez interrogés raconte pourtant une histoire différente : le sperme et l’ovule y sont deux parties qui forment un tout, et ils contribuent équitablement à la création de la vie.
Les hommes délivrant ce récit m’ont parlé de la procréation comme collaboration génétique, plutôt que d’aborder d’emblée l’acte de conception. Ils correspondent à la partie la plus jeune et éduquée de mon échantillon. C’est aussi celle dont nous avons classifié les idées comme étant les plus égalitaristes. C’est une découverte passionnante, parce que cela montre que nos «récits biologiques» véhiculent bien plus qu’un degré de connaissance du sujet. Ils transmettent aussi notre conception du genre, notre vision de la masculinité et de la féminité.
Mes recherches suggèrent que cette narration peut facilement être changée : quand j’ai donné à chaque homme un document d’une page, résumant l’état de la recherche sur les «effets paternels» et les précautions à prendre pendant les mois qui précèdent la conception, tous ont montré beaucoup d’intérêt et de curiosité. Je ne crois pas que les hommes soient indifférents à ce sujet ou le trouvent tabou. La plupart d’entre eux n’ont simplement pas entendu parler de leurs organes reproducteurs depuis un vague cours d’éducation sexuelle au lycée. Il faut donc faire l’effort de forger un lien cognitif entre «sperme» et «santé» qui s’ajouterait à celui déjà prégnant entre «sperme» et «fertilité». Cela peut passer par un travail de médicalisation, habituer les hommes à aller chez l’andrologue comme les femmes vont chez le gynécologue, qui en retour influencera nos croyances : comme pour l’infertilité, jadis vue comme le résultat de la volonté de Dieu, maintenant abordée comme une condition biologique, ou l’alcoolisme, d’abord défini comme un échec moral, aujourd’hui traité comme une maladie. Il est temps que la science manquante de la santé reproductive des hommes trouve sa place, pour que nous commencions à voir le corps masculin comme un corps qui n’est pas seulement sexuel ou paternel, mais aussi reproducteur, au même titre que le corps féminin.
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