ENQUÊTELongtemps assimilée à l’adultère, l’insémination artificielle avec donneur a été présentée comme un traitement médical afin de la rendre moralement acceptable. Aujourd’hui, cette fiction thérapeutique est bousculée par l’ouverture du procédé à toutes les femmes.
C’est une petite musique qui s’est peu à peu imposée dans les débats de bioéthique : en ouvrant l’insémination artificielle avec donneur (IAD) aux couples de femmes ou aux femmes seules, la France s’apprêterait, dans une étrange et coupable inconscience, à accomplir un « saut anthropologique » majeur. A l’ambition légitime de lutter contre l’« infertilité médicale » des couples hétérosexuels stériles, se substituerait un combat déraisonnable contre l’« infertilité sociale » des femmes homosexuelles ou célibataires. De La Manif pour tous à certains élus Les Républicains, le discours est le même : sous les dehors anodins d’une quête d’égalité, se dissimulerait une fracture éthique sans précédent.
L’abolition de la frontière entre infertilité « médicale » et « sociale » constituerait ainsi, selon La Manif pour tous, un véritable « détournement » des lois de bioéthique. « La souffrance des couples infertiles ne pourra jamais être comparée à la situation d’une femme célibataire ou d’un couple de femmes qui n’ont pas d’enfant, non pas en raison d’une pathologie, mais parce qu’elles n’ont pas de relations sexuelles avec un homme », affirme-t-elle. La « PMA pour toutes » pervertirait, selon elle, le sens de l’insémination artificielle avec donneur : ce geste destiné à aider les couples hétérosexuels plongés dans le malheur de l’infertilité servirait désormais les « caprices » des femmes homosexuelles ou célibataires.
Si cette distinction entre l’infertilité « médicale » des couples hétérosexuels et l’infertilité « sociale » des femmes seules ou en couple s’est imposée sans mal dans le débat public, c’est parce qu’elle repose sur une assertion qui semble, à première vue, aller de soi : l’insémination artificielle avec donneur est une démarche thérapeutique. Qui ne souscrirait pas, spontanément, à cette idée qui semble si juste, si intuitive, si naturelle ? Lorsqu’ils souhaitent avoir des enfants, les couples confrontés à une stérilité masculine confient en effet leur destin à des équipes revêtues de blouses blanches : ils consultent des spécialistes, font des bilans médicaux, fréquentent assidûment les hôpitaux. C’est d’ailleurs l’assurance-maladie qui prend en charge leur parcours de soins.
Dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation, le « caractère pathologique de l’infertilité » doit être médicalement diagnostiqué, affirme solennellement la loi
Au cas où un doute émergerait, le Code de la santé publique viendrait immédiatement le dissiper. Dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation, le « caractère pathologique de l’infertilité » doit être médicalement diagnostiqué, affirme solennellement la loi. « Cette exigence est une constante de notre droit et participe de l’indication médicale que doit suivre la PMA, souligne la juriste Maryline Bruggeman, maîtresse de conférences à l’université Toulouse-I-Capitole dans Les Cahiers français (n° 402, janvier-février 2018). Depuis 1994, celle-ci est menée par une équipe médicale dans une démarche de soins et ne peut être mise en œuvre que si, pour des raisons médicales, la procréation est impossible (infertilité médicalement diagnostiquée) ou dangereuse (risque de transmission d’une maladie grave à l’enfant ou au partenaire). »
Un geste artisanal
Cette profession de foi masque pourtant une ambiguïté : l’insémination artificielle avec donneur a beau être réalisée dans un cadre hospitalier, elle n’a rien de thérapeutique. « Une restauration des trompes soigne une femme infertile mais une insémination artificielle avec donneur relève d’une tout autre logique : elle ne guérit pas l’homme stérile, souligne la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, auteure de Voyage au pays des infertiles (Odile Jacob, 2014). C’est même parce que les médecins ne parviennent pas à soigner l’infertilité masculine qu’ils proposent une insémination avec le sperme d’un tiers. C’est un aménagement social, pas un parcours de soin. Les gamètes des donneurs ne sont en rien des médicaments. »
« L’insémination artificielle avec donneur a toujours été une PMA sociale. Ce n’est pas un traitement contre la stérilité », souligne la sociologue Irène Théry
Le fait que la stérilité de l’homme ait des origines médicales ne change rien. « Il faut distinguer la raison de la consultation, qui, selon le droit actuel, doit être une infertilité pathologique, de l’acte que l’on met en œuvre après la consultation, qui, lui, n’est pas thérapeutique, souligne la sociologue Irène Théry. L’insémination artificielle avec donneur a toujours été une PMA sociale. Ce n’est pas un traitement contre la stérilité : c’est un arrangement qui fait intervenir un tiers donneur de sperme. Un enfant naît, mais le père reste stérile et le couple ne procrée pas ensemble. » Cette technique ne soigne pas l’infertilité, renchérit le sociologue Bertrand Pulman dans Mille et une façons de faire les enfants (Calmann-Lévy, 2010), elle la « contourne ».
