«Ecrits stupéfiants» dresse un inventaire inédit qui, de l’Antiquité à nos jours, recense les textes d’auteurs, fameux ou de moindre renommée, ayant pris divers psychotropes pour exercer leur art, ou simplement pour sujets.
Faut-il en avoir pris pour avoir envie d’en parler ? Est-il préférable d’avoir plané dans les paradis artificiels, dixit Baudelaire, pour, comme l’amoureuse éconduite avec la littérature de la passion, vouloir lire ceux qui les ont arpentés, décrits, maudits ? C’est à cela que l’on songe à la lecture de l’étonnante introduction d’Ecrits stupéfiants. Cécile Guilbert, auteure d’essais sur Saint-Simon, Guy Debord et Andy Warhol, de nombreuses préfaces à des œuvres, celles de Vladimir Nabokov, de Sacher-Masoch ou de Bret Easton Ellis, personnalité devine-t-on à l’engagement absolu et exhaustif, a goûté à pas mal de substances psychotropes. Ether à 13 ans, LSD à 14, cannabis à 15, cocaïne à 16, héroïne à 19, space cookie à 20 ans… Mais, dit-elle, elle a n’aura pas eu l’occasion d’expérimenter les effets de la mescaline comme Henri Michaux, et elle se serait «longtemps damnée pour fumer de l’opium», idole ténébreuse de Thomas de Quincey.
Par ailleurs, sans trop de regrets manifestes, elle a «raté la décennie de l’ecstasy et toutes les drogues synthétiques qui ont suivi», mais continue de sacrifier à la fumette et au sniff de temps à autre. Ces préliminaires autobiographiques, aveux de consommation francs et vifs, se doublent d’un fin récit de vie marquée par la mort de proches, avec les spectres du suicide et de l’overdose, mais aussi d’un parcours où la littérature, autre drogue dure, lui a fait lâcher une «vieille passion» pour un autre «état d’addiction», beaucoup moins périlleux pour l’âme et le corps. On y ressent aussi, dans cette introduction fort personnelle, une ligne de vie en asymptote métaphysique, où l’Inde et le taoïsme ont joué un rôle, et où une lucidité de repentie lui a fait choisir «l’aventure de la liberté libre qui augmente les forces au lieu de les déliter».
C’est effectivement un tour de force qui suit ces premières pages : une anthologie qui rassemble et organise la masse d’écrits sur les stupéfiants, et ce d’Homère à Will Self, extrêmes bornes temporelles d’une foultitude de plumes connues et inconnues, de textes «aussi géniaux que nuls». Dans la dernière ligne droite de cet impressionnant travail de bénédictin de la came dans lequel elle s’était lancée en 2010, l’auteure a encore pu étoffer son volume grâce à la rencontre avec un précieux collectionneur. Ainsi lui doit-elle notamment la découverte de textes de Fernando Pessoa, Isabelle Eberhardt et d’un certain Théo Varlet, «figure attachante injustement tombée dans l’oubli» qui s’essaya à 30 ans au haschisch et lui consacra plusieurs textes d’expérimentations de «premier ordre».
Sérums de vérité
Ce recensement de la défonce en mots n’existait pas jusqu’à présent. Et c’était «incompréhensible si l’on pense à l’immense intérêt de son sujet : les drogues, mais surtout la littérature et l’imaginaire des drogues - à savoir la somme d’expériences individuelles relatives à l’absorption de substances psychotropes enregistrées depuis que l’espèce humaine peuple la Terre». A ce propos, on se souvient d’un recueil passionnant dans le genre, signé de l’apothicaire suisse François Rouiller, consacré à la drogue et à la toxicomanie dans la science-fiction (Stups & Fiction, Encrage), qui référençait joyeusement l’arsenal de drogues inventées, euphorisants, sérums de vérité, aphrodisiaques, cyberdrogues avec quelques écrivains qui se retrouvent aussi dans cette gigantesque compilation-ci, Aldous Huxley, William Burroughs ou le maître psychonaute Philip K. Dick au firmament d’un incontournable Substance mort. Il y a forcément un moment de vérité dans la boulimie du collectionneur, celui où doit entrer en scène l’esprit rangeur soucieux de guider le lecteur dans les couches d’accumulation. La visite de cette psychopharmacopée aurait pu obéir à un principe chronologique, mais Cécile Guilbert a préféré une classification par grandes familles et a repris pour cela la première de l’histoire, établie en 1928 par le pharmacologue allemand Louis Lewin. Celle-ci, effectivement très évocatrice et à fibre littéraire, distinguait cinq classes de drogues psychotropes : Euphorica (calmants de l’activité psychique, où elle range l’opium, la morphine, l’héroïne), Phantastica (agents hallucinogènes ou onirogènes, soit le cannabis, le peyotl, la mescaline, l’ayahuasca, les champignons hallucinogènes, le LSD), Inebriantia (substances enivrantes, soit l’éther, le tétrachlorure de carbone et le protoxyde d’azote), Excitantia (stimulants psychiques, soit la cocaïne, le crack, les amphétamines et l’ecstasy) et Hypnotica (calmants et somnifères). Cette dernière étant absente du volume «par défaut de littérature ad hoc». Ce qui est l’inverse de l’opium et du cannabis, qui ont inspiré de tout temps et se taillent la part du lion.
