par Elisabeth Franck-Dumas publié le 14 septembre 2021
Dès le perron de la galerie l’on aperçoit leurs grosses feuilles maladroites, leurs pétales de feu. Des tournesols, présents ici dans des soliflores à divers stades de floraison ou de dépérissement, l’artiste rom autrichienne Ceija Stojka, disparue en 2013 et découverte en France grâce à l’expo que lui consacra la Maison Rouge à Paris en 2018, écrivit dans un poème qu’elle était «la fleur du rom». La galerie Christophe Gaillard à Paris a eu la délicate idée d’en semer dans les salles – délicate parce que cette scénographie évoque d’un même mouvement fragilité et flamboyance, mais aussi parce que ce qui réconforte dans l’œuvre, malgré la noirceur sans appel de nombre de toiles, c’est un rapport à la nature solaire et vital.
Déportée à l’âge de 10 ans parce que rom avec sa mère à Auschwitz, puis à Ravensbrück et Bergen-Belsen, Ceija Stojka a mis plus de quarante ans à évoquer l’horreur des camps – dans des poèmes, des livres, et plus d’un millier de dessins et toiles inlassablement composés dans sa cuisine, en autodidacte, étalant parfois les pigments avec ses doigts. Cette œuvre protéiforme a fait d’elle un témoin indispensable du massacre des Roms par les nazis (dont l’Allemagne n’a endossé la responsabilité qu’en 1982) et une artiste adoubée post-mortem, qui a fait l’objet d’une grande rétrospective à la Reina Sofia de Madrid.
Epoques empilées
Ceija Stojka séparait ses toiles en deux groupes, présents ici, les œuvres «sombres» et les œuvres «claires», les secondes s’appréciant à l’aune des premières. Elles sont réalisées de la même manière expressionniste et naïve, si ce n’est avec les mêmes matériaux (parfois des encres, parfois de la gouache ou de l’acrylique) et avec une semblable absence de perspective et une même épaisseur de traits. Comme si c’était la fillette de 10 ans qui, des années plus tard, couchait ses visions sur la toile. Les braises de l’urgence brûlent encore à la surface des œuvres «sombres», scènes terribles reconstruites de mémoire à la manière de flashs, empilant les traumatismes et les époques, pleines de barbelés, de cadavres, de corps dénudés et brutalisés, d’uniformes et silhouettes désormais tragiquement connus. Dans les œuvres «claires», des scènes d’enfance, «d’avant», éclaboussent la toile de couleurs vives et joyeuses, disposant des roulottes au milieu des champs, des labours, des vergers chargés de fruits mûrs : le paradis perdu. Dans les unes comme les autres, des corbeaux traversent le ciel.
Et cette composition saisissante, à l’entrée de la galerie, où des centaines d’yeux, d’empreintes de bouches ouvertes et de mains se détachent, bariolés, sur un océan de noir ? C’est la quintessence de l’œuvre sombre, sûrement, que ces yeux qui ont vu l’horreur, ces bouches qui l’ont respiré, ces mains qui voulaient s’y opposer. Mais elle affirme d’évidence la puissance du témoignage, entêtée et vive malgré tout
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