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lundi 16 septembre 2019

Pascal Chabot : «Il faut penser la qualité comme une nouvelle "figure du bien"»

Par Nicolas Celnik — 

Pascal Chabot : «Il faut penser la qualité comme une nouvelle 'figure du bien'»
Pascal Chabot : «Il faut penser la qualité comme une nouvelle "figure du bien"» Photo Plainpicture


Qualité de vie, qualité de soin, contrôle qualité… Dans son dernier livre, «Traité des libres qualités» (Puf), le philosophe tente d’analyser le monde à travers cette notion impossible à définir mais qui s’est propagée à toute la société.

«Qu’est-ce donc le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus.» La question que s’était posée Saint-Augustin vaut pour d’autres concepts qui colmatent utilement des brèches d’impensés dans le langage. Sur quels critères définir un livre de qualité ? Vous obtiendrez à cette question autant de réponses différentes que de personnes interrogées. Continuant un projet entamé avec Global burn-out (2013), l’Age des transitions (2015) ou Exister, résister, ce qui dépend de nous (2017), Pascal Chabot, philosophe enseignant à l’Ihecs (Bruxelles), exhume, dans son Traité des libres qualités (Puf, septembre 2019) le concept pour interroger le monde industriel et techno-capitaliste.

Si l’on se demande ce qui fait la qualité d’une chose, il est impossible d’en donner une définition exacte. Qu’est-ce que cette notion de qualité ?
J’ai travaillé sur la qualité parce que je me suis aperçu qu’elle revenait souvent dans mon langage, et que je m’en sortais à trop bon compte, sans avoir besoin de lui donner du sens. Or je pense que c’est ce qu’il faut demander à la philosophie : déplier les concepts par lesquels nous faisons passer ce qui n’a pas été pensé. La qualité est une abstraction : elle ne renvoie pas à une réalité concrète. Il me semble qu’il n’est pas possible de la définir en la délimitant. Plutôt que d’en tracer les contours, j’ai souhaité voir la multiplicité de ses formes et de ses interprétations. J’ai confronté plusieurs types : la qualité humaine, subtile et impalpable ; celle qui détermine les caractéristiques des produits industriels ;la qualité de l’air, analysée et réglementée ; la qualité de vie au travail ou dans les soins, qui est une revendication politique. Face à une notion aussi transversale, on peut bien sûr se demander s’il faut conserver le mot. C’est le pari que j’ai fait.
Pourquoi ce concept n’a-t-il pas été plus largement étudié par les philosophes ?
Si le mot n’a pas été souvent mis en exergue, il est présent chez Pascal et Spinoza, il est agissant chez Bergson et Merleau-Ponty, ou chez d’autres philosophes qui s’intéressent à la perception et aux qualités sensibles, comme Hamelin. La qualité est tout de même une catégorie aristotélicienne, ce qui n’est pas rien ! Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela qu’elle a été acceptée sans être interrogée.
Or les rapports de force qui la traversent me semblent beaucoup plus visibles et déterminants aujourd’hui que dans une époque prétechnologique. J’ai voulu en faire une nouvelle «figure du bien» pour montrer qu’elle tend à remplacer la notion de bien, plus morale et religieuse.
En quoi ce concept est-il pertinent pour interroger notre monde actuel ?
C’est une notion devenue problématique dans notre civilisation - autour par exemple de la qualité de l’air ou de l’alimentation -, et dont la philosophie des XIXe ou XXe siècles n’aurait pu s’emparer de la même manière. Pour bien comprendre les choses, il faut en revenir à Descartes. S’il étudie ce concept, c’est d’abord pour congédier ce qu’on appelait alors les «qualités occultes». La philosophie ancienne et médiévale se servait de ce terme pour désigner ce sur quoi elle manquait de savoir scientifique : si le feu est chaud, c’est grâce à une qualité occulte. Descartes, assez génialement, fait le distinguo : il y a d’une part les qualités premières, celles qui sont objectives et mathématisables, comme la longueur et la largeur d’une feuille, qui sont paradoxalement exprimables en quantités ; d’autre part, les qualités secondes, liées à la perception, comme la couleur. Il promeut les premières, par lesquelles la nature se révèle écrite en langage mathématique.
Quelles sont les conséquences de cette distinction ?
