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lundi 14 décembre 2020

Régis Debray : «La laïcité est une bataille, ce n’est pas la guerre»


Par Simon Blin — 11 décembre 2020 

Le mot «laïcité» écrit avec des dessins de Charb, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) le 20 octobre. Photo AFP

Dans «France laïque», court essai qu’il dédicace à son ami Bernard Maris, le philosophe fait une mise au point sur les «contre-vérités» qu’il a entendues au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. La laïcité est anticléricale, rappelle-t-il, elle n’a jamais été un athéisme.

L’écrivain et philosophe, ancien compagnon de route du Che et conseiller de Fidel Castro, dit vouloir «rappeler quelques notions de base» sur la laïcité, prise «en tenaille» dans un climat tendu. Il fut l’un des signataires (avec Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Elisabeth Badinter) de la lettre ouverte dans l’Obs du 2 novembre 89 intitulée «Profs, ne capitulons pas !», au moment de l’affaire des «foulards de Creil». Celui qui milite pour l’apprentissage du fait religieux à l’école théorisera les jours suivants la distinction entre République et Démocratie (la République, c’est l’Etat qui gouverne ; la Démocratie, c’est la société) dans un nouveau texte qui fera date. «On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate», écrivait-il. Un article d’une éclatante actualité trente ans plus tard et alors que le gouvernement tente de légiférer contre les «séparatismes»communautaires. L’essayiste réitère l’exercice de funambule dans un court essai, France laïque, publié dans la collection «Tracts» de Gallimard et téléchargeable en ligne.

Quel est votre sentiment sur l’état du débat public, depuis l’assassinat de Samuel Paty ?

Je n’ai pas pour habitude de chroniquer l’actualité, c’est le rôle du journaliste, je ne suis qu’un philosophe. Si je publie France laïque, c’est sous un double choc. D’abord l’atroce assassinat de Samuel Paty, et au même moment, la lecture de l’admirable, du provocant petit livre de Bernard Maris, un autre assassiné, Et si on aimait la France ? Devant le déluge de contre-vérités auxquelles a donné lieu l’immonde attentat, j’ai cru devoir remettre les points sur les «i», à la lumière des propos décapants du gendre de Maurice Genevoix [Bernard Maris a épousé Sylvie Genevoix, la fille de Maurice, ndlr], qui aura tant fait pour son entrée au Panthéon.

Quelles contre-vérités ?

Il est faux que la liberté d’expression soit chez nous complète et inconditionnelle, elle ne l’a jamais été, encore moins aujourd’hui qu’hier ; il est faux qu’il n’y ait plus de délit de sacrilège, il y en a de plus en plus, avec les dernières lois mémorielles et sociétales, sacrilège étant rebaptisé outrage, injure ou offense. Il est faux que toutes les images, et même toutes les caricatures sont autorisées dans l’espace public. Il y en a de plus en plus d’interdites, je le documente dans ma petite mise au point.

Comment expliquez-vous un tel flottement d’interprétation autour de la laïcité, un siècle après la loi de 1905 ?

Le mot de laïcité ne figure pas dans la loi fondamentale de 1905. On a sans doute eu tort de faire de l’adjectif «laïque» un substantif, une abstraction philosophique et passe-partout. D’où d’incessants conflits de définition. Le fond du propos, c’est l’égalité en droit de tous les citoyens, afin de permettre à une Cité de se rassembler en faisant coexister ses particularismes, sans qu’ils empiètent sur l’intérêt général. Chacun peut alors donner d’un mot qui fait à la fois écran et étendard le sens qui lui sied et, faute que la Constitution et la loi en donnent une définition nette, il y a du branle dans le manche. De l’hypocrisie souvent, de l’hystérie, au pire. Et beaucoup de malentendus. Le mieux pour sortir du flou est de s’en tenir à la construction juridique faite d’arrêts, d’avis et de législations, d’où sort ce qu’on pourrait appeler un Code de bonnes manières. C’est ce que nous avons décliné très concrètement, en 2016, le préfet Leschi et moi, dans un guide pratique, la Laïcité au quotidien, qui traite d’une quarantaine d’occurrences dans la vie quotidienne.

