Le discordianisme est une religion ou une parodie de religion qui remet en cause les règles et discours dominants. Pratiquée très librement par ses adeptes, elle leur sert de moyen pour porter un regard critique sur les religions, la leur comprise. Rencontre avec deux discordiens.
En cette fraîche soirée d’automne, une odeur de frites et de grillades embaume la rue Sainte-Anne, dans le centre-ville de Rennes. Happée par les effluves d’un kebab, Madeleine*, 21 ans, s’approche, à la recherche d’un plat bien particulier. Elle devra le manger avant minuit, selon les principes de sa religion.
« Un hot-dog, ketchup, moutarde ! », commande la jeune femme.« Avec du pain à hot-dog », précise-t-elle avec un clin d’œil, avant de conclure, tout sourire : « C’est un acte de foi, et en même temps c’est bon ! »
Sa religion, c’est le discordianisme. « A mi-chemin entre religion et non-religion, une parodie de religion ou une religion déguisée en parodie », résume Madeleine. Née dans les années 1950 aux Etats-Unis, cette pensée s’oppose aux religions qui veulent ordonner le monde et fuient la notion de désordre. « Nous, on reconnaît le flou, le hasard, le désordre et la difficulté à l’appréhender. On vénère Eris[déesse grecque de la discorde], personnification du chaos, qui regroupe à la fois l’ordre et le désordre », explique la petite brune. Eris peut être perçue comme une métaphore par les plus athées des discordiens, ou comme une réelle divinité par les plus croyants.
Le discordianisme impose de manger un hot-dog le vendredi, mais interdit le pain à hot-dog
D’un mouvement de tête, Madeleine désigne un hot-dog, que le cuisinier arrose de sauce à la tomate. « On est donc contre les règles et interdits que les religions imposent à leurs croyants : pas de viande le vendredi pour les chrétiens, pas de porc pour les juifs, pas de bœuf pour les hindous… », décline-t-elle. Et comme le discordianisme impose de manger un hot-dog le vendredi, mais interdit le pain à hot-dog, le parfait discordien protestera contre cette règle en accompagnant sa saucisse du pain prohibé. « On s’érige contre toutes les religions, donc aussi contre le discordianisme », signale Madeleine, un sourire farceur aux lèvres.
Entre farce et sérieux
Pour appuyer ses propos, elle affiche sur son portable la bible des discordiens : les Principia Discordia. On y trouve « absolument tout ce qui vaut la peine d’être connu à propos d’absolument tout » : la genèse de cette religion, la présentation d’Eris, déesse de la discorde, la liste des saints discordiens (King Kong, Don Quichotte, etc.), des chansons et dessins en tout genre. Et, bien sûr, ses commandements, mi-sérieux, mi-blagueurs : « Un Discordien ne Croira point Ce qu’il lit » (sic).
Madeleine lève la tête et pointe du doigt une enseigne de boulangerie. « Je pars de l’idée que rien n’est une vérité absolue. Ça peut bien être écrit “boulangerie”, mais à l’intérieur ça peut être autre chose… une pâtisserie ou une sandwicherie. »
« Il y a autant de vérités que de personnes »
Même manie à tout analyser au moment où elle passe devant un magasin de presse. « Quand un journaliste écrit sur un événement, il ne pourra jamais effacer sa subjectivité. Il y a donc autant de vérités que de personnes », commente Madeleine. Même pour des faits bruts ? Si la « une » d’un journal parle de l’exposition sur Toutankhamon, « qui dit qu’il a existé ? », se demande la discordienne. « On n’est jamais sûr que c’est la pure vérité. Je ne crois que ce que je vois. »
Ses yeux vifs, derrière ses lunettes, survolent l’écran de son portable. Elle a téléchargé une application où elle consulte le calendrier propre aux discordiens, basé sur le chiffre cinq. Difficile de s’y retrouver, et d’ailleurs Madeleine ne l’utilise pas. « Mais pourquoi devrait-il être utile ?, réagit-elle. Si on ne fait que des choses utiles, ce n’est pas drôle. Il faut s’amuser. Le discordianisme, c’est pour insuffler du fun dans la vie ! Le principe d’une religion, c’est de nous aider à vivre. »
Religion du hasard
Elle prend une rue au hasard, comme prête à saisir les opportunités qui se présentent. « Il faut accepter le désordre, l’inconnu. Le discordianisme a un aspect libérateur, en montrant par exemple que cela ne sert à rien d’avoir un chemin tout tracé. » Madeleine prend tout de même la route pour regagner son studio.
