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mardi 15 décembre 2020

«La mixité à l’école, c’est comme la vinaigrette : si on ne secoue pas, ça ne se mélange pas»

Par Marlène Thomas — 15 décembre 2020 

Des lycéennes à Saint-Germain-des-Prés, à Paris, dans les années 70.

Des lycéennes à Saint-Germain-des-Prés, à Paris, dans les années 70. Photo AKG-Images. Paul Almasy 

Longtemps les filles ont eu droit à une instruction différente et séparée. Pour passer le bac, elles ont dû, au lendemain de la Grande Guerre, forcer la porte des établissements de garçons, bien avant la loi de 1975. L’historienne Geneviève Pezeu revient sur cette «révolution silencieuse» pas encore achevée.

Il est désormais habituel de voir filles et garçons se mêler en classe ou à la sortie de l’école. Si la mixité scolaire est devenue la règle depuis la loi Haby de 1975, le système éducatif français s’est longtemps construit sur la séparation des sexes. Agrégée d’histoire et docteure en sciences de l’éducation, Geneviève Pezeu revient sur cette «révolution silencieuse du XXe siècle» dans l’ouvrage Des filles chez les garçons. L’apprentissage de la mixité (éd. Vendémiaire). La présidente de l’Association nationale des études féministes (Anef) s’est particulièrement penchée sur le secondaire. Guidées par l’envie d’accéder aux études supérieures, des Françaises ont réussi à intégrer des établissements de garçons dès les années 10, à la veille de la Première Guerre mondiale. Dans une relative indifférence, la mixité s’est installée à pas de loup et près de 60 % des établissements publics du secondaire accueillaient des jeunes filles à la fin des années 30 bien qu’en très petits effectifs. A travers archives et témoignages, Geneviève Pezeu, ancienne enseignante, retrace l’histoire méconnue de ces pionnières.

Pourquoi certaines femmes ont voulu très tôt intégrer les établissements secondaires de garçons ?

Cette révolution s’est installée en douceur et en silence. Avant la Première Guerre mondiale, on relève quelques tentatives. En 1911, Marie Curie aurait notamment voulu que sa fille fasse sa première et sa terminale au lycée de garçons Lakanal, à Sceaux. Ce qui lui a été refusé. C’est surtout après la Grande Guerre que les filles ont forcé la porte des établissements de garçons.

Le ministère commence à délivrer des autorisations via un certain nombre de circulaires. Les circonstances vont inciter des parents à demander l’intégration de leurs filles, de bonnes élèves aux ambitions universitaires, dans des établissements de garçons. Leur première motivation ? Qu’elles puissent préparer le bac - indispensable à la poursuite d’études supérieures - dans de meilleures conditions. Les établissements secondaires publics de filles existent depuis 1880, mais il a fallu attendre un décret de 1924 pour que ces institutions les préparent au bac.

Cependant, elles n’avaient pas assez de profs de latin, de maths ou de sciences, mais aussi trop peu d’élèves pour organiser des classes entières de préparation au bac. Ces filles complétaient donc les effectifs de garçons. Dans l’entre-deux-guerres, elles étaient toutefois très peu (deux, trois, dix, et au maximum quinze élèves). Ça a progressé, diminué, en fonction des besoins de ces établissements.

Ce «co-enseignement», comme il était appelé à l’époque, était d’abord toléré pour des raisons socioéconomiques ?

Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte. Il permet d’éviter aux filles d’aller en internat, car elles peuvent choisir un établissement de garçons plus proche de chez elles. Elles n’ont cependant pas le droit à la cantine et sont toutes externes. C’était inimaginable qu’elles déjeunent avec les garçons. Des raisons économiques sont aussi invoquées par les municipalités, en particulier pour les collèges. A l’époque, les lycées, financés par l’Etat, assurent la scolarité de la onzième [actuel CP, ndlr]jusqu’à la terminale et aux classes prépa.

Quand on parlait de «collèges», c’était la même chose, sauf qu’il n’y avait pas de classes prépa. L’Etat payait les profs, et tout le reste était à la charge des communes. Ces collèges de petites et de moyennes villes leur coûtaient une fortune. L’enseignement étant resté payant jusqu’en 1930 (année où l’entrée en sixième devient gratuite), accueillir des filles renflouait les effectifs et permettait aux collèges de survivre durant les années de grande pauvreté de la France, dans les années 20 et 30. Au lycée en 1930, ce sont majoritairement les classes préparatoires de grandes villes qui reçoivent des filles.