Selon vous, «réduire la liberté républicaine à celle de blasphémer» n’est pas un modèle à suivre…

C’est une erreur de fond. La laïcité est anticléricale, mais n’a jamais été un athéisme, et ce n’est pas un hasard s’il y eut beaucoup de protestants dans sa mise en œuvre. C’est Dieu chez soi, si on y tient, et l’Etat chez lui, en tout état de cause. Un Président laïc et républicain n’a pas à prendre position ni en faveur d’une publication antireligieuse ni contre elle. Le contenu ne le concerne pas. Il a à défendre seulement la liberté de tout un chacun de croire ou ne pas croire. S’il donne à penser qu’être laïc revient à pouvoir injurier telle ou telle confession, cela revient non seulement à faire passer la laïcité pour ce qu’elle n’a jamais été, dans son principe, avec en plus, l’inconvénient de se mettre à dos les quatre cinquièmes de l’humanité.

La laïcité est «une exigence de frontières», écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là ?

La laïcité, n’en déplaise au vocabulaire gouvernemental, est une forme spécifique de séparatisme, à l’intérieur du territoire. C’est d’abord une séparation entre les Eglises et l’Etat. Mais aussi une séparation entre la chose publique et la vie privée, entre la loi et les mœurs, entre l’agent public et l’individu, entre le citoyen et le consommateur. La laïcité instaure une séparation des espaces de compétence. Faire de l’école le reflet de la rue, et d’une conduite politique le reflet des sondages, c’est donner droit de cité au fait social, alors que pour un laïc, le fait ne vaut pas droit. Une école laïque était celle où les parents d’élève ne pouvaient pas mettre les pieds et où les professeurs étaient seuls maîtres à bord, indépendamment des pouvoirs, des passions et des humeurs ambiantes. Quand des présidents de la République mettent en avant leur petite famille, leurs enfants ou leur épouse, ils marchent sur la ligne de partage. L’individu doit s’effacer derrière la fonction comme les intérêts particuliers derrière l’intérêt général. Un juge n’a pas de nom propre ni de prénom. Un professeur non plus. La laïcité nous demande cet effort, surmonter, dans l’espace public, notre personne privée pour exprimer l’intérêt général ou, dans l’espace scolaire, des vérités qui ne dépendent pas des humeurs et des opinions. Au lieu de répandre la bonne parole un peu partout, on devrait d’abord la respecter chez nous.

A quoi faites-vous référence ?

Malgré notre universalisme très ethnocentrique, nous sommes de plus en plus seuls au monde. Certes, ce n’est pas parce qu’on est seul qu’on a tort. Mais il faut bien prendre acte du retour en force du religieux sur tous les continents. On est parti de l’idée que plus on allait ouvrir d’écoles plus on fermerait d’églises et de temples. Or, ça ne s’est pas passé comme cela. Il faut comprendre pourquoi il y a des temples, des églises, des synagogues et des mosquées. C’est pourquoi j’avais demandé que le fait religieux soit enseigné à l’école au même titre et en même temps que la laïcité. Si on continue de faire l’un sans l’autre, on remet le religieux dans la main des clergés et on finit par parler de laïcité sans tenir compte de ses adversaires éventuels, sans vouloir savoir d’où ils viennent, l’environnement dans lequel elle évolue. C’est ce que j’appelle une laïcité de théâtre, faite pour la scène et qui refuse de descendre dans la salle. C’est celle de nos gouvernants qui ont soigneusement enterré ce projet capital – exception faite, au ministère de l’Education, de Jack Lang et de Luc Ferry.

Quelle laïcité prônez-vous ?

D’abord, pas de forfanterie. Ne faisons pas le matamore. Nous n’avons pas toutes les vertus qu’on se prête si facilement. Il me semble qu’un peu plus d’esprit pratique, c’est-à-dire de modestie, serait le bienvenu. La France n’est pas seule au monde et Internet a transformé notre domicile en un appartement collectif, où tout ce qu’on fait se répercute immédiatement chez d’autres à plusieurs milliers de kilomètres. Ce qui pose des problèmes de cohabitation entre civilisations au pluriel. La France n’a pas un magistère universel. Le mot de laïcité n’existe dans aucune autre langue mise à part le turc. La Turquie est certes officiellement laïque mais le mot de laïcité n’y a pas du tout le même sens. Il ne signifie pas la séparation des Eglises et de l’État, mais le contrôle d’une religion unique par l’Etat.

