Par Alice Raybaud Publié le 16 septembre 2021
A l’image de « Sex Education », dont la saison 3 sort le 17 septembre sur Netflix, une nouvelle génération de séries bouleverse les représentations de la sexualité et du genre à l’écran, et permet à des jeunes de s’y projeter de manière moins normée.
Baignées d’une lumière violette tamisée, deux adolescentes s’embrassent sur un lit. Précautionneuse, la main d’Ola descend la fermeture de la combinaison de Lily, se glisse dans sa culotte… mais s’arrête net sous le « Aïe ! » de sa partenaire. « Ce n’est pas toi, c’est moi. Je fais du vaginisme », dit cette dernière en grimaçant, déçue d’être stoppée dans son élan. « Donc tu te masturbes pas ?
– Si, bien sûr. Quand je me touche, ça va. »
La scène d’après, les deux lycéennes se caressent chacune de leur côté du lit, dans une joyeuse communion. L’image ouvre l’ultime épisode de la saison 2 de Sex Education, la série à succès de Netflix dont la suite sera disponible le 17 septembre. Pour les millions de spectateurs qui la suivent, elle redessine les possibles des relations sexuelles, hors des standards hétérosexuels et d’une injonction à la pénétration.
Sex Education n’est pas la seule à prendre ce virage : de nombreuses séries ont réinvesti, ces dernières années, ce terrain de l’intime, explorant le plaisir féminin, parlant de consentement, d’amours et d’identités plurielles d’une manière inédite. Et sont ainsi devenues les vectrices d’une nouvelle éducation à la sexualité pour les adolescents et les jeunes adultes.
Un tournant dans les années 2010
« Les héroïnes de séries n’arborent plus un cœur fragile qui attend le prince charmant, mais des clitoris qui battent la chamade », analyse la chercheuse Iris Brey, autrice de Sex and the Series (Ed. de l’Olivier, 2018), qui a copublié en 2021 Sous nos yeux (La ville brûle), un « manifeste pour une révolution du regard » à destination des ados. « Moi, j’ai grandi avec des images centrées sur le plaisir masculin : la femme plaquée contre le mur, l’éjaculation sonnant la fin du rapport. Il y avait peu de possibles », se souvient la trentenaire, qui identifie un tournant dans les années 2010, accéléré par le mouvement #metoo.
L’esthétique et les scénarios proposés par ces séries participent à la création de nouveaux imaginaires, pour une jeune génération qui « binge watche » plus vite que son ombre. « Les séries ont été une base forte de mon éducation sexuelle : c’était la première fois que j’entendais parler de plaisir et, surtout, qu’on me le montrait », raconte Idil, 23 ans. Au lycée, elle a dévoré Sex and the City, la chronique, révolutionnaire à sa sortie, de la vie de New-Yorkaises assumant pleinement leur libido (un retour de la série est d’ailleurs en préparation) :
« Elle a eu ce rôle inconscient que m’autoriser à chercher aussi mon propre plaisir dans une relation avec un homme n’a jamais été une question. »
Leurs images ont un « réel impact sur les comportements et l’estime de soi », en particulier chez les adolescents, confirme Jennifer Padjemi, autrice de Féminismes et pop culture (Stock, 2021), où elle étudie le pouvoir émancipateur de ces objets culturels populaires. « Elles forment des représentations puissantes, qui peuvent être libératrices, mais aussi fatales si mal maîtrisées : certains scénaristes ou showrunneurs en ont pris conscience, poursuit-elle. Voir enfin une pluralité de corps désirés et désirants, comme dans Shrill, qui montre une femme grosse active sexuellement, est par exemple essentiel pour pouvoir se projeter. »
Parler asexualité, pansexualité, amour solitaire ou gay…
Certaines séries pour ados font montre désormais d’une pédagogie assumée. Dans Sex Education, le fils d’une sexologue très libérée s’improvise conseiller sexuel pour ses camarades de lycée. On y parle ouvertement asexualité, pansexualité, amour solitaire ou gay… « Après les épisodes de ce type de séries, les recherches Google explosent, de la part de jeunes qui s’interrogent sur un thème qu’ils ont vu pour la première fois », souligne Jennifer Padjemi. Pour certains, elles semblent remplacer l’éducation sexuelle non dispensée à la maison ou limitée à l’école. « Il suffit de voir que le mot “clitoris” n’est apparu qu’en 2017 dans un livre de SVT », remarque l’autrice.
