ENQUÊTEPour faciliter l’accès des pays pauvres à certains traitements essentiels, de nouveaux modèles de développement des molécules et de gestion de la propriété intellectuelle ont vu le jour. Non sans certaines réticences. Enquête.
Au début des années 2000, le monopole conféré aux industries pharmaceutiques par le système des brevets fut au cœur de la lutte pour l’accès aux traitements contre le VIH dans les pays du Sud. Dans ceux qui étaient le plus touchés par la pandémie de sida, les patients infectés moururent par millions en raison du coût des traitements. Le scandale ainsi provoqué contraignit les pays du Nord à réagir.
En 2002 fut ainsi créé le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, dont la sixième conférence de reconstitution des ressources financières, qui s’est tenue à Lyon du 8 au 10 octobre, a permis la collecte de 14 milliards de dollars (12,7 millions d’euros). D’après ses estimations, 18,9 millions de personnes étaient sous traitement contre le VIH en 2018 dans les pays du Sud, grâce à son soutien financier qui permet l’accès aux médicaments génériques.
Coûts exorbitants
Une question centrale, celle de la propriété intellectuelle, était absente du programme de la conférence. Elle continue pourtant à diviser, et des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer les inégalités engendrées par le système des brevets, qui atteignent désormais les pays du Nord en raison des coûts exorbitants de nouveaux traitements contre les cancers, les maladies rares ou l’hépatite C.
« Le Fonds mondial concerne trois maladies qui sont le sida, la tuberculose et le paludisme. La question de la propriété intellectuelle se pose avec le sida car les antirétroviraux sont des médicaments très rentables [brevetés], et l’industrie pharmaceutique s’y investit. La tuberculose et le paludisme sont au contraire des maladies de pauvres pour laquelle elle développe très peu de recherche, dénonce Khalil El Ouardighi, de Coalition Plus, qui regroupe quinze organisations internationales de lutte contre le sida. Sur la tuberculose, mises à part la bédaquiline et la delamanide, récemment commercialisées, la plupart des médicaments disponibles sont anciens, et les labos ne les commercialisent pas car ils ne sont pas rentables. »
« Le discours qui justifie le système des brevets par la nécessité de financer les innovations en recherche et développement ne tient pas », Jean-François Alesandrini, du DNDI
« A partir du moment où vous avez un monopole, vous pouvez cadenasser le marché et vous tendez à une cherté du produit et à en limiter l’accès », complète Jean-François Alesandrini, conseiller auprès de Drugs for Neglected Diseases Initiative (DNDI), un organisme créé en 2003 pour favoriser le développement de médicaments contre les maladies négligées qui sévissent dans les pays du Sud.
« Le discours qui justifie le système des brevets par la nécessité de financer les innovations en recherche et développement ne tient pas. Il a été démontré depuis vingt ans que, mal utilisés, les brevets peuvent constituer un frein à l’innovation et à l’accès », précise-t-il.
Ebola, chikungunya, dengue…
Dénonçant l’abandon par la Coalition pour l’innovation en matière de préparation aux épidémies (CEPI) d’une politique de propriété intellectuelle audacieuse, la bataille engagée depuis quelques mois par Médecins sans frontières (MSF) témoigne des résistances.
Créé en 2017, en réaction à l’épidémie d’Ebola de 2014, sous l’impulsion du Forum économique mondial, le CEPI est financé à hauteur de 750 millions de dollars par des fonds publics norvégiens, allemands, canadiens et australiens, ainsi que par la Fondation Bill & Melinda Gates et le Wellcome Trust, deux puissantes fondations impliquées dans la santé publique des pays du Sud.
Il a pour vocation le financement de la recherche et du développement de vaccins contre les maladies émergentes à l’origine d’épidémies dans ces pays, dont Ebola, le chikungunya, la dengue, et le coronavirus responsable du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS).
En outre, il ne s’agit pas seulement de développer ces vaccins, mais également de les rendre accessibles aux populations concernées. « La raison d’être du CEPI est d’accélérer le développement de vaccins dans des pays où il n’y a pas d’intérêt commercial, explique Peter Piot, membre du comité “audit et risque” du CEPI. Lors de l’épidémie d’Ebola, en 2014, une des recommandations était de favoriser des mécanismes d’appui au développement des vaccins. Le CEPI ne doit pas favoriser les labos au détriment du contribuable. »
D’où l’importance pour le CEPI de se doter d’une politique d’accès qui, sans dissuader les laboratoires pharmaceutiques, prévienne la prise de monopole. Selon ses intentions initiales, les bénéficiaires de ses financements ne devaient pas faire de profit grâce aux produits développés au-delà d’une marge raisonnable convenue à l’avance.