Qu’en est-il après la Seconde Guerre mondiale ?

Le ministère fait face à une croissance démographique importante. Il faut accueillir une masse de filles et de garçons dans des établissements en plus ou moins bon état. On voit de moins en moins la nécessité de les séparer. En même temps, une évolution des mentalités s’opère. En lien avec les progrès techniques et économiques, de plus en plus de personnes demandent un apprentissage plus poussé que le niveau primaire.

La loi Carcopino de 1941 a aussi démocratisé l’accès au second cycle en transformant les écoles primaires supérieures, un niveau intermédiaire, en collèges modernes. Cette loi a eu un effet involontaire sur l’accueil des filles. Dans le cadre de cette démocratisation, on n’a pas pensé «filles», on pensait «nombre».

Comment le système scolaire s’est-il adapté à ces «intruses» ?

Dans l’entre-deux-guerres, des circulaires permettent cette adaptation. L’accueil est cadré pour limiter les contacts qui ne seraient pas purement scolaires. Au-delà de l’externat obligatoire, dans certains établissements, les filles n’entrent pas par la même entrée pour éviter de croiser les garçons. J’ai aussi pu retrouver quelques écrits de chefs d’établissement qui comptaient aménager de nouvelles toilettes dans l’optique d’accueillir des filles et sauver leur école.

Une ancienne élève en première et terminale au collège de Carpentras m’a confié à ce sujet : «Je crois qu’on se retenait. Comme on était externes, on allait faire pipi entre midi et deux.» Certains enseignements restaient séparés, comme le dessin. Pour les garçons, ils visaient plutôt à leur apprendre le dessin industriel alors que les filles avaient droit à un enseignement artistique. Le sport est également resté séparé très longtemps. En classe, les enseignants ont tendance à placer les filles soit devant pour les protéger, soit au fond pour que les garçons ne soient pas divertis par leur présence.

Certains profs s’imaginaient aussi qu’elles avaient besoin de plus de concentration pour tout comprendre. Ils avaient peur de recevoir les filles mais se sont rapidement rendu compte que leur présence polissait le comportement des garçons.

Une certaine émulation intellectuelle a aussi été relevée…

Les garçons se retrouvent avec un public qu’ils ne veulent pas décevoir et qui, intellectuellement, tient la route. Les enseignants remarquent tout de suite cette émulation. Pour tenir leur rang, ils travaillent davantage. Quant aux filles, elles sont là car elles en ont envie. Il faut en outre qu’elles justifient leur présence, elles bossent beaucoup et réussissent.

Les témoignages montrent d’un autre côté que les élèves éprouvant cette mixité n’ont pas l’impression de vivre quelque chose d’extraordinaire, tout comme leurs parents. Ça explique pourquoi il y a si peu d’écrits. Les personnes qui le vivent trouvent ça normal, et même bénéfique. Les personnes sceptiques sont souvent celles qui ne le vivent pas.

Quelles étaient les inquiétudes ?

Toutes les inquiétudes tournent autour de la sexualité. C’est l’imprégnation de la pensée culpabilisatrice catholique. On retrouve aussi en filigrane la peur que les filles perdent leur féminité. Cet argument masculin, que l’on pouvait retrouver auparavant, est toutefois davantage lié aux savoirs. C’est l’idée que l’intelligence et le développement d’un savoir scientifique masculiniseraient les femmes.

Des préjugés toutefois peu développés. Hormis l’Eglise, il y a peu d’opposants au système mixte. C’est pour ça qu’il n’a pas été réfléchi : il n’y a pas eu de lutte, donc pas de combat. Dans une logique inverse, la question de l’homosexualité était aussi posée. Certains disaient que mélanger les élèves évitait les «mauvais penchants». Peu de sources l’expriment car c’était tabou, mais c’est perceptible.

Jusqu’à la fin des années 60, la mixité n’est pas pensée comme un vecteur d’égalité ?

Le peu de personnes ayant laissé des écrits à ce sujet ne pensent pas ce mélange comme un outil pour l’égalité. Ils se disent que les femmes et les hommes ont la même valeur, et qu’en les mettant ensemble ils arriveront au même endroit. A l’époque, les outils conceptuels pour étudier les rapports de domination sont en construction. La majorité des Français et des enseignants ne sont pas là-dedans. L’Etat non plus.