La modernité et le primat de la raison se développent ainsi sur une interprétation de la qualité qui laisse de côté le monde sensible. Mais l’artisanat, et l’industrie ensuite, se sont autrement emparés des qualités secondes. C’est ce qu’il nous faut penser. Car qu’est-ce que l’industrie sinon une manière de façonner le réel pour reconstruire artificiellement des qualités sensibles, qu’il s’agisse d’une odeur, d’une saveur ou de la résistance d’un métal ? L’évolution de la technologie a permis à l’industrie de s’emparer de ce que Descartes jugeait malaisé à décrire pour faire mieux que le décrire : le produire artificiellement.
Ce sont ces «qualités artificielles» qui justifient que la philosophie s’en empare à nouveau ?
Notre monde est plein de qualités artificielles produites et rationalisées. De manière post-cartésienne, il faut réfléchir à cette triade : qualités premières, secondes et artificielles. Descartes avait raison d’établir cette distinction ; mais la rationalité des qualités premières est revenue transformer les secondes en les artificialisant. C’est le triomphe de la modernité, qui est souvent parvenue à élucider ces anciennes «qualités occultes» : on sait aujourd’hui pourquoi le feu chauffe. Mais des phénomènes lui échappent bien sûr encore, comme la naissance d’une relation, d’une amitié, la création, l’inspiration. L’obscur n’est pas entièrement congédiable. Pourquoi une fleur croît-elle ? Les biochimistes savent dire par quels processus elle éclot, mais enfin, la question de la vitalité de la vie demeure. Quelque chose excède la simple analyse scientifique.
La science a donc la prétention de déterminer ce qu’est la qualité via, aujourd’hui, les contrôles de qualité. Est-ce une faiblesse du concept ?
Non : l’interprétation technoscientifique de la qualité, qui est à l’origine des réglementations, est extrêmement importante. Quiconque prend le TGV est bien heureux que tous ses composants soient soumis à un contrôle de qualité. La question est de savoir : qui contrôle les contrôleurs, et qui édicte les réglementations ? Et puis, la mentalité d’un contrôle des qualités devient parfois impérieuse, voulant évaluer l’humain, selon la croyance que toute qualité est contrôlable. Pour opposer un front de résistance à cette tendance de fond, je mets en avant les libres qualités, qui sont les qualités humaines. L’enjeu est de faire cohabiter qualités contrôlées et qualités libres au profit des secondes.
A ces figures, vous opposez le concept du «merdique».
C’est un repoussoir, dans la mesure où, si la qualité est une figure du bien, il y a des figures du négatif contemporain, qui ne sont plus de l’ordre moral ni idéologiques. Elles peuvent venir de l’expérience que l’on fait d’un produit foireux, de vins coupés à l’antigel, de nuggets sans poulet… Le problème n’est pas la technique, mais la production technique de merdique.
Quels rapports de force se nichent derrière la notion de qualité ?
Ils sont extrêmement nombreux. Les combats écologiques en sont un bon exemple : le glyphosate oblige à définir la qualité de vie des agriculteurs, des consommateurs, la qualité des produits, celle de la terre… Il n’y a jamais d’unanimité sur cette notion de qualité, elle est intrinsèquement diverse. C’est l’arène des combats d’aujourd’hui, comme le fut naguère la notion de bien, que l’on ne peut pas définir non plus. Et il me semble intéressant d’en pister les objectivations possibles. Il y a une certaine maturité à chercher à faire coexister des visions multiples de la qualité, plutôt que suivre une métaphysique du bien.
Vous forgez le concept de qualitarisme pour remplacer le fonctionnalisme : faut-il arrêter de se demander «si» un avion fonctionne, mais plutôt «comment» il vole ?
Oui, si dans ce «comment» on s’interroge sur quelque chose qui excède l’utilité. Scientifiques et ingénieurs ont une philosophie spontanée, qui dit "il faut que ça fonctionne". C’était la grande pensée technique, celle du XXe siècle : créons ce nouveau qui fonctionne. Désormais, ce nouveau, nous l’avons, nous le connaissons. Prendre l’avion n’est plus quelque chose d’inouï. Mais alors, la question c’est : comment ? Il fut une époque où l’on n’avait le choix, pour traverser l’Europe, qu’entre la marche et le cheval - et le cheval n’était pas accessible à tous.
Aujourd’hui, on peut le faire en train, en avion, en trottinette électrique… La question contemporaine est alors : quels sont les impacts de telle façon de faire ? Quelles sont les manières ? Qu’est-ce qu’elles disent des valeurs d’une personne : son rapport à l’accélération, à la vitesse, au paysage… Le qualitarisme, c’est vraiment une question pour un âge technique post-métaphysique.
«Traité des libres qualités», Pascal Chabot, Puf, septembre 2019.

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