Retour sur investissements
La première politique du CEPI prévoyait ainsi des engagements précis en matière de propriété intellectuelle, de fixation des prix, de transparence et de partage des connaissances et de l’information : « Le CEPI doit avoir accès à la propriété intellectuelle, aux savoir-faire, aux secrets commerciaux et à toute autre connaissance nécessaire au transfert de technologie dans le cas où les bénéficiaires de ses financements se désengagent du développement d’un vaccin. »
Mais, à l’automne 2018, cette politique a été remplacée par cinq grands principes généraux laissant une importante marge de manœuvre aux bénéficiaires de ses bourses, notamment aux industriels. Dans ses nouveaux contrats types pour le développement de vaccins contre le chikungunya et la fièvre de la vallée du Rift, le CEPI leur offre la possibilité de « détenir et d’utiliser toute propriété intellectuelle, donnée et matériaux résultant de ces recherches », promettant ainsi un retour sur investissements.
« La [nouvelle] politique du CEPI (…) constitue un inquiétant retour en arrière, car elle ne garantit plus que les vaccins financés par le CEPI seront rendus accessibles à un prix abordable », alertait MSF dans une lettre ouverte le 5 mars. L’ONG, qui avait contribué à l’élaboration de la première politique, y voit « un cas d’école sur la question du retour public sur l’investissement public ». « On perd la capacité de contrôler le prix, donc on se met en position de ne pas pouvoir garantir l’accessibilité », insiste par ailleurs Gaëlle Krikorian, responsable de la campagne pour l’accès aux médicaments essentiels de MSF.
Pour comprendre les enjeux de cette bataille, il faut remonter aux années 1990, lors la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), organisme international destiné à réguler les échanges commerciaux de manière à favoriser le libre-échange. Plusieurs géants de l’industrie pharmaceutique menés par Pfizer y virent le moyen d’imposer aux pays membres des règles qui restreindraient la production de médicaments génériques, librement autorisés dans les pays pauvres où ils leur faisaient concurrence.
En Afrique du Sud, le gouvernement de Nelson Mandela se trouva poursuivi par trente-neuf groupes pharmaceutiques, à la fin des années 1990, après le vote d’une loi contournant le système des brevets.
C’est ainsi que naquirent les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (Adpic), qui rendaient obligatoire l’usage de médicaments brevetés par l’ensemble des pays membres, avec pour justification la nécessité pour l’industrie de rentabiliser les coûts de la recherche et du développement de ses médicaments. Le chiffre annoncé régulièrement par ses défenseurs s’élevait à 2 milliards d’euros par molécule, sans que le détail des coûts en soit connu, ni le degré d’innovation représenté par ces médicaments.
Les accords Adpic prévoyaient aussi des mesures d’exception autorisant les gouvernements à produire ou à importer des génériques en cas de crise sanitaire. Mais l’apparition des médicaments antiviraux commercialisés en 1996 en révéla les limites.
En pratique, l’application de ces mesures était souvent suivie de sanctions ou d’actions en justice, comme lorsque, en Afrique du Sud, le gouvernement de Nelson Mandela se trouva poursuivi par trente-neuf groupes pharmaceutiques, à la fin des années 1990, après le vote d’une loi contournant le système des brevets. Il en résulta un procès à Pretoria, en 2001, dont le gouvernement sud-africain, soutenu par de nombreuses organisations internationales, sortit vainqueur.
Hiérarchiser les priorités de santé publique
En révélant le caractère mercantile du système des brevets, privilégiant l’intérêt du marché à celui de la santé publique, le procès de Pretoria marqua un tournant historique.
Les investissements de l’industrie pharmaceutique se concentraient par ailleurs sur les médicaments dont le marché lui était garanti, lui conférant le pouvoir de hiérarchiser les priorités de santé publique. Certaines pathologies touchant les pays les plus pauvres telles que la maladie de Chagas, le paludisme ou encore la maladie du sommeil étaient négligées. Une étude publiée en 1999 dans la revue Tropical Medicine & International Health révéla ainsi que, parmi l’ensemble des médicaments autorisés à l’échelle mondiale entre 1974 et 1997, moins de 1 % concernaient des maladies infectieuses tropicales.