« Ces séries occupent une fonction révolutionnaire : elles sont très accessibles et peuvent être dévorées dans l’intimité de sa chambre. Le lieu parfait pour examiner des sujets personnels », écrit Iris Brey, qui y voit « une alternative nécessaire à l’heure où la sexualité est incarnée soit par un puritanisme excessif au cinéma, soit par une pornographie réductrice ». Selon une enquête de 2016 de l’IFOP pour l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, un peu plus d’un adolescent sur deux regardent des vidéos porno, et ce avant même leur premier rapport sexuel pour plus de la moitié d’entre eux. La même proportion reconnaissent tenter de reproduire les scènes qu’ils ont visionnées, souvent très stéréotypées.
« C’est une plongée qui rend visibles les limites, les failles, la fusion sexuelle ou la maladresse dans la relation »
Le contrepoint proposé par cette nouvelle génération de séries, qui interroge aussi cet imaginaire pornographique, n’en est pas prude pour autant. Il présente un sexe de plus en plus en explicite, observable sous toutes les coutures. « C’est une plongée qui rend visibles les limites, les failles, la fusion sexuelle ou la maladresse dans la relation », analyse le chercheur en études cinématographiques Benjamin Campion. Ne plus cacher les malaises ou les ratages, davantage réalistes et sans faux-fuyants : « Le but est de déculpabiliser les premiers émois amoureux, la difficulté de voir son corps changer, tous ces moments embarrassants qui entourent l’éveil sexuel », estime Jennifer Padjemi, qui pointe aussi le pouvoir d’identification propre aux séries, déterminant dans certaines trajectoires individuelles :
« On développe une relation avec un personnage sur plusieurs épisodes, avec une influence forte quand celui-ci exprime une sexualité libre ou une orientation sexuelle dont il décide d’être fier. »
La génération née dans les années 1990 et 2000 a d’ailleurs trouvé dans le monde sériel une mise en avant de personnages LGBT+, jusque-là restés à la marge. « Au début, je ne comprenais pas pourquoi voir à l’écran deux femmes qui s’aiment me déclenchait tant d’émotions. C’est comme ça que j’ai découvert que je n’étais pas enfermée dans une case », confie Pauline Brachet, 24 ans. Au collège, l’histoire de Callie Torres, la chirurgienne tombant amoureuse d’une autre médecin dans Grey’s Anatomy, a été une révélation. « Je me suis mise à regarder tout ce qui existait avec des couples lesbiens, qui me permettaient alors de me dire que j’étais normale. »
La série « Glee » a fait figure de messie
Pour beaucoup, la série musicale Glee, qui montre des lycéens gays et lesbiens en pleine quête d’acceptation de soi, a fait figure de messie. « C’était le premier et quasi seul catalyseur qu’on avait », se souvient Camille, 22 ans, qui a été « obsédée » par le couple de Brittany et Santana et a fait son coming out auprès d’une amie avec laquelle elle regardait la série. Blaine, Sebastian et Kurt ont été « les grands référents » de Geoffrey Kristof, 23 ans. Lui qui a grandi dans la campagne alsacienne et a étudié dans un collège catholique, où on moquait son androgynie, n’avait aucun modèle gay. Glee lui a donné « de l’espoir et de la force ».
« “Sex Education” m’a aidé dans ma pratique sexuelle gay »
Ces séries deviennent alors une source d’affirmation. Quand Juliette, 24 ans, marche dans la rue en tenant la main de sa copine et que la peur l’étreint, elle convoque l’image d’Emily dans Skins, ce personnage « qui se dirait que si ça dérange quelqu’un, tant pis pour lui ». Mais aussi le lieu de réponses, sur des questions parfois délicates à poser. « Sex Education m’a aidé dans ma pratique sexuelle gay, en parlant par exemple du douching [lavement anal],qui a toujours été mystérieux pour moi », précise Geoffrey.
