Fini le plastique, la viande et l’avion. Récits de parents dont les ados, écolos débutants mais archi-motivés, ont fait du cercle familial un terrain de militantisme.
La planète peut dire merci à la famille Lorrain. Dans la salle de bains de cette famille du 18e arrondissement parisien, point de dentifrice en tube mais sous forme solide, dans une boîte rechargeable, avec brosses à dents en bambou. Aucun emballage plastique ne saurait franchir le seuil du foyer ; pour les courses, c’est Tupperware et sac en toile. A table, la viande est devenue rare et les flocons d’avoine remplacent avantageusement la levure chimique pour préparer les cookies. Toute la maisonnée s’est engagée dans un défi zéro déchet avec d’autres familles, un engagement pris sur cinq mois, évidemment renouvelables. Dernier acte de foi : depuis une semaine, la cour de l’immeuble accueille un lombricomposteur tout neuf. Bref, c’est un sans-faute.
« Prise de tête »
Issia Lorrain, 15 ans, l’aînée des deux filles, est la grande instigatrice de ce que Sandrine, sa mère, qualifie de « révolution familiale ». Membre de Youth for Climate, l’organisation dont la jeune militante suédoise Greta Thunberg est la figure de proue, cette élève en seconde au lycée international Honoré-de-Balzac, à Paris, choisit ses mots avec soin et s’exprime avec une belle facilité – elle s’est notamment fait remarquer en participant à « L’émission pour la Terre », mi-octobre sur France 2. A la maison, elle mène tambour battant la transition écologique de la tribu, portant un regard sourcilleux sur le contenu des courses afin d’en surveiller le conditionnement et s’assurer que l’ensemble est dûment estampillé bio.
Elle exerce aussi un droit de regard très strict sur le programme des vacances afin d’en limiter au maximum le bilan carbone. Elle s’est vigoureusement opposée à un voyage prévu au Vietnam ; les quatre membres de la famille n’allaient tout de même pas ruiner leurs efforts quotidiens en s’en allant brûler du kérosène dans un avion long-courrier. Après de délicats pourparlers – une « prise de tête » dans le vocabulaire d’Issia –, les Lorrain ont décidé de se replier sur les plages de la Côte Vermeille, du côté de Cerbère (Pyrénées-Orientales). « J’ai dû être tolérante », convient la jeune fille.
« “On ne peut plus te dire non”, disent mon père et ma mère. A force de chercher les limites, on devient très doué pour les énerver. » Issia Lorrain, 15 ans
Issia est devenue militante de l’environnement en 2018, lorsqu’elle était en classe de troisième. Une prise de conscience aiguë qui a rapidement provoqué quelques tensions. « Cela a commencé quand j’ai décidé d’être végétarienne. Mes parents n’étaient pas pour », se souvient la lycéenne. Depuis, elle a poussé son avantage et entend continuer de « dire [ses] quatre vérités » autour d’elle, bien décidée à « ne rien lâcher pour faire changer [ses] parents ». « “On ne peut plus te dire non”, disent mon père et ma mère. A force de chercher les limites, on devient très doué pour les énerver », lance-t-elle dans un grand éclat de rire.
Bien que Youth for Climate publie sur son site français des lettres ouvertes dans lesquelles des adolescents reprochent à leurs parents de les « condamner à vivre l’enfer, aujourd’hui et demain et ce pour des générations », Issia ne veut pas accabler les siens. « Ils trouvent que j’en fais trop mais ils sont vachement compréhensifs. D’ailleurs, ce sont eux en premier lieu qui m’ont sensibilisée aux questions d’environnement », reconnaît-elle. Le fossé générationnel, estime-t-elle pourtant, est manifeste. « Pour ma mère, c’est certainement compliqué de me comprendre ; lorsqu’elle était adolescente, on prenait les écolos pour des fous. »
« C’est pas Versailles ici »
Face au tourbillon d’injonctions que soulève sa fille au nom de la préservation de l’environnement, Sandrine Lorrain éprouve des sentiments partagés. Visiblement fière de la voir s’engager et porter haut les couleurs de l’écologie – « Nous avons élevé nos filles en leur expliquant dès leur plus jeune âge qu’il fallait penser à la planète », confirme cette mère de famille qui organise des ateliers éducatifs et culturels pour enfants –, elle ne cache pas que son contrôle pointilleux sur le mode de consommation, voire l’ensemble du mode de vie familial, peut devenir pesant. Régulièrement, lorsqu’elle revient des courses, il lui faut essuyer des « mais pourquoi t’as pris ça ? » accusateurs, inquisiteurs même.
« Parfois, ça me casse les pieds de me faire toper parce que je n’ai pas fait le bon choix ou eu le bon réflexe au moment de choisir tel ou tel produit. Sur le moment, je m’agace, même si, quelquefois, cela me fait prendre conscience de certaines choses. Pour autant, je n’ai pas l’intention d’arrêter de vivre et renoncer à acheter la plaquette de chocolat qui me fait envie », prévient Sandrine Lorrain.
Valérie n’est pas une bobo de l’Est parisien. Elle est cadre dans la communication et habite dans une commune cossue de la banlieue ouest. Mère de trois filles de 20, 17 et 13 ans, il lui arrive d’avoir le sentiment diffus d’héberger trois Greta Thunberg sous son toit. Dorénavant, lors des fêtes qu’elles organisent, la vaisselle jetable est taboue. Papa et maman ont dû foncer chez Ikea acheter de vraies assiettes et couverts. « Je ne me plains pas ; ce sont elles qui font la vaisselle », précise Valérie.