La nécessité d’un rééquilibrage s’est donc imposée, et plusieurs organismes financés par des fonds publics et philanthropiques tels que ceux issus de la Fondation Bill & Melinda Gates virent ainsi le jour. Outre le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, d’autres organismes furent créés dont le DNDI, l’International AIDS Vaccine Initiative (IAVI), ou encore l’Alliance globale pour les vaccins et l’immunisation (GAVI).
Mais les financements ne suffisaient pas. Il fallait aussi sortir de la logique du marché et s’appuyer, pour la recherche et le développement, sur des modèles alternatifs à celui du système des brevets. D’où le modèle de partenariat de développement de produit ou PDP (pour product development partnership), fondé sur des plates-formes spécifiques à chaque produit, faisant intervenir aux différentes étapes du processus de recherche et de développement autant des chercheurs indépendants que des institutions publiques, des laboratoires pharmaceutiques ou encore des organismes philanthropiques, suivant les compétences et les moyens requis.
« Nouvelles manières de faire de la science »
Créé en 2003, à la suite d’une réflexion impulsée par MSF sur l’accès aux médicaments pour les maladies négligées et financé à hauteur de 60 millions d’euros par an par un ensemble de fondations, de gouvernements et d’institutions internationales, le DNDI a ainsi développé sept nouveaux traitements à partir de molécules existantes notamment contre le paludisme, la maladie de Chagas et la leishmaniose, ainsi qu’une nouvelle molécule contre la maladie du sommeil. Son credo ? Une politique rigoureuse d’encadrement de ses relations avec ses partenaires centrée sur l’accès aux médicaments.
« Ce qui fait l’originalité du modèle du DNDI, c’est que l’on est un chef d’orchestre virtuel, résume Jean-François Alesandrini. On favorise le développement de médicaments en rassemblant les compétences d’acteurs publics et privés, du Nord comme du Sud, et en gardant le contrôle sur l’ensemble de la chaîne du médicament. Cela passe par des mécanismes et des financements nouveaux, et parfois aussi par de nouvelles manières de faire de la science en faisant circuler les connaissances, notamment en partageant gratuitement les informations en open source. »
« Notre approche est pragmatique. Suivant les besoins, nous impliquons différents acteurs aux différentes phases du processus de R&D », Jean-François Alesandrini, conseiller du DNDI
L’initiative s’appuie sur des principes fondamentaux clairement définis, gardant en ligne de mire l’accès aux traitements pour les patients dits « négligés ». « Notre approche est pragmatique. Suivant les besoins, nous impliquons différents acteurs aux différentes phases du processus de recherche et de développement, complète le conseiller du DNDI. En matière de propriété intellectuelle, nous cherchons les compromis qui incitent les industriels à travailler avec nous, tout en veillant à ne pas compromettre l’accès. S’il est dans l’intérêt du projet de laisser à l’industriel la propriété intellectuelle sur le produit, nous le faisons à condition qu’il s’engage sur cette question. »
En 2007, le DNDI a ainsi engagé un partenariat avec Sanofi pour le développement d’un traitement contre le paludisme, l’ASAQ. Le produit a été distribué à prix coûtant par les grands programmes internationaux de santé publique, tout en laissant à Sanofi la propriété intellectuelle pour la distribution dans le domaine privé.
« Pour le développement d’un nouveau traitement à partir de molécules existantes, les coûts pour le DNDI sont compris entre 3 millions et 18 millions d’euros, et entre 55 millions et 58 millions d’euros pour les nouvelles molécules contre la maladie du sommeil, par exemple, complète Pascale Boulet, membre du DNDI. On est loin des 2 milliards d’euros annoncés par l’industrie pharmaceutique. »
« Contrôle sur toute la chaîne du médicament »
Le DNDI a également créé en 2016 le Partenariat mondial pour la recherche et le développement sur les antibiotiques (Gardp), dont l’objectif est de développer des traitements palliant les résistances bactériennes.
« Dans une première étape, nous établissons les priorités pour la santé publique en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et nous faisons un tour d’horizon afin de définir le produit le plus intéressant, explique Manica Balasegaram, directeur du Gardp. L’idée est de reprendre le contrôle sur toute la chaîne du médicament, depuis la définition des priorités de santé publique jusqu’à l’utilisation des traitements dont les mauvais usages favorisent l’émergence des résistances. »
Si le DNDI parvient à s’imposer par la rigueur de sa politique, qu’en est-il des autres organismes créés sur le modèle des partenariats de développement de produit, après la prise de conscience des failles du système des brevets ? Il en existe au total une quinzaine, consacrés au développement de traitements contre la tuberculose et le paludisme ou encore à la mise au point de tests diagnostiques.
Aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) a ainsi récemment autorisé la pretomanide, un antituberculeux développé par l’un d’entre eux, TB Alliance, pour lutter contre les formes de tuberculose multirésistantes aux antibiotiques.
« Dans la pratique, ces organismes produisent des résultats mitigés, commente Benjamin Coriat, économiste à l’université Paris-XIII. Il faut voir les conditions réelles dans lesquelles ils s’appliquent. C’est la question essentielle. »
Tout en louant l’autorisation accordée à la pretomanide, MSF s’inquiétait, dans un communiqué publié en août, des conditions dans lesquelles la compagnie américaine Mylan, à laquelle TB Alliance a octroyé une licence, va permettre l’accès au traitement. « L’autorisation de ce nouveau traitement par la FDA est une première étape », insistait ainsi Sharonann Lynch, conseillère pour le VIH et la tuberculose au sein de la campagne pour l’accès aux médicaments de l’ONG. « Nous avons maintenant besoin que la pretomanide soit enregistrée et disponible à un prix abordable dans tous les pays, et en priorité dans ceux les plus touchés par la tuberculose », précisait-elle.
« L’accès, une question essentielle »
Au sein du CEPI et dans le milieu de la santé publique mondiale, les jeux d’influence se poursuivent entre les défenseurs du système des brevets et ceux, de plus en plus nombreux, qui souhaitent que le secteur public reprenne le contrôle de la santé publique. « Lorsque la première politique du CEPI a été révisée par l’ensemble des partenaires concernés, il est apparu qu’elle manquait de flexibilité et qu’elle imposait des règles trop restrictives. Chaque candidat vaccin est unique, tout comme la manière dont il va être développé, et ces règles risquaient d’être dissuasives », justifie Rachel Grant, directrice de la communication au CEPI.
« Le CEPI s’engage sur la question de l’accès, et nous avons récemment créé un comité consacré à cette question. Et la première étape de l’accès, c’est le développement du vaccin que nous devons garantir. C’est la raison pour laquelle le CEPI ne cherche pas à détenir la propriété intellectuelle, car cela constituerait une barrière insurmontable pour certains de nos partenaires. Les technologies et les plates-formes dont nous allons financer le développement leur serviront en effet pour le développement d’autres produits que nos vaccins », insiste-t-elle.
« Le CEPI a le pouvoir de discuter avec les laboratoires pharmaceutiques. Il faut qu’il impose des obligations aux bénéficiaires de ses bourses de financement. Il n’y a pas de marché pour les vaccins qu’il développe, mais il faut trouver une solution pour que le privé et le public travaillent ensemble en gardant des principes », rétorque Manica Balasegaram.
« La question de l’accès est de plus en plus considérée comme essentielle, et l’industrie pharmaceutique est en train de le réaliser, conclut Charles Gore, du Medicines Patent Pool, un organisme onusien qui favorise la production de médicaments génériques. La dimension non éthique de ce système devient de plus en plus visible. »
Un fonds commun de licences médicales
Créé en 2010 à l’initiative de Unitaid, une organisation de l’ONU hébergée par l’OMS, le Fonds commun de brevets médicaux vise à rendre accessibles des médicaments aux pays délaissés par l’industrie pharmaceutique. « Nous demandons aux industriels des autorisations pour fabriquer et vendre ces molécules dans les pays émergents et dans les pays en développement », explique Charles Gore, son directeur :
« Nous faisons un calcul fondé sur une estimation de la taille du marché pour évaluer le nombre optimal de génériqueurs à mettre en concurrence, afin de créer un marché le plus équilibré possible. Cela repose sur un principe gagnant-gagnant à l’intérieur du système des brevets qui permet de le rééquilibrer en intégrant les enjeux de santé publique. »
Soutenu notamment par le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, le Fonds a commercialisé des traitements antiviraux contre le VIH au prix de 75 dollars (68 euros) par personne et par an dans de nombreux pays émergents et du Sud. L’octroi de ces licences permet aussi d’améliorer les formulations en les adaptant aux enfants ou en rassemblant plusieurs médicaments dans un seul comprimé. Depuis 2015, le Fonds a étendu ses compétences aux traitements contre l’hépatite C et la tuberculose et étudie, depuis 2017, leur extension aux médicaments essentiels listés par l’OMS.
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