La laïcité doit-elle être de «combat»comme certains l’exigent ouvertement ?

Il est prudent de ne pas affubler le mot d’une escorte conjoncturelle, tantôt pour l’adoucir, tantôt pour le rendre agressif. Il est certain que la mise en œuvre du principe juridique s’avère à chaque fois conflictuelle. Contre l’intégrisme catholique hier, et aujourd’hui, contre l’intégrisme islamiste. Bien sûr qu’il faut un peu au départ de coercition. En 1905, la République a violenté beaucoup de catholiques, elle a utilisé la force pour procéder aux inventaires dans les églises. Elle a expulsé manu militari des congrégations enseignantes. Aujourd’hui, qu’il y ait des attitudes de ce type ne me semble pas choquant. Que la laïcité soit toujours une bataille idéologique, oui je suis d’accord. Mais ce n’est pas la guerre. Il y a de la casse en aval, mais en soi le principe est de pacifier et d’unir. Qui dit bataille idéologique ne dit pas hystérie et tambour battant. Il faut se battre intelligemment. D’abord en se comprenant soi-même, en sachant ce que veut dire le mot qu’on manipule et aussi comment il peut être reçu, et donner prise à des contresens.

La laïcité est-elle une tolérance ?

Non. Il est important de parler en termes de droit, et jamais de tolérance. Il ne s’agit pas d’une indulgence, d’une condescendance par laquelle un supérieur, qui pourrait ne pas le faire, octroie telle ou telle liberté à un obligé. Un droit n’est pas concédé, il est reconnu et la tolérance est à peu près à la laïcité ce que la charité est à la justice. La tolérance n’est pas une idée républicaine. C’est une idée d’Ancien régime.

Vous écrivez que la mise aux normes de la France laïque est prise «en tenaille entre deux rouleaux compresseurs faussement opposés, la gauche non socialiste mais sociétaliste et la droite non culturelle mais économiciste».

La gauche sociétaliste a voulu faire entrer la société dans l’école, avec ses communautés, ses signes religieux, ses modes et ses engagements politiques. Jean Zay, ministre de l’Education sous le Front populaire, un vrai laïque, interdisait les journaux de pénétrer dans les lycées et les collèges. On est censé s’y vouer à l’universel, pas aux passions sociétales. C’est ce qu’on fait nos pseudos socialistes et mauvais républicains, quand ils ont cédé à la dictature des identités en s’adaptant à l’argent-roi. Quant à la droite économiste, elle désire simplement que l’école s’adapte aux besoins du moment et qu’elle produise de bons employés. Adieu les Humanités. Fin de la culture générale. La recherche de performance en réponse au tout-économie. Méfions-nous de ce mot, s’adapter, très utilisé sous l’Occupation. Cela voulait dire collaborer.

Vous semblez déplorer le règne de la «société civile». Pourquoi ? On reproche à Macron de ne pas assez l’écouter…

Il ne fait que cela. Lisez Hegel, c’est lui qui a inventé l’expression, pour désigner le monde des intérêts privés, des besoins et de la richesse. Le monde du libéralisme économique. Il s’oppose en ce sens à l’Etat, représentant, en principe, de l’intérêt général. Ce qu’on appelle société civile, le nom noble du business, ce ne sont pas simplement les ONG sympathiques et les associations humanitaires, c’est aussi et surtout le monde des affaires. Quand j’entends le mot, je demande à préciser laquelle. Le jour où on a commencé à dire qu’il fallait que l’Etat se réconcilie avec la société civile, on a nommé Bernard Tapie ministre. Et ainsi de suite. Si la nation unitaire s’envole, en laissant la place à la guerre de tous contre tous propre à la société civile, profondément incivile, on pourra dire adieu à la France laïque, comme à celle de Bernard Maris. Ce sont les mêmes.


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