Publié le 15 septembre 2021
TRIBUNE
Le nouveau pouvoir de Kaboul vise « l’exclusion sociologique » des femmes mais aussi « l’effacement de l’identité de genre » dans l’imaginaire collectif officiel, alerte l’anthropologue dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Zarifa Ghafari, première femme afghane élue maire, expliquait le 4 septembre, dans les colonnes du Figaro Madame, que les talibans « tentent de faire disparaître l’identité des femmes, de les faire disparaître de la société. Ils les effacent même des murs en recouvrant leurs visages sur les affiches. Ils refusent qu’elles travaillent, qu’elles étudient et même qu’elles sortent ». Elle définit ce que le pouvoir taliban tente de faire aux Afghanes : les exclure de tout enseignement et de tout travail rémunéré, éliminer leur image physique distinctive partout dans l’espace public. Chassées des institutions sociales, elles doivent l’être aussi du monde du dehors et ne plus être reconnues en tant que femmes dans les rues, ni même figurées sur un mur.
Ce pouvoir vise donc une double disparition des femmes dans la société extérieure : à une exclusion sociologique effective s’ajoute une tentative d’effacement de l’identité de genre féminin dans l’imaginaire collectif officiel. Les moyens de cette double exclusion sociale sont : une drastique perte d’autonomie avec l’empêchement de la solitude « choisie », non seulement dans les rues mais aussi dans la vie, avec l’interdiction du célibat ; la disparition dans l’espace public de toute visibilité des corps et visages féminins grâce au voile intégral opaque et déshumanisant, et le confinement forcé dans la sphère privée familiale.
Interdiction de la solitude choisie
Pouvoir circuler librement dans l’espace public et faire face aux autres, visage découvert, deviendra impossible pour les femmes car il ne faudra plus qu’elles soient vues dans le monde commun extérieur, où pourtant on naît, on fait sa vie et où l’on meurt, où l’on travaille et où, parfois, l’on vote.
La solitude choisie est interdite aussi : il faut un gardien, un homme à côté, ce qui constitue un déni insensé de l’existence adulte des femmes. Bien sûr, comme toujours, elles vont ruser de façon géniale, elles vont retourner toutes ces entraves dans l’autre sens, mais le piège des croyances religieuses traditionnelles va aussi entraîner le consentement de bien des femmes à cette situation, notamment la nécessité du mariage pour leurs filles, afin qu’elles soient protégées.
N’oublions pas aussi la terreur de la loi islamique pour soi et les siens. Petit à petit, les Afghanes vont disparaître des secteurs-clés de production et seront écartées de tout le savoir technique et théorique que ces secteurs mettent en œuvre. Elles seront alors chassées non seulement du dehors physique mais du fonctionnement même de leur propre monde social.
Empêcher la rencontre des corps
La burqa chosifie le corps féminin et en occulte la silhouette distinctive : reste çà ou là un cube rectangulaire, une « borne » de pierre posée sans voix ni regard ni courbe de la hanche… Effacer les formes d’un corps, c’est dénier la forme de vie dont tout ce corps particulier offre une signature : croiser physiquement l’autre dans les rues de la ville, c’est, au travers de sa présence entraperçue, ressentir aussi toute la forme de sa vie possible, supposée, dont ce corps témoigne. Croiser une femme, un enfant, un homme, une vieille femme dans la rue, c’est immédiatement croire en leur existence propre et ouvrir les questions que leurs manières d’être au monde posent. Empêcher toutes ces rencontres des yeux, ces croisements entre les corps, toujours aléatoires dans les rues d’une ville, c’est détruire cette beauté joyeuse née de la diversité des présences humaines.
De même, interdire la musique en général relève de l’amputation de la moitié du monde perçu, de son appauvrissement épouvantable quand les possibilités de chanter la joie, la douleur, quand celles de vivre en musique des émotions humaines encore dénuées de langage n’existent plus. Plus qu’un interdit, il s’agit bien de la part de ces talibans, pour lesquels le sinistre est preuve de vertu, d’un crime contre la beauté.
