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vendredi 18 décembre 2020

Au Liban, le principal asile psychiatrique du pays à bout de souffle

Par   Publié  le 17 décembre 2020

D’ici à un mois et demi, en raison de la crise économique, les patients internés à l’hôpital de la Croix n’auront plus rien à manger. 

LETTRE DE BEYROUTH

A Jal el-Dib, une banlieue de Beyrouth, la folie du monde s’est engouffrée dans le monde des fous. L’hôpital de la Croix, le principal asile psychiatrique du Liban, est percuté par le cataclysme économique qui ravage le pays du Cèdre. La chute libre de la monnaie nationale, la livre libanaise, qui a perdu 80 % de sa valeur, couplée à l’envol des prix des denrées de base, de l’ordre de 120 % sur un an, a vidé les caisses de cette institution.

Logé dans un vaste parc, havre de calme sur les hauteurs de la capitale libanaise, l’hôpital vacille sous les coups de la crise. « Il nous reste de quoi nourrir les malades pour encore un mois et demi,soupire la directrice, sœur Jeannette Abou Abdallah. Après cela, on comptera sur la providence. » L’établissement a été ouvert en 1951 par le moine capucin Jacques Haddad (1875-1954), dit Abouna Yaacoub, célèbre défenseur des déshérités. Il est installé sur le site d’un ancien couvent des franciscaines de la Croix du Liban, une congrégation fondée par le frère Jacques.

A l’époque, le principal lieu d’accueil des malades mentaux était l’hôpital Asfourié de Beyrouth, crée en 1900 par un missionnaire quaker suisse. Mais l’endroit, bombardé à de multiples reprises durant la guerre civile et assailli par les difficultés financières, a dû fermer ses portes en 1982. Dans les années qui ont suivi, plusieurs autres hôpitaux se sont dotés d’un service de médecine psychiatrique. Mais aucun n’a acquis l’importance de l’établissement géré par les franciscaines, le seul à être entièrement consacré au traitement de ces pathologies. Avec 1 000 lits et 376 employés, c’est une très grosse structure qui se trouve aujourd’hui sur le fil du rasoir.

« Aucun autre lieu ne peut contenir toutes ces souffrances »

La majorité des 880 malades, issus de familles pauvres, sont pris en charge par le ministère de la santé, à raison de 40 000 livres par jour et par personne. Cette somme, censée couvrir l’achat de nourriture et de médicaments et le salaire du personnel médical, représentait 22 euros avant la crise. Mais avec la brutale dévaluation de la monnaie, elle est désormais égale à 4 euros, une misère.

« J’ai peur qu’un jour nous n’ayons plus rien à donner à manger à nos patients, frémit sœur Mary Youssef, la secrétaire générale de l’hôpital de la Croix. Je suis hantée par cette idée. Que fera-t-on alors ? On ne peut pas renvoyer ces gens chez eux. Certains sont trop dangereux. D’autres ont été rejetés par leur famille qui les considère comme une honte. On a même le cas d’un homme qui a été déclaré mort par son père. Aucun autre lieu ne peut contenir toutes ces souffrances. »

Le mausolée de Abouna Yaacoub, le fondateur de l'ordre des franciscaines de la Croix du Liban, qui gère l'hôpital psychiatrique de la Croix, en banlieue de Beyrouth.

La plupart des pensionnaires sont des Libanais, mais on trouve aussi des Palestiniens, des Syriens et des Irakiens, chrétiens et musulmans mélangés. Dans le pavillon des enfants, la salle de vie est peuplée de silhouettes aux traits déformés, dont certaines sont prostrées sur un banc, d’autres parcourues de gestes brusques. Il y a des râles, des cris, des murmures indistincts. Le cas le plus lourd est un « enfant » de 37 ans au teint cireux, que sa mère, alcoolique et dépressive, a abandonné devant les grilles de l’hôpital alors qu’il avait 3 ans. Atteint de malformation en plus d’un retard mental, il vit recroquevillé sur un fauteuil roulant, une couverture remontée sur ses jambes tordues, à peine plus grandes que celles d’un garçonnet.

« Sa tante venait le voir tous les jours avant l’épidémie de coronavirus, raconte sœur Mary Youssef. Mais depuis mars, toutes les visites ont été annulées. Cette privation est très dure à vivre pour les handicapés. » En dépit de ces précautions sanitaires, l’hôpital a été atteint par le virus, qui a tué deux personnes internées. L’explosion du port de Beyrouth, le 4 août, une autre des nombreuses calamités de cette année noire, a fait sauter une partie des vitres et des portes de l’établissement.

Le casse-tête de l’approvisionnement en médicaments

A l’étage des malades chroniques, une réception a été organisée en l’honneur du journaliste du Monde. Des volontaires ânonnent un petit laïus de bienvenu à tour de rôle. On salue « la tendre mère », le surnom donné à la France dans les milieux chrétiens, et on applaudit « notre grand frère Macron », le président français attendu dans quelques jours au Liban. Un échalas peste contre le valium, le tranquillisant qu’il avale à grosse dose et à cause duquel « [il] n’arrive plus à parler le français ». Un vieil homme édenté, coiffeur dans le passé, bredouille les premières paroles de Coupable, la version française de Habbaytak bilsayf, un tube de la diva libanaise Fayrouz.

Dans le pavillon des femmes de l'hôpital psychiatrique de la Croix, à Jal el-Dib, dans la banlieue de Beyrouth.

La débâcle monétaire a transformé l’approvisionnement en médicaments en un casse-tête. « Quand on demande au ministère cinquante boîtes de neuroleptiques, on en reçoit cinq », déplore Rose Salameh, la chef de la pharmacie. La livre ne valant plus rien, les autorités rationnent les importations. Pour prévenir la rupture de stock, ses adjoints courent après les génériques, n’hésitant pas à monter jusqu’à Tripoli, 70 kilomètres plus au nord. « Mais certains types de molécules, même sous forme générique, commencent à manquer », s’inquiète la pharmacienne.

Le gouvernement, démissionnaire depuis l’explosion du mois d’août, est aux abonnés absents. Sa dette auprès de l’hôpital s’élève à 42 milliards de livres, l’équivalent de 23 millions d’euros avant l’effondrement de la monnaie nationale. Pour garder la tête hors de l’eau, les religieuses comptent sur des donateurs privés, ONG ou philanthropes. Leur dernier bienfaiteur en date est le Croissant rouge koweïtien, qui a livré à l’hôpital 3 000 sacs de farine, 2 000 couvertures, 1 400 colis alimentaires et 1 300 paquets de détergent.

« Certains de nos malades ont compris que la situation est critique, confie sœur Mary Youssef. Mais ils savent qu’on ne les abandonnera jamais, ils se sentent soutenus, comme l’enfant dans les bras de sa mère. » Reem, une Palestinienne d’une vingtaine d’années, aux grands yeux noirs mélancoliques, en témoigne. Il y a quelques années, sa mère a déclaré à la télévision qu’elle ne voulait plus d’elle. « J’ai vu les images mais je m’en fiche, dit la jeune femme. Elle me battait. Ma vraie mère, c’est sœur Mary. »


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