De Transparent à Sense8, en passant par le récent Love, Victor sur Disney + et même Ici tout commence sur TFI, cette émergence de modèles LGBT + s’est accélérée. En 2019-2020, ils représentaient 10,2 % des personnages récurrents sur les networks américains, selon le bilan de la Gay and Lesbian Alliance Against Defamation (Glaad), contre 6,4 % en 2017-2018. Même si beaucoup reste à faire, ils sont souvent moins stéréotypés, bouleversant le processus d’identification. Ils s’inscrivent aussi peu à peu dans l’élan d’une partie de la jeunesse vers des schémas moins binaires et vers une plus grande fluidité dans l’expérience de sa sexualité ou de son identité de genre.
Révolution des regards
La série Pose – dont la troisième saison vient de s’achever – porte de manière flamboyante cette révolution des regards. Elle met des femmes transgenres devant et derrière la caméra, pour une plongée dans la « ball culture », performances artistiques de la communauté queer noire du New York des années 1980. « Posemontre que tu peux être fier de qui tu es, et que tu peux aussi évoluer. Que rien n’est figé et que c’est cool », pointe Geoffrey. Violaine, femme transgenre et métisse de 21 ans, y a découvert le voguing et s’est inscrite dans la foulée à un cours de cette danse urbaine queer. « Cela m’a aidée à prendre confiance, à m’approprier ma féminité, ma sensualité », confie-t-elle.
« On voit avec la série qu’on peut être maîtresse de notre vie, des mecs qu’on veut fréquenter, et en droit de ne pas être juste un fantasme », poursuit Violaine, qui, au début de sa sexualité, a« surtout eu affaire à des gars mariés qui voulaient une expérience avec une femme à pénis ». Une réalité aussi interrogée dansEuphoria, qui dépeint le quotidien violent de lycéens en mal de repères, où vient trancher la douceur de la relation entre Rue et Jules, adolescente transgenre. La manière dont cette dernière est filmée a libéré Violaine :
« Quand Jules est en culotte, son pénis n’est pas forcément dissimulé. J’ai toujours eu ce complexe, l’obsession que rien ne se voie. Là je me dis : pourquoi me cacher ? »
« Ces séries disent qu’on n’est pas seules »
La révolution du désir ne se fera toutefois pas sans consentement. Plusieurs séries ont pris le sujet à bras-le-corps ces quatre dernières années, de 13 Reasons Why, qui illustre les ravages de la culture du viol – Hannah met fin à ses jours après avoir été violée par un camarade du lycée –, à la minisérie coup de poing Unbelievable, qui montre comment les victimes ne sont pas crues et le rôle déterminant de la police. Plus récente, la minisérie I May Destroy You pose la question de l’après, de l’impact du traumatisme sur les souvenirs et de la reconstruction. « Une attaque contre la loi du silence, selon Iris Brey. Ces séries disent qu’on n’est pas seules. Elles permettent de se sentir vues : c’est déjà énorme quand on ne peut pas être entendues. »
Redonner le pouvoir de dire « non », apprendre à l’écouter… mais aussi à se dire « oui » et à communiquer ses envies : certaines séries mettent en scène une sexualité explicitement consentie, battant en brèche le préjugé qui en fait un tue-l’amour, et ouvrant la porte à de nouveaux fantasmes hors des codes de la domination.
L’exemple le plus frappant est certainement porté par la série Normal People, qui retrace la romance de deux étudiants irlandais, de leur lycée rural jusqu’à leur université dublinoise. Le respect et l’écoute mutuelle irradient chaque scène d’intimité entre Marianne et Connell, avec une sensualité et une charge érotique immenses. On en ressort avec une certitude : le consentement est diablement sexy.
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