par Anne Diatkine, envoyée spéciale à Marseille publié le 13 septembre 2021
Elle tricote. Elle s’interrompt pour nous regarder avec une once de réprobation. Elle reprend son tricot. Elle est déjà assise lorsqu’on s’installe, vêtue d’une robe qu’on suppose cousue main, verte et brillante, à grand col Claudine, qu’aucun archéologue de la mode ne pourrait dater. Le verre de ses lunettes renvoie mille feux. A ses côtés, cinq chaises toutes différentes, plutôt belles, disposées en ligne horizontale. Et sur un coin du mur, tout à fait à l’opposé de la tricoteuse sans âge, des petites cartes postales de grandes œuvres. Elle continue de nous tancer, tout en invitant, à force de gestes, cinq «collègues» à pénétrer sur le plateau. On craignait le minimalisme, et c’est un fluide romanesque qui nappe d’emblée Gardien Party, formidable série de «vies minuscules» sur les gardiens de musée, présentée logiquement au Mucem, où s’ouvre la 21e édition d’Actoral, le festival d’arts et d’écritures contemporaines, particulièrement attractif cette année. On redoutait la maladresse des acteurs amateurs et voici qu’on est dans le doute, plus complètement certaine de ne pas être face à des comédiens aguerris. Vraiment amatrice, la coréenne Seung-hee et sa fantastique façon de reproduire le regard de celle qui fait semblant de ne pas voir les visiteurs, et qui nous annonce qu’elle cessera d’être gardienne le jour où on lui demandera de surveiller sa propre œuvre ? Ou encore la Suédoise Carolina qui instagramme des photos des visiteurs qui grimpent sur des statues sans penser que ses supérieurs hiérarchiques la suivent ? Ou encore Robert, gardien au MoMA, plus Américain qu’un vrai Américain, et qui s’inquiète quand quelqu’un regarde vraiment, c’est-à-dire longtemps, une œuvre ? Ou encore David, qui a vu une dame gratter un Corot pour savoir si c’était vrai – alors que «normalement si c’est un vrai, on n’y touche pas, non ?» Et Jean-Paul, ancien danseur, gardien de nuit, qui viendra tardivement et aura le droit à un monologue à part…
Après le cinéaste Alain Cavalier et des conversations, et l’historien Patrick Boucheron et une somme essentielle sur les boules à neige, c’est l’artiste et autrice Valérie Mréjen que le partisan du théâtre documentaire et de l’ambiguïté Mohamed El Khatib a convié à partager un spectacle. A travers les propos des six gardiens qui se répondent et se font écho en toutes langues – russe, coréen, suédois, anglais, français – on y reconnaît la manière ciselée et la tonalité drôle et mélancolique de ses brefs récits (l’Agrume, Eau sauvage, Troisième Personne, Forêt noire), qui imprègnent le public d’un léger trouble existentiel. Tout commence par une annonce dite par Margarita, la tricoteuse gardienne russe : «Vous n’avez pas nécessairement le sens des responsabilités. Dynamisme relatif. Esprit d’initiative modéré. Vous n’aimez pas relever les défis encore moins les challenges. Vous êtes plutôt sédentaire.» C’est votre cas ? Contactez-nous.
Comment est née votre collaboration ?
Mohammed El Khatib : Alain Cavalier m’avait dit : «Le meilleur prétexte pour passer du temps avec une personne qu’on admire, c’est de travailler avec elle.» J’avais été saisi par l’exposition de Valérie Mréjen au Jeu de paume, en 2008. Par la suite, on s’est rencontrés au Centre dramatique national d’Orléans, que dirigeait Arthur Nauzyciel, où l’on était plus ou moins artistes associés. On a pas mal tâtonné avant de se centrer sur ce dispositif muséal qui nous intéresse tous les deux pour des raisons différentes. Valérie fréquente quasi quotidiennement les musées. Je les vois comme un creuset qui rassemble toutes les questions politiques et artistiques qui me tracassent. Qui va dans les musées, comment on choisit les œuvres, comment on décide que quelque chose est de l’art ? Et entre toutes ces questions, on s’est mis d’accord sur un angle mort : les gardiens. Comment on les considère ? Comment ils sont invisibles ? Comment ils regardent les œuvres et comment ils nous regardent ? On est parti à la rencontre d’une centaine d’entre eux.
Valérie Mréjen : En ce qui me concerne, il y a un soubassement autobiographique. J’ai été gardienne à Versailles quand j’étais étudiante. On n’avait pas d’uniforme, mais un code couleur noir ou bleu marine avec un haut blanc. Pour qu’on ne soit pas confondus avec le visiteur louche tant redouté, qui reste toute la journée dans la même salle face au même tableau, on avait aussi un badge. Je m’étais toujours dit que je ferais quelque chose de cette expérience de l’invisibilité. Mais il n’était pas évident de convertir cette violence en œuvre. Vingt ans plus tard, j’explore les trois côtés du triangle, celui de l’artiste, de la spectatrice, et de la gardienne.