Si cette évidence est aujourd’hui si difficile à concevoir, c’est parce que les lois de bioéthique mêlent indistinctement, dans leur réflexion sur les « progrès de la connaissance », toutes les techniques de procréation médicalement assistée, qu’il s’agisse de l’insémination artificielle avec donneur (IAD) ou de la fécondation in vitro (FIV). Dans la panoplie des gestes proposés par la médecine, l’IAD occupe pourtant une place résolument à part – parce qu’elle est un arrangement social, et non une thérapeutique, mais aussi parce qu’elle est un geste artisanal pratiqué clandestinement depuis le début du XIXe siècle, et non une technique de pointe liée à la révolution médicale de la fin du XXe siècle.
Réprobation morale
Si la fécondation in vitro (FIV) ou le diagnostic préimplantatoire (DPI) exigent des compétences médicales poussées, l’insémination avec donneur est en effet un geste rudimentaire : il consiste à déposer la semence masculine dans les voies génitales de la femme. Les couples d’homosexuelles le savent d’ailleurs fort bien : depuis une trentaine d’années, elles bricolent, faute de mieux, des inséminations artisanales à domicile avec le sperme d’un ami. Avant elles, des milliers de femmes mariées à des hommes infertiles ont eu recours à ce procédé : depuis le début du XIXe siècle, beaucoup de médecins pratiquent clandestinement ce geste dans leurs cabinets.
L’insémination artificielle est en effet née il y a deux siècles. En 1780, un savant et homme d’église italien, Lazzaro Spallanzani, réussit la première insémination, non sur une femme, mais sur un caniche femelle. Son ami, le naturaliste suisse Charles Bonnet, pressent alors que cette pratique bouleversera un jour la reproduction humaine. « C’est là une des plus grandes et des plus intéressantes nouveautés qui se soient offertes aux yeux des naturalistes et des philosophes depuis la création du monde, écrit-il avec enthousiasme à Spallanzani. (…) Je ne sais même pas si ce que vous venez de découvrir n’aura pas quelque jour dans l’espèce humaine des applications auxquelles nous ne songeons et dont les suites ne seront pas légères. »
Charles Bonnet voit parfaitement juste. Dès 1803, un médecin français, Michel-Augustin Thouret, publie un opuscule affirmant « que l’on peut créer des enfants avec le concours des deux sexes mais sans leur approche ». Inspiré par les travaux de Lazzaro Spallanzani, il insémine une femme de 25 ans grâce à une seringue en étain remplie de sperme du mari : elle accouche d’un fils alors que « l’acte de la consommation du mariage n’a point eu lieu entre les époux ». Malgré la réprobation morale suscitée par cette pratique assimilée à l’adultère, l’insémination fait discrètement école. « Entre 1847 et 1864, quatre communications sur ce thème sont déposées à l’Académie des sciences – sous la forme de plis cachetés, ce qui témoigne de l’embarras à aborder ce sujet », explique le sociologue Bertrand Pulman.