L’Eglise de la licorne rose invisible, ou le pastafarisme, qui vénère les spaghettis volants
A l’entrée de ce dernier, une petite bibliothèque est garnie de polars d’Agatha Christie, de littérature fantasy et de science-fiction, ou encore de manuels d’histoire et de géographie. Des essais philosophiques rappellent ses années en prépa littéraire, et actuellement son double cursus philosophie-psychologie. « J’adore celui-là ! », dit-elle en désignant Soumission à l’autorité, de Stanley Milgram, qui révèle le possible pouvoir de manipulation sur les individus. A côté, plusieurs ouvrages sur le mentalisme. Et son ordinateur.
C’est sur Internet qu’elle a découvert le discordianisme, par hasard, en faisant des recherches sur les religions « bizarres », comme l’Eglise de la licorne rose invisible, ou le pastafarisme, qui vénère les spaghettis volants. Elle n’a rencontré aucune communauté discordienne sur Internet, car elle est une « discordienne individualiste ». « Pourquoi chercher les autres discordiens ? Eris va les faire venir à moi… »
Manipulation mentale
A 350 kilomètres de là, dans les rues de Paris, Nicolas* sort d’un cours d’arts martiaux, où il est professeur ; il est également psychothérapeute, écrivain et vidéaste sur ses sujets de prédilection, « la manipulation mentale, les sectes, les pensées alternatives… », énumère l’homme de 38 ans.
Nicolas n’est pas discordien. « J’évite de me définir, je n’utilise jamais la notion d’existence, car je ne sais jamais si les choses existent. Il y a des histoires de physique quantique, par exemple, qui mettent la notion de réel en question, observe-t-il. Mais, évidemment, je reconnais que je suis Nicolas et que j’ai 38 ans, sinon je suis bon pour l’hôpital psy. Mais au-delà, il y a quelque chose de plus vaste, d’intéressant, que tu retrouves dans d’autres philosophies, comme le soufisme, le christianisme orthodoxe ou dans la pensée du psychiatre Carl Gustav Jung. » Alors pourquoi avoir embrassé la cause discordienne ? (Long silence.) « Parce que ça me rappelle que toutes les narrations que je peux me raconter sont des histoires. »
« La pensée discordienne permet une prise de recul qui peut aller très loin »
Pris dans ses pensées, Nicolas manque de se heurter à un banc. Il embraye alors sur Lacan : « Il dit que le réel, c’est quand on se cogne. Mais moi, j’ai déjà rêvé que je me cognais très fort », philosophe-t-il. Et enchaîne allègrement : « La pensée discordienne permet une prise de recul qui peut aller très loin. Qui se cogne à ce banc ? Si je me coupe les cheveux, serai-je encore moi ? Et toi, tu vas avoir mal pour moi… »
Le « mindfuck » : le vandalisme, les graffitis…
Un poster placardé sur un mur attire son attention et lui rappelle ses premières années de discordien. « Quand j’étais plus jeune, ça a pu m’arriver de détourner le sens d’une affiche, raconte-t-il. Ce que les discordiens appellent le “mindfuck” : le vandalisme, les graffitis… Pour ébranler la logique et la perception des gens, rappeler que la notion de réel est une narration. » Mais aujourd’hui, l’assagi ne le fait plus. « Parce que je pense que ce qu’il y a de marqué n’est pas faux non plus ! », justifie-t-il en riant.
Son précepte de vie ? Cultiver un entre-deux, une souplesse de perception et remettre sans cesse en cause les a priori. Il le concrétise par exemple en explorant le « polyamour ». « D’abord réticent, je me suis dit ensuite : et si après tout j’avais des préjugés ? On ne pense jamais que ce qu’on nous a appris à penser », professe-t-il. Avant de se quitter, il confie la manière dont il pourrait finalement se définir, peut-être l’ultime vérité de son être, saisissement de son essence. Et tout tient en une formule : il est anarcho-capitaliste-sociocrate-discordien.
* Les prénoms ont été changés, car, comme se demande le discordien, « pourquoi la transparence devrait-elle être la norme ? Dans la nature, les animaux n’ont pas de nom ».
Ce reportage a été réalisé avant le confinement.
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