Situation familiale, loisirs, parcours scolaire, projet d’orientation… Les questionnaires auxquels les enseignants soumettent leurs élèves, rentrée après rentrée, sont parfois source d’embarras pour les enfants.
Il y a des rituels parfois angoissants. « Sortez une feuille, inscrivez-y votre nom, votre prénom, votre classe, votre adresse… : c’est à ce moment-là que ça coinçait pour moi », raconte Laura, 29 ans. A chaque rentrée, « entre la 2de et la terminale », la jeune Bordelaise (qui a requis l’anonymat) se souvient d’avoir « très mal vécu » sa première heure de cours. Pas parce qu’elle n’aimait pas le lycée – Laura est devenue enseignante. Non : son « problème, dit-elle, c’était les mauvais souvenirs que le flot des questions faisait ressurgir ».
« J’avais des camarades qui refusaient de préciser le métier de leurs parents. Moi, je bloquais dès qu’on me parlait “d’adresse”. Le mot me ramenait au divorce de mes parents, à la vente de notre maison, au changement de quartier, de copains… »
Avec ses élèves, aujourd’hui, Laura s’efforce de faire « différemment » : « Pour démarrer l’année, une brève présentation à l’oral me suffit. J’essaie de porter un regard neuf sur chacun, sans les mettre dans une case parce qu’ils sont enfant de cadres sup ou enfant d’ouvriers. »
« J’ai un peu honte qu’on juge mes parents »
Et pourtant, les fiches de renseignements continuent, souvent, d’occuper la première heure de cours. On les pensait remplacées par le « dossier » ou le « livret scolaire ». Ce n’est manifestement pas le cas : à l’heure où il est demandé aux professeurs, dans le cadre de la réforme du lycée et de Parcoursup, de s’impliquer davantage dans l’orientation, beaucoup d’entre eux, en 1re et en terminale notamment, mais parfois aussi dès le collège, confient en faire encore usage.
Une majorité en retire de la « gêne », au point que « près des trois quarts, a estimé la chercheuse, déploient des stratégies pour ne pas dire toute la vérité ».
Or leurs élèves ne le vivent pas toujours bien : en enquêtant auprès de lycéens principalement de Haute-Garonne et du Vaucluse, Audrey Murillo, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Toulouse, a mis au jour un « embarras massif, plus ou moins vif selon les élèves » suscité par ces questionnaires. Ainsi, 90 % des lycéens qu’elle a sondés disent avoir dû se plier à l’exercice (dans trois ou quatre matières par an en moyenne, mais jusqu’à dix pour certains) ; plus des deux tiers estiment qu’on leur en demande trop ; une majorité en retire de la « gêne », au point que « près des trois quarts, a estimé la chercheuse, déploient des stratégies pour ne pas dire toute la vérité ».
Ses travaux remontent à la rentrée 2017. Son échantillon « quasi représentatif », souligne-t-elle, a concerné quelque 750 lycéens volontaires. Les résultats, présentés dans un article publié en 2019 dans la revue Recherches en éducation, éclairent le ressenti des adolescents, finalement moins gênés (même s’ils peuvent l’être) par des questions sur leur scolarité, leur projet professionnel ou leurs loisirs, que par celles sur leur environnement familial.
« J’ai un peu honte qu’on juge mes parents (…). Je ne vois pas à quoi sert de savoir ce qu’ils font », a ainsi confié Eva. « Je ne comprends pas ce truc de nous définir par nos parents… A un âge où on est en quête d’indépendance, d’identité, c’est frustrant », a commenté Clément.
« Une majorité se trouve embarrassée par le simple fait de donner une impression à leur enseignant, analyse Audrey Murillo, signe qu’ils identifient bien ce que les chercheurs nomment l’effet de primauté » – le poids de la première impression.