Fantasmes d’adultère
En 1884, un pas supplémentaire est franchi : à Philadephie, un médecin utilise pour la première fois, dans le cadre d’une insémination artificielle, non pas le sperme du mari, mais celui d’un donneur. La scène est racontée en 1909 par l’un de ses élèves dans la revue Medical World : le docteur William Pancoast aurait, sans la prévenir, inséminé une femme quakeresse chloroformée avec le sperme d’un étudiant en médecine. Nul ne peut aujourd’hui garantir la véracité de cette histoire mais ce qui est sûr, c’est que l’insémination artificielle avec donneur se développe : en 1934, la revue Scientific American affirme qu’entre 50 et 150 naissances sont obtenues, chaque année, par ce biais aux Etats-Unis.
Si la technique se répand, elle reste cependant confidentielle, honteuse, voire secrète
Si la technique se répand, elle reste cependant confidentielle, honteuse, voire secrète. Parce qu’elle élimine l’acte sexuel de la procréation, parce qu’elle exige un geste de masturbation, parce qu’elle fait planer des fantasmes d’adultère autour du couple, l’insémination artificielle avec donneur est considérée, au XIXe comme au XXe siècle, comme une pratique hautement répréhensible. En 1949, l’Académie des sciences morales et politiques la condamne d’ailleurs sévèrement en l’assimilant à un adultère. « Le fait d’intégrer frauduleusement dans une famille un enfant qui portera le nom du père légal et qui s’en croira le fils doit être considéré comme une atteinte aux assises du mariage, de la famille, de la société. »
L’Eglise catholique, qui estime que l’insémination est une violation inacceptable de la « loi naturelle », juge, elle aussi, ce geste profondément immoral. Dès 1897, à la question « Une fécondation artificielle de la femme peut-elle être mise en œuvre ? », la congrégation du Saint-Office répondit laconiquement : « Non licere » (« n’est pas permis »). « Cette intransigeance est réaffirmée à l’occasion d’une nouvelle saisine du Saint-Office en 1929, avant que l’encyclique Casti connubii de 1930 ne rappelle le caractère sacré des “lois de la nature” », précise le chercheur Fabrice Cahen dans les Annales de démographie historique. En 1987, cette position est fermement réitérée dans l’instruction Donum vitae préparée par le cardinal Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI.
Bataille de respectabilité
C’est pour effacer cette longue histoire de secret, de honte et de péché que le professeur Georges David tente, au début des années 1970, de donner – enfin – ses lettres de noblesse à l’insémination artificielle avec donneur. Pour ce médecin biologiste qui fonde le premier Centre d’étude et de conservation du sperme (Cecos), la respectabilité passe par la médicalisation : pour que ce geste pratiqué dans l’opprobre et la clandestinité depuis près de deux siècles devienne moralement acceptable, il faut, selon lui, que cet arrangement social associé à l’adultère se transforme en un traitement médical dispensé dans un milieu hospitalier.
A l’époque, la médicalisation de ce geste fait l’objet de longs débats. « J’ai participé, avec des médecins et des prêtres, à un séminaire organisé dans les années 1970 par le professeur David chez les jésuites, se souvient la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, qui a été l’une des premières psychologues des Cecos. Georges David voulait moraliser cette technique mais il était un peu perplexe : il était catholique et il savait que l’Eglise pouvait considérer cette procédure comme une forme d’adultère. Pour tenir ce soupçon à distance, il a donc insisté sur son aspect médical, voire thérapeutique : le donneur de sperme a été masqué par l’anonymat et l’insémination artificielle a été conçue comme un traitement. »
Le geste altruiste du donneur est peu à peu effacé : le sperme devient un matériau de reproduction anonyme manipulé par des blouses blanches dans des hôpitaux
Les progrès en matière de conservation du sperme permettent alors de consolider ce mouvement de médicalisation. « Dans les années 1970, avec les débuts de la cryoconservation, la médecine parvient à dissocier le moment du don de celui de son usage, rappelle la sociologue Irène Théry. Cette innovation arrache l’insémination artificielle au monde des secrets d’alcôve : au temps du sperme frais et de “l’homme caché” derrière le paravent du médecin succède le temps des paillettes anonymes conservées dans les cuves des laboratoires. » Le geste altruiste du donneur est peu à peu effacé : le sperme devient un matériau de reproduction anonyme manipulé par des blouses blanches dans des hôpitaux.
