De nombreux participants à la concertation lancée par le gouvernement déplorent que la question de la prise en charge des hommes violents soit laissée de côté.
C’est le grand absent du Grenelle contre les violences conjugales. Le suivi des hommes auteurs de violences n’apparaît dans aucune thématique traitée par les onze groupes de travail mis sur pied dans le cadre de cette concertation, qui débouchera sur des annonces gouvernementales le 25 novembre. Alors que la société française prend conscience de l’ampleur des féminicides – 135 meurtres de femmes par leurs conjoints ou ex-conjoints depuis le début de l’année –, la question de la prise en charge des hommes violents reste un angle mort de la réponse des pouvoirs publics.
De nombreux participants du Grenelle, qui a été lancé en septembre par le gouvernement, déplorent que cet aspect ait été laissé de côté dans le programme officiel de la concertation. « C’est extrêmement regrettable parce que si on ne parle pas des agresseurs, on ne voit qu’un bout du problème. Pour que les choses changent, il faut les impliquer », estime la psychiatre Marie-France Hirigoyen, membre du groupe de travail sur les violences psychologiques et l’emprise. Déterminée à la voir figurer dans le compte rendu, elle a soumis des notes sur cette thématique, mais « ça a été censuré dans les propositions finales. On m’a dit très clairement que ça ne faisait pas partie du programme ».
Au sein du groupe de travail sur la justice, qui rassemblait une cinquantaine de participants, le sujet, jugé central, a aussi été abordé spontanément. « Suivre les auteurs ne veut pas dire leur faire plaisir, mais éviter la récidive et les contrôler davantage », rappelle Isabelle Rome, haute fonctionnaire chargée de l’égalité femmes-hommes au ministère de la justice et qui a piloté ce groupe. Dans un entretien au Journal du dimanche du 17 novembre, la ministre de la justice, Nicole Belloubet, juge elle-même nécessaire leur prise en charge, estimant que « l’hébergement des conjoints violents, et donc leur suivi, peut être une solution ».
Groupes de paroles, stages de responsabilisation, hébergement, thérapies… Des programmes sont déployés à l’échelle locale en France, le plus souvent sur prescription de la justice, en lien avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), mais aucune vue d’ensemble n’existe. La direction des affaires criminelles et des grâces, qui dépend du ministère de la justice, commence tout juste à les recenser et à identifier les « bonnes pratiques ».
« Pas une fatalité »
Les quelques études menées localement et à l’étranger démontrent pourtant l’efficacité de tels dispositifs. Engagé de longue date dans la lutte contre les violences conjugales, l’ancien procureur de Douai, Luc Frémiot, cite régulièrement en exemple la structure qu’il a aidé à mettre en place en 2008 à Arras, le Home des Rosati, destiné à l’hébergement et à l’accompagnement des hommes violents. Seuls 10 % des auteurs passés par là récidivent, contre 40 % pour les autres. Preuve, comme le résume Isabelle Rome, que « la violence n’est pas une fatalité ».
Dans son livre blanc, rendu public le 6 novembre, la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale appelle à « mettre un terme au tabou social que représente encore aujourd’hui l’accompagnement » des agresseurs et invite à renforcer leur suivi psychosocial et leur relogement, regrettant que les initiatives en la matière soient encore « trop rares ».
Le suivi des hommes violents reste toutefois un sujet sensible en France. Les raisons sont d’abord historiques : les associations de défense des victimes ont été créées en premier lieu par et pour des femmes. Ailleurs en Europe, les « family justice centers », des structures de lutte contre les violences intrafamiliales financées par la Commission européenne, privilégient au contraire une approche globale en s’occupant des deux. « C’est impensable en France, où l’on estime qu’on ne peut pas tout mélanger et qu’il faut s’occuper soit des uns, soit des autres », regrette Ghada Hatem, médecin-chef et fondatrice de la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).
La secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, qui a mis sur pied le Grenelle, a elle-même exprimé des réticences. « A titre personnel, je constate qu’on manque toujours d’hébergements pour les femmes. L’idée de consacrer ce budget aux agresseurs me gêne un peu. C’est une question quasiment philosophique dont il faudra aussi discuter pendant le Grenelle », avait-elle ainsi déclaré à Ouest-France fin août. « C’est un sujet complexe, confirme Véronique Séhier, coprésidente du Planning familial. Beaucoup d’associations féministes ne veulent pas travailler auprès des auteurs de violences parce qu’elles estiment que ce n’est pas leur rôle. ».
Chute des subventions
Ce clivage s’explique aussi pour des raisons budgétaires. « Certaines associations de victimes nous perçoivent comme des concurrents financiers », déplore le psychologue Alain Legrand, président de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d’auteurs de violences conjugales et familiales (Fnacav), qui représente 32 structures assurant le suivi de quelque 4 500 auteurs chaque année. Il dénonce la chute des subventions publiques au fil des ans. Parmi les associations de sa fédération, « beaucoup sont en mauvais état, en passe de mettre la clé sous la porte », dénonce-t-il. Or, « si on veut prévenir la récidive, et pas seulement soigner les victimes, il faut bien agir là d’où vient le problème ».
Les spécialistes distinguent plusieurs profils parmi les auteurs de violences conjugales : ceux qui sont susceptibles de prendre conscience de leurs agissements – des hommes plutôt jeunes, impulsifs, peu éduqués au respect de l’autre et présentant tous les stéréotypes de la virilité – et les autres, de tous âges, mais présentant des troubles narcissiques ou paranoïaques. « Ceux-là sont peu accessibles aux soins parce qu’ils ne se remettent pas en question », explique Marie-France Hirigoyen. Tous, en revanche, minimisent, voire nient, les violences qu’ils infligent.
Le Grenelle finira-t-il par s’emparer de la question des auteurs ? Sur les soixante propositions rendues fin octobre par les groupes de travail, seule une en fait mention directement, en proposant la « mise en place des protocoles de repérage et de suivi des sortants de prison ». Sinon, ce n’est évoqué qu’à la marge, au détour d’autres mesures, comme la suspension, dès la phase d’enquête, de l’exercice de l’autorité parentale en cas d’homicide conjugal, ou le bracelet antirapprochement, permettant de tenir à distance le conjoint ou l’ex-conjoint violent.
Invité à participer au Grenelle, le psychiatre Roland Coutanceau, qui dirige un pôle de victimologie et de thérapie familiale faisant référence, considère que le dispositif vis-à-vis des agresseurs (garde à vue, présentation au procureur…) est « de plus en plus musclé au fil des ans » et « dissuasif » pour la majorité d’entre eux. « Le vrai défi, c’est aujourd’hui de parvenir à mieux identifier la minorité d’hommes susceptibles de tuer leur femme parmi la masse des auteurs de violences, et de faire que leur suivi soit plus draconien. J’espère que le Grenelle s’en saisira. »
L’enquête du « Monde » sur les féminicides en France
Depuis le mois de mars, et pour une année complète, une équipe d’une douzaine de journalistes du Monde est mobilisée pour enquêter sur les féminicides, ou meurtres conjugaux, commis en France. Il s’agit de documenter, de la façon la plus détaillée possible, comment et pourquoi plusieurs dizaines de femmes meurent, tous les ans, en France, sous les coups de leurs conjoints.
Pour analyser en profondeur la situation et contribuer à la prise de conscience de sa gravité, nous avons choisi d’enquêter, de façon exhaustive, sur les 120 féminicides identifiés pendant l’année 2018. Dossier par dossier, nos journalistes tentent de reconstituer les faits, les histoires, les itinéraires, et surtout cherchent ce qui n’a pas été fait, ou ce qui aurait pu être fait, par la police, la justice, les services sociaux, afin de prévenir ces meurtres. Avec une conviction : une grande partie de ces féminicides pourrait être évitée, si la société française s’en donnait les moyens.
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