Pouvoir aider l’élève « au mieux »
Les stratégies qu’ils déploient pour donner d’eux la meilleure image sont « différenciées », poursuit-elle : « Les lycéens les moins favorisés vont taire le parent au chômage par exemple. Les plus à l’aise avec la culture scolaire sélectionneront les loisirs les mieux vus. » Ils auront ainsi plus de chances d’êtres identifiés par leurs professeurs comme des élèves « à fort potentiel », ce qui peut pousser ces derniers à les regarder « plus favorablement », à en attendre davantage de leur part, voire à leur en donner plus sur le plan des enseignements. Un « effet Pygmalion », identifié par les chercheurs en psychologie à la fin des années 1960, et qui peut participer à l’amplification des inégalités à l’école.
Dans les cercles d’enseignants, on évoque un « dilemme » : en savoir « le plus » sur l’élève, c’est pouvoir l’aider « au mieux », disent les uns ; en savoir « le moins », c’est éviter les « pronostics », les « prédictions autoréalisatrices »…
Sophie Mazet, enseignante d’anglais en Seine-Saint-Denis, a fait le choix de se passer des fiches de renseignements. « Les informations les plus importantes sont déjà entrées dans Pronote [un logiciel de vie scolaire]. S’il y a des problèmes familiaux qu’il est pertinent pour nous de connaître, les conseillers principaux d’éducation doivent pouvoir nous mettre au courant. Pour le reste, je me dis que je découvrirai bien les élèves au fur et à mesure ! »
D’autres, qui s’estiment sensibilisés aux « biais » de l’exercice, défendent son « usage raisonné ». « J’ai suivi une formation sur le décrochage où, justement, on se posait la question de l’intérêt de la fiche de renseignements, raconte Nadia, une professeure d’anglais en Seine-et-Marne. Autour de moi, ce sont les professeurs principaux qui les demandent, sinon, elles sont devenues facultatives ». Cette enseignante explique avoir « fait évoluer » sa pratique : « Je demande aux élèves leur ville de résidence et leurs moyens de transport, afin de comprendre pourquoi tel ou tel lycéen va être en retard ou pressé de quitter le cours. Et je ne dis plus “père et mère” mais “parent 1 et parent 2”, pour tenir compte des recompositions familiales. »
D’autres rituels de rentrée
L’école a beau être attachée aux symboles, elle n’est pas figée, martèlent les enseignants. « Nous sommes désormais nombreux à mettre en œuvre d’autres rituels de rentrée, sous forme écrite, orale ou numérique », raconte Jean-Michel Le Baut, professeur de français à Brest. Lui-même prend appui sur des « portraits croisés oraux » ou des « autoportraits numériques avec nuage de mots ». Il veut voir « du bon » dans l’exercice : « Dans notre système, les moments où l’élève se trouve autorisé à dire “je” sont assez rares. Si le questionnaire de rentrée est bien conçu, il permet à l’élève non de livrer des choses dérangeantes mais de s’affirmer à l’école aussi comme sujet. »
« C’est une spécificité française : ailleurs, par exemple en Allemagne ou au Japon, demander la profession des parents serait perçu comme terriblement intrusif », souligne le chercheur Pierre Merle.
Pour quels bénéfices du point de vue de la scolarité ? Là-dessus, le chercheur Pierre Merle, qui s’est penché sur le sujet il y a déjà vingt ans, livre un avis tranché : ce relevé d’informations, apparu dans les années 1960 à l’heure de la « massification scolaire », perdure en dehors de tout texte réglementaire. « C’est une spécificité française : ailleurs, par exemple en Allemagne ou au Japon, demander la profession des parents serait perçu comme terriblement intrusif. » Il n’existe aucune étude, ajoute-t-il, attestant de répercussions positives pour l’élève, « alors qu’il en existe démontrant un impact négatif, car une information n’est jamais neutre. Il y a toujours le risque qu’elle influence les attentes – notamment les pratiques d’évaluation – de l’enseignant ».
Sylvain Marange, qui enseigne l’histoire-géographie à Nantes, profite des fiches de renseignements pour demander aux collégiens qu’il accueille, en éducation prioritaire, leurs « envies » par rapport à sa discipline. « Souvent, ils me demandent de retravailler les guerres mondiales, des questions sociales qui les taraudent, dit-il. C’est, je pense, une bonne manière de commencer l’année. »
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