Extermination symbolique
Le retour caricatural de cette version religieuse dure de la domination politique masculine sur les femmes, que les talibans montrent à l’ensemble de la planète, oblige à définir les crimes spécifiques qu’ils décident contre elles : qu’est-ce que les talibans tentent de faire aux femmes ? Il ne s’agit pas seulement d’atteintes rétrogrades aux droits humains fondamentaux, mais d’une tentative particulière de les éliminer du social, une espèce d’extermination symbolique avec relégation forcée derrière les murs de l’espace privé, un statut social inférieur de naissance. Les femmes sont toujours coupables d’être elles-mêmes, leur identité physiologique est diabolisée officiellement.
« A défaut de pouvoir les éliminer physiquement reste le déni obscène de leur existence visible : tenter de ne plus les voir pour qu’elles ne soient plus »
Mais il est impossible d’exterminer physiquement toutes les femmes, car ils sont obligés de les garder pour qu’elles fassent leurs fils et triment dans leurs maisons, dans un travail incessant, invisible, et nécessaire au fonctionnement social général. Elles sont la moitié du monde. A défaut de pouvoir les faire disparaître toutes, il reste le déni obscène de leur existence visible : impossible de les éliminer physiquement mais ils peuvent tenter de ne plus les voir pour qu’elles ne soient plus.
Avec le temps, elles tomberont dans un état sanitaire de plus en plus dégradé : la privation à long terme et à bas bruit de vitamine D, conséquence de la couverture de tout centimètre carré de peau au-dehors, va se conjuguer avec les effets destructeurs d’accidents sanitaires démultipliés dans le cadre d’un mode de vie enclos épuisant : les niveaux de morbidité et de mortalité infantile vont exploser. Dans le cadre d’un système de soins pratiquement inexistant en ce qui concerne les femmes, l’enfermement forcé derrière les murs de la maison va transformer le huis clos familial en un lieu de fermentation des frustrations et des rancœurs chez les Afghans de tous âges et de tous sexes, mais dans un cadre qui donne le pouvoir aux hommes de la famille.
Les femmes subiront les effets destructeurs et pervers d’une forme de vie intime familiale, où l’injustice systémique exercée à tous les niveaux et en permanence contre elles va les miner au quotidien. Injustices sociales et familiales alourdies d’une potentielle dimension de sadisme sexuel, comme trop souvent lorsque les victimes sont des femmes. Injustices contre les filles et femmes de la famille, commises parfois par les fils même, fils pour lesquels elles se jetteraient pourtant dans le feu. D’où ce déchirement particulier et tragique de la condition féminine au sein d’un foyer où règne une domination masculine sacralisée par le religieux et institutionnalisée par le politique, déchirement qui touche au plus profond du lien de parentalité.
Un confinement transformé en piège
Les conditions de dysfonctionnement au sein de l’espace familial clos vont s’amplifier et se retourner mécaniquement contre les Afghanes. Le confinement forcé dans l’espace privé peut alors se muer en piège de genre majeur, où ce qui aurait dû être le lieu du réconfort se mue en cycle infernal des pires crimes commis contre les femmes, par des hommes, maris et fils, pères, mères et belles-mères souvent, dans le cadre d’une formidable impunité, quand toute la culpabilité du crime est portée par la victime. Mais les femmes sont fortes et intelligentes, elles vont tout mettre en action pour résister, et 2021 n’est plus 1996 : elles ont déjà commencé, dans de magnifiques manifestations historiques ! Et la communication numérique va aussi jouer son rôle de lien avec l’extérieur. De plus, il y a bien des hommes qui mettront leur honneur à résister avec elles, à les défendre au prix de leur vie.
Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Dans le cadre de ses travaux à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, elle a travaillé sur l’esthétique du corps et sur le genre.
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