Par Léa Iribarnegaray Publié le 14 septembre 2021
La consommation des cigarettes traditionnelles n’a jamais été aussi bas. Alors les multinationales redoublent d’efforts pour se rendre désirables auprès des nouveaux publics, avec des nouveaux produits.
La logique est à la fois implacable et désarmante : puisqu’elle tue ses propres consommateurs, l’industrie du tabac doit sans cesse renouveler son vivier de fumeurs. Sans quoi, elle dépérira à son tour. « Le gars de 50 ans est déjà essoré, il va bientôt mourir : ce n’est pas là qu’il faut investir, raille Loïc Josseran, président de l’Alliance contre le tabac et professeur des universités-praticien hospitalier en santé publique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Ce sont bien les jeunes qu’il faut draguer : derrière, ils pourront encore consommer pendant une bonne quarantaine d’années. »
La cigarette est responsable de plus de 75 000 décès par an, selon les estimations de Santé publique France. L’équivalent d’un Airbus A320 qui s’écraserait chaque jour. « Et on continue de faire monter des gens dans l’avion », déplore le professeur. Depuis 1991 en France, la loi Evin interdit toute publicité en faveur du tabac. En réponse, les fabricants rusent et inventent de nouvelles stratégies pour rester désirables auprès d’une génération qui a grandi dans un climat de diabolisation de la clope à tout-va.
Trente ans après l’amorce de la loi, les cigarettiers ont bien des raisons de tenter de se refaire une santé. Leur produit-phare, la cigarette manufacturée, commence à s’émousser. « Les niveaux de consommation sont parmi les plus bas jamais observés depuis les années 2000 », souligne Marc-Antoine Douchet, chercheur à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Dans la famille des substances psychoactives les plus consommées à la fin de l’adolescence, c’est le tabac qui recule le plus par rapport à l’alcool et au cannabis – aussi bien du point de vue de son expérimentation que de son usage régulier. En 2000, huit jeunes de 17 ans sur dix disaient avoir déjà essayé la cigarette, selon l’enquête récurrente Escapad de l’OFDT. En 2017, ils étaient six sur dix. Aussi, plus de 40 % des adolescents du même âge fumaient tous les jours en 2000, contre 25 % en 2017.
Influenceurs et jeux-concours
Dans un tel contexte, l’industrie est « en embuscade en permanence », estime Loïc Josseran. On est loin de l’imaginaire des publicités Marlboro mettant en scène la liberté d’un cow-boy fumant et galopant dans les vallées du Nevada. Les marques s’implantent désormais sur TikTok ou Instagram, profitant d’une législation française encore floue autour des produits du vapotage.
« Pour contourner les règles, elles utilisent des micro-influenceurs qui ont peu d’abonnés mais vont faire leur promo, détaille Amélie Eschenbrenner, porte-parole du Comité national contre le tabagisme (CNCT). Avec Internet, les messages circulent au-delà des frontières : pour les contrer, il faudrait que les pays se coordonnent. »
Publiés en français, en allemand ou même en catalan, des centaines de posts Instagram rendent glamours d’épais nuages de fumée. « Pas d’odeur de tabac froid, plus l’impression d’embêter mon entourage. Ma #blu [d’Imperial Brands], je l’emmène partout », promeut ainsi une blogueuse dont les ongles roses sont assortis à sa vapoteuse. Une autre propose à sa communauté un « jeu-concours » pour gagner une « box Myblu » contenant, en plus d’une cigarette électronique et des recharges menthe polaire, un kit de cocktail et des boules à facettes.
De leur côté, les multinationales se défendent de tout partenariat. « Nous ne travaillons pas avec des influenceurs, martèle Romain Bayle, responsable de la communication de British American Tobacco (BAT) France – deuxième fabricant mondial de tabac. Il y a un effet de communauté naturel : les consommateurs qui aiment nos produits vont en parler et les mettre en valeur dans un sens de fierté et de partage. Nous n’avons pas de contrôle sur ce phénomène, ni besoin de le stimuler. »
Le tabac à brûler, « un leurre »
Même topo chez Philip Morris, le plus grand cigarettier de la planète, dont le service communication a fini par envoyer au Monde quelques éléments de réponse : « Notre communication sur les réseaux sociaux est très encadrée et respecte des lignes précises qui visent à protéger les jeunes. Notre objectif n’est pas de toucher un nouveau public, mais de faire en sorte que les fumeurs adultes qui ne s’inscrivent pas dans une démarche d’arrêt de la cigarette se tournent vers des alternatives moins nocives. »
Car, en plus de pénétrer de nouveaux espaces, les fabricants inventent de nouveaux produits, surfant sur une vague cynique de « réduction potentielle des risques ». Quitte à se déguiser en acteurs de santé publique : « A notre connaissance, aucune autre entreprise n’a autant bouleversé ses activités de manière proactive pour forger un avenir meilleur pour chacun d’entre nous », assume ainsi Philip Morris.