En une décennie, le professeur David remporte la bataille de la respectabilité : avec la création des Cecos, l’insémination artificielle avec donneur entre triomphalement dans le monde honorable du soin. Cette victoire permet à des milliers de couples stériles de bénéficier enfin d’une aide à la procréation dans le cadre sécurisé de l’hôpital. Mais elle a un prix que, dans ces années pionnières, on mesure encore mal : elle brouille le sens de l’insémination artificielle. L’hôpital remplace la clandestinité, l’anonymat efface la figure du donneur, le sperme se transforme en paillettes : un arrangement social impliquant trois personnes devient un traitement médical destiné à un couple.
Une fiction « thérapeutique »
Les premières lois de bioéthique, en 1994, consacrent ce modèle « thérapeutique » en affirmant solennellement que l’insémination artificielle avec donneur a pour but de « remédier » à l’infertilité. Pour la seconde génération des Cecos, celle qui succède à Georges David, les gamètes constituent un « matériau interchangeable de reproduction » et le père stérile est « le véritable procréateur », selon le mot de Pierre Jouannet, un ancien directeur des Cecos. « Ce modèle triomphe dans les lois de bioéthique de 1994, avec la consécration d’une filiation charnelle qui efface le don, raconte Irène Théry. Pourtant, dès cette époque, beaucoup de juristes, de sociologues et de psychologues soulignent que ce recours à un tiers donneur n’est pas une procréation au sein d’un couple, mais une nouvelle façon de faire une famille. »
« Le fameux “saut anthropologique” que dénonce La Manif pour tous n’a pas lieu aujourd’hui avec l’homoparentalité : il remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle », analyse Geneviève Delaisi de Parseval
Aujourd’hui comme hier, cette idée peine cependant à s’imposer dans les hôpitaux, où les soignants entretiennent volontiers la fiction du modèle thérapeutique, sans doute parce qu’il a permis – et c’est heureux – de sortir l’IAD de l’opprobre. « Lorsqu’elles reçoivent les couples infertiles, les équipes insistent souvent sur l’aspect thérapeutique de leur geste, raconte Geneviève Delaisi de Parseval. Lorsqu’un enfant naît, l’entourage finit d’ailleurs par considérer que la stérilité de l’homme est guérie. Il se passe pourtant tout autre chose : ces couples font un enfant avec une troisième personne. Le fameux “saut anthropologique” que dénonce La Manif pour tous n’a pas lieu aujourd’hui avec l’homoparentalité : il remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle, époque où a été pratiquée de manière médicale l’insémination artificielle avec donneur ! »
Si les femmes célibataires ou les couples de femmes, qui demandent depuis des années à bénéficier de cette pratique alors qu’elles ne sont pas victimes d’une infertilité « pathologique », sont si vivement critiquées, c’est parce qu’elles bousculent la fiction « thérapeutique » construite dans les années 1970. Ce modèle est difficile à réformer – parce qu’il est ancré dans nos esprits depuis près de cinquante ans, mais aussi parce que la France a adopté une culture de la « prohibition a priori », selon le mot de Bertrand Pulman. « Alors que les pays anglo-saxons, de common law, évoluent pas à pas avec pragmatisme et souplesse, la France a érigé un monument bioéthique extrêmement rigide », regrette Irène Théry. Les débats à venir diront s’il est possible, près de cinquante ans après la médicalisation de l’IAD, de sortir des faux-semblants du modèle « thérapeutique ».
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