«Je patouillais dans l’indéterminé»
Ces textes sont de tous ordres, même si chaque drogue suscite des approches différentes, ainsi de l’opium qui irrigue davantage un imaginaire du rituel oriental et élégiaque que la morphine, la «fée grise», souvent esclavage autodocumenté. Ce sont des écrits multiformes. Du reportage, dans une luxueuse fumerie à la Cité impériale en 1901 chez Pierre Loti, qui avait lui-même une fumerie d’opium à Rochefort et avait souvent «tiré sur le bambou». Du journal, chez ce morphinomane anonyme qui retrace méticuleusement quatorze années d’intoxication, entre 1880 et 1894, et ses piètres résolutions pour diminuer («Défaite et abus, serai-je raisonnable demain ?»). De la fiction, dans l’Homme au bras d’or (1950) de Nelson Algren, histoire d’un junkie en quête de rédemption («Image projetée de ma souffrance devenue trop intense pour être supportée. Image de quelqu’un si fort croché par la morphine qu’à lui seul il ne se débarrassera pas du singe. Il y a peu de façons d’aider les tristes camés en loque de la rive ouest.») De la correspondance, chez Balzac, qui a un peu participé aux réunions du Club des Hashischins à l’hôtel de Lauzun, club dédié à l’expérience des drogues assidûment fréquenté en revanche par son ami Théophile Gautier, mais il y a quand même goûté à la «confiture verte» comme il l’écrit à la comtesse Hanska le 6 janvier 1846 : «D’ailleurs, mon parti, si tu me quittais, si tu m’abandonnais, si tu ne voulais plus de moi, est pris. C’est pour cela que j’ai essayé le hachich. On se rend imbécile en deux ans, et l’on reste sans rien savoir des peines ni des plaisirs de la vie, si l’on ne meurt pas.» De l’autobiographie, chez Clara Malraux, qui raconte dans Nos Vingt Ans (1966) comment son mari l’initie au chanvre indien un soir avant le dîner avec un tel effet qu’il pense avoir peut-être forcé sur la dose. «Mon passé m’avait été arraché, ma personnalité même, je patouillais dans l’indéterminé. Qui étais-je ? Pourquoi la perte de soi est-elle si terrible ?» Du rapport scientifique, chez le chimiste suisse et inventeur du «plus puissant hallucinogène de tous les temps», Albert Hofmann, qui crée en 1943 le LSD en synthétisant les alcaloïdes de l’ergot de seigle. «J’étais conscient que le nouveau principe actif LSD, écrit-il, compte tenu de ses caractéristiques, serait vraisemblablement utile en pharmacologie, en neurologie, et particulièrement en psychiatrie, qu’il susciterait l’intérêt des spécialistes. Mais ce que je ne pouvais pas imaginer à l’époque, c’est que, en dehors du domaine médical, cette nouvelle substance pourrait être utilisée plus tard comme drogue dans les milieux toxicomanes.» De la poésie, chez l’Allemand Gottfried Benn : «Tu me donnes l’effritement du moi, le doux,/ le profondément désiré : déjà ma gorge est âpre,/ déjà le son étranger est aux soubassements/ des formes non mentionnées de mon moi.» («Cocaïne», 1917).
Ce recueil constitue, comme le souligne son instigatrice et enquêtrice, une histoire parallèle de la littérature par l’ampleur des sources qui parlent de drogues, qu’elles soient le récit des usagers eux-mêmes ou le vécu de personnages, en écartant la drogue comme accessoire dans une intrigue. Selon elle, «décrire des sensations comme les effets sur soi-même de stupéfiants apparaît comme un des exercices littéraires les plus difficiles qui soit», ce qui peut être «un baromètre pour saisir si on a à faire à un bon écrivain». Elle classe un Edgar Allan Poe comme un cas à part, qui met sans arrêt de l’opium dans ses textes à titre de procédé et de déclencheur d’états mentaux étranges ou d’atmosphères angoissantes, alors qu’il ne fut jamais opiomane, malgré sa tentative de suicide au laudanum en 1848.
«Lubrifiant du capitalisme»
Les amphétamines, qui ferment cet inventaire, sont en général des substances qu’on prend pour écrire plutôt que d’écrire sur elles. Aujourd’hui, si on voit couramment des drogues circuler dans les romans contemporains, elles sont plus des éléments de contexte et de situation. Pour Max Milner, l’imaginaire des drogues s’était arrêté à Michaux. Cécile Guilbert, qui pousse à Will Self, le pense affaibli. Elle voit deux tendances actuelles : une consommation de psychostimulants de synthèse, vécue dans une routine triste, guère hédoniste, qui servent comme soutien dans le système, qui agissent comme «un lubrifiant du capitalisme» ; et une vogue des plantes psychédéliques en lien avec le développement personnel et le néochamanisme. Où sont passés les vertiges de paradis et d’enfer qui faisaient couler une encre de brume et de sang ? «L’ivresse, écrivait Gérard de Nerval, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’âme ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit comme prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clef à la porte du cachot.»
Cécile Guilbert
Écrits stupéfiants
Drogue & littérature d’Homère à Will Self
Robert Laffont «Bouquins», 1440 pp.
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