Outre les e-cigarettes destinées au vapotage (dont les liquides utilisés ne contiennent pas de tabac), les producteurs valorisent des appareils électroniques sans fumée, au design épuré, qui chauffent le tabac au lieu de le brûler. En pleine transition, Philip Morris International affirme investir « plus de 8 milliards de dollars [6,8 milliards d’euros], 99 % de [ses] dépenses en R&D et 76 % en marketing » pour « un monde sans cigarette », « un avenir sans fumée ». Interrogé par le journal britannique The Sunday Telegraphen juillet dernier, Jacek Olczak, PDG de Philip Morris International, allait jusqu’à plaider pour une interdiction de la cigarette d’ici à 2030.
« Un énième leurre, s’agace Daniel Thomas, cardiologue retraité et porte-parole de la Société francophone de tabacologie. Lorsqu’on a prouvé que le tabac était la cause de cancers et de maladies cardio-vasculaires, les marques ont ajouté des filtres à leurs cigarettes. Cela ne sert à rien. Ensuite, la parade a été de sortir des cigarettes légères : là aussi, c’était bidon. Acculée, l’industrie invente cette fois le tabac à chauffer, mais on n’a aucun recul sur le sujet. »
Guerre d’influence
Autre proposition « non combustible » largement promue auprès des jeunes sur TikTok : le « snus », un petit sachet de tabac et/ou de nicotine, à glisser entre la gencive et la lèvre supérieure, aux saveurs de piña colada ou de café latte. S’il est interdit en Europe à l’exception de la Suède, car considéré comme un risque d’entrée dans le tabagisme, le snus reste disponible en deux clics sur Internet. « On est dans une renormalisation du produit, avec un esprit festif et ludique, s’alarme Loïc Josseran. Mais le cerveau raffole de ces shoots de nicotine et devient vite accro. »
A ce stade, il est difficile de mesurer combien les jeunes sont, ou seront, attirés par toutes ces innovations. Qu’importe : les fabricants dégainent dans tous les sens. « Il n’y a qu’à regarder d’autres pays pour se faire une idée de l’ambiguïté et de la non-crédibilité de leur discours, analyse Karine Gallopel-Morvan, professeure des universités en marketing social à l’Ecole des hautes études en santé publique. A chaque fois qu’il y a une nouvelle législation, ils la contournent et reportent leurs stratégies sur d’autres supports. »
Pour conserver le tabagisme à un prix relativement faible, les marques se sont notamment diversifiées vers le tabac à rouler. « Avec l’apparition du paquet neutre en 2017, il n’a plus été possible de faire du marketing dessus. On s’est alors reporté sur les feuilles, avec des emballages plus sympas : LGBT +, biologiques, etc. », détaille la chercheuse.
Face à l’interdiction, en 2017, des cigarettes convertibles – que l’on pressait au niveau du filtre pour libérer une saveur – puis des mentholées en 2020, il a également fallu redoubler d’ingéniosité pour plaire à des adolescents qui expérimentent plus volontiers les arômes. Il existe désormais des petites gouttes ou feuilles aromatisées à mettre dans son paquet de tabac pour l’imprégner d’un goût mangue ou fraise des bois.
Dans cette guerre d’influence, l’Alliance contre le tabac a repris les armes des cigarettiers : la blogueuse EnjoyPhoenix – plus de 5 millions d’abonnés sur Instagram – a participé à un spot de prévention contre les risques du tabagisme féminin diffusé en juin. Quelques mois auparavant, dans une vidéo intitulée Comment j’ai arrêté de fumer sur sa chaîne YouTube, la jeune femme résumait sa vision des choses : « La clope, c’est de la merde. »
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