Les sociologues s’intéressent, eux, plutôt à la lecture des rapports de domination de classes que de sexes. Quant aux mouvements féministes, ils n’interviennent pas sur la question de la mixité dans le second cycle. Je crois qu’elles étaient dans la même logique, c’est mixte donc c’est égal. Simone de Beauvoir ne l’évoque qu’une fois dans le Deuxième Sexe. Une forme d’évidence s’est installée progressivement.

Cet historique influence-t-il notre système éducatif actuel ?

La mixité n’est toujours pas suffisamment pensée. Cette quasi-absence de débats fait qu’il n’y a pas de cicatrice, donc pas de formation. Pour les jeunes enseignants, elle est généralement noyée dans la réflexion «citoyenneté, laïcité et lutte contre les discriminations».En écrivant cet ouvrage, j’ai analysé a posteriori mon expérience d’enseignante. Quand je corrigeais les copies anonymes du bac, j’avais des préjugés. Si l’encre était violette, bleu turquoise, ou que l’élève mettait des ronds sur les «i», dans mon esprit c’était une fille. Je ne sais pas ce que ça impliquait pour la note finale, mais je mettais un sexe sur l’écriture.

En classe, j’avais aussi tendance à mettre une fille à côté d’un garçon turbulent pour réguler les attitudes. Pour ces filles tout comme pour les garçons calmes, jouer ce rôle de tampon doit être pénible. Si dès le plus jeune âge, tout le monde, professeurs compris, réfléchissait à la question du vivre ensemble, on n’aurait sûrement pas les mêmes réactions. Là, on impose. A noter aussi que l’orientation scolaire est le reflet de nos a priori genrés présents dans l’éducation de l’enfant en général, mais les préjugés véhiculés par les enseignants y participent. Beaucoup de sociologues ont démontré que les professeurs n’ont pas les mêmes attentes pour leurs élèves. Tout ça se reflète ensuite sur les choix d’orientation et sur les carrières.

Vous montrez que les arguments en faveur de la mixité du XXsiècle sont parfois utilisés contre ce même principe au XXIe

Des années 20 à 50, la mixité est perçue comme une bonne chose, notamment car les garçons sont moins turbulents. Aujourd’hui, les opposants à la mixité disent le contraire. La présence des filles les exciterait. Ils seraient moins concentrés, et cela nuirait à leurs études. L’idée d’émulation intellectuelle est également renversée. Le fait que les filles soient performantes à l’école serait déstabilisant pour eux. Ils se sentiraient écrasés par leur puissance de travail.

Certains opposants disent aussi que laisser les filles entre elles leur permettrait de mieux s’épanouir, en leur évitant la concurrence avec les garçons. Ces discours donnent l’impression de revenir en arrière mais ont le mérite de pousser la réflexion. Certains établissements font à nouveau le choix de la non-mixité. Dans les années 90, une école privée a pris beaucoup d’ampleur à Carpentras, et il y a cinq ans, un collège séparant filles et garçons a été créé. Pourtant, l’urgence serait surtout de faire en sorte que la mixité soit efficace et vecteur d’égalité, en pensant la question sous-jacente du vivre ensemble.

Comment agir aujourd’hui en faveur de l’égalité par la mixité dans l’éducation ?

J’aime prendre la métaphore de la vinaigrette. Si on ne secoue pas, elle ne se mélange pas. Il faut secouer la mixité et la secouer tout le temps. Il faut en premier lieu parvenir à une prise de conscience - ce qui n’est pas toujours une évidence - en passant par de la formation, de la discussion. Il faut que les adultes prennent cette question en main et la fassent vivre auprès des jeunes. Ce mélange met en jeu toutes les autres formes de relations femmes-hommes, mais aussi avec l’autre, celui qui ne nous ressemble pas. Je parle d’hétérosociabilité égalitaire, c’est-à-dire une autre façon de penser la sociabilisation avec l’autre qui soit égalitaire. Changer les termes, ça peut aussi être une façon d’aider à le penser.

Des filles chez les garçons. L’apprentissage de la mixité de Geneviève Pezeu Vendémiaire, 264 pp.


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