Dès qu’il s’agit de préserver les ressources de la planète, chacun risque néanmoins d’en prendre pour son grade. Régulièrement, ses filles sermonnent leur grand-mère sur le mode « c’est pas Versailles, ici » lorsqu’elle a eu le malheur d’oublier d’éteindre la lumière du couloir. « Là, elles viennent de décider de fabriquer leurs propres cosmétiques. J’attends avec curiosité de voir le résultat », soupire Valérie.
Déconcerté, le baby-boomeur se souvient que lorsqu’il était un ado vaguement gauchiste, il manifestait dans la rue, pas chez lui.
Ce face-à-face entre parents et ados modifie les schémas classiques du rapport d’autorité au sein de la famille. L’adulte perd une partie de son ascendant devant sa progéniture qui lui oppose des valeurs et des principes aussi difficiles à contester que la préservation des ressources naturelles, l’achat éthique et plus largement la responsabilité individuelle face à la dégradation de l’environnement.
L’écolo-activiste débutant mais archi-motivé qui fait de son cercle familial un terrain de militantisme négocie d’égal à égal avec ses géniteurs, conscient que ceux-ci sont plus ou moins taraudés par une sorte de mauvaise conscience. Déconcerté, le baby-boomeur se souvient que lorsqu’il était un ado vaguement gauchiste, il manifestait dans la rue, pas chez lui, et n’interpellait pas ses parents au nom de valeurs aussi largement consensuelles. Surtout, il suffisait à son bonheur que le réfrigérateur soit plein ; la contestation n’allait pas se nicher jusque dans le contenu du chariot de courses.
Contradictions entre le discours et la pratique
Pour tenter de contenir le foisonnant cahier de revendications qui leur est opposé, les parents mettent en œuvre, selon les situations, plusieurs stratégies complémentaires. D’abord, fixer des limites. « Je comprends qu’Issia ait besoin ne nous tenir tête – c’est de son âge –, mais je ne cède pas lorsque la demande s’apparente à une forme d’extrémisme. On ne va quand même pas cesser de partir en vacances », prévient Sandrine Lorrain. Ensuite, changer de paradigme et renvoyer à son interlocuteur l’argument de la culpabilité. « Etre écolo jusqu’au bout, sans concession, c’est un luxe qui exige beaucoup de moyens et énormément de temps. Imaginez ce qu’il en serait pour une famille qui aurait du mal à joindre les deux bouts », fait encore valoir la mère d’Issia dont le plaidoyer s’achève sur un cri du cœur : « Les convictions de ma fille me coûtent cher ! »
Autre approche, la mise en exergue des inévitables contradictions entre un discours d’une absolue rigueur et la pratique, qui peut s’en éloigner. Ainsi, il n’a pas échappé à Valérie que ses trois filles « continuent de prendre des douches qui durent une demi-heure et préfèrent se faire déposer au collège ou au lycée en voiture plutôt que d’y aller en bus ». Un argument dont elle saura faire bon usage au moment opportun.
« Lorsqu’on s’engage vraiment, comme nous, on se doit de montrer l’exemple, mais on sait qu’au moindre écart tout le monde vous tombe dessus. » Issia Lorrain
Si l’ardente défense de la cause environnementale fait de l’exercice de la parentalité tout sauf une sinécure, il ne faudrait pas croire que ces jeunes pasionarias – c’est une évidence, les garçons sont largement moins impliqués que les filles – jouent forcément sur du velours. « C’est compliqué de chercher à vivre avec son temps et, donc, d’être dans la demande permanente. Et puis, à notre âge, on a des envies de smartphone, de produits cosmétiques, de fringues… C’est impossible d’être drastiquement écolo », analyse Nina, 15 ans.
La meilleure amie d’Issia raconte qu’elle culpabilise de vivre « un plaisir égoïste » lorsqu’elle part en vacances en Grèce et se désole de voir nombre de ses amis aller aux manifestations pour le climat mais continuer de fréquenter les fast-foods. Voire de sortir le pot de Nutella au petit-déjeuner. « Lorsqu’on s’engage vraiment, comme nous, on se doit de montrer l’exemple, mais on sait qu’au moindre écart tout le monde vous tombe dessus », explique Issia qui dit « beaucoup admirer et s’inspirer » de Greta Thunberg, mais reconnaît avoir été un peu déçue de l’avoir vue, sur une photo, manger dans un train avec un emballage plastique à côté d’elle.
« Ma fille me demande si mon métier est vraiment sérieux, si des voitures qui tournent sur un circuit, cela a du sens. » Jean-Paul, qui travaille dans le sport automobile
Souvent précoce, l’activisme écolo-familial peut aussi attendre le nombre des années. Depuis plus d’un an, Jean-Paul, tout juste sexagénaire, assiste un peu interloqué à la conversion de sa fille, une enseignante universitaire de 25 ans, au véganisme et à une écologie politique pure et dure. « En pratique, cela signifie que je ne peux plus l’accompagner au supermarché. Jamais rien ne va ; ni l’emballage ni le produit ni son utilité. Elle se propose de m’envoyer des tutoriels pour apprendre à faire nos propres produits ménagers et, l’autre jour, m’a fait une scène parce que nous avons racheté une machine à café à capsules », témoigne-t-il.
Son activité professionnelle, dans l’univers de la compétition automobile, inspire aussi sa fille : « Elle me demande si mon métier est vraiment sérieux, si des voitures qui tournent sur un circuit, cela a du sens. » « Au fond, je préfère qu’elle soit comme ça, considère Jean-Paul. Lorsqu’ils faisaient leurs études, je disais à mes trois enfants que je comptais sur eux pour prendre les choses en main car ma génération n’allait vraiment pas leur laisser un monde idéal. A l’époque, ma fille s’en fichait un peu. Qu’elle ait fini par s’en souvenir n’est pas pour me déplaire. »
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