Avez-vous été tenté d’injecter votre propre expérience dans le texte ?
V.M. : Très peu. Une remarque partagée par tous les gardiens sur les guides qui racontent toujours les mêmes anecdotes, plusieurs fois par jour : durant la même journée, on assiste six fois d’affilée à la même mini performance théâtrale. On finit par apprendre par cœur ce que dit le conférencier. Comme être gardien consiste beaucoup à ne rien faire, on se rattache au moindre petit bout de vie, on attrape des détails infimes. Je regardais les touristes qui n’écoutaient pas vraiment, j’assistais à leur dispersion. C’est comme si on était derrière les gradins au théâtre et qu’on voyait les gens pianoter sur leur portable.
Comment avez-vous procédé pour rencontrer les gardiens ?
V.M. : Le projet a débuté avant la pandémie. Depuis, c’est devenu une déformation. Dès qu’on va dans un lieu d’exposition, on décale notre regard sur eux, on repère leur manière de travailler. Parfois on prévenait la direction des musées de notre visite. Ça a été le cas à Stockholm et à Moscou.
M.E.K. : L’un des enjeux du spectacle est de saisir si tous les pays ont le même rapport à l’art à travers les gardiens de musée. A Stockholm, une directrice nous a dit : «Les gardiens sont la peau du musée. On doit prendre soin de son épiderme.»
V.M. : Du coup, en Scandinavie, il est possible de souhaiter devenir gardien de musée.
M.E.K. : Partout ailleurs, bien qu’ils aient en charge l’intégralité des œuvres, les gardiens sont le dernier échelon de la chaîne. Ce qui me frappe est combien la privatisation du secteur de la surveillance a modifié le profil des gardiens. Quand ils sont intégrés à un musée, ils peuvent le choisir et y rester par amour. L’externalisation rend au contraire les lieux et les œuvres beaucoup plus interchangeables pour ceux qui en ont la garde.
V.M. : Il y a aussi la question des employés reclassés. A Lausanne, j’ai rencontré un ancien bijoutier qui s’était fait braquer plusieurs fois. Il était cardiaque et c’est sa famille qui l’a poussée à devenir gardien. On a aussi vu à New York un ancien sportif qui discrètement s’est aménagé des activités physiques, il compte ses pas pour marcher 10 kilomètres par jour dans l’enceinte de ses salles. Exactement comme Carolina, à Stockholm, quand elle nous explique qu’elle est devenue championne de water-polo et qu’elle profite de ses heures au musée pour se muscler.
M.E.K. : A propos de Carolina, on nous dit après la première, qu’on était allé un peu trop loin en l’habillant avec des collants zébrés excentriques et des baskets flashy. Mais elle s’habille comme cela pour travailler ! On n’a rien modifié.
David, bac +5, gardien au Louvre, dit que l’une des questions qu’on lui pose le plus souvent est celle du vrai et du faux, de l’original et de la copie. Et c’est aussi celle qui revient dans tous vos spectacles, Mohamed El Khatib. Les gardiens sont-ils joués par de vrais gardiens et disent-ils leurs propres mots, ou avez-vous embauché des acteurs ?
M.E.K. : Dans toutes mes pièces, la règle du jeu est la même : mettre sur scène les témoins d’origine. Mais si dans l’art, tout va bien, dans la vie, il y a toujours des problèmes. On a su assez tardivement que la gardienne russe ne pouvait pas se déplacer à cause du Covid. On a heureusement rencontré, quinze jours avant la première, une comédienne russe et marseillaise, qui a pris sa place.
V.M. : On ne procède pas en faisant des essais mais par des rencontres. On cherche plutôt une présence, si elle était avec nous, si le projet lui plaît. On n’est pas tout à fait dans un registre théâtral habituel. On a répété sur un temps très court, quinze jours. L’enjeu n’est pas l’interprétation, mais que les personnes sur scène soient le plus proche possible de ce qu’elles sont dans la vie.
Et cependant, ils doivent apprendre un texte ?
V.M. : Il faut qu’ils l’oublient de manière à ne surtout pas jouer. Comme chacun s’exprime dans sa langue, et qu’ils ne voient pas les sous-titres projetés derrière eux, ils ont très peu de repères pour savoir quand ils doivent prendre la parole. Répondre au bon moment à quelqu’un qu’on ne comprend pas suppose une hyper concentration.
Ce spectacle international va-t-il tourner ?
M.E.K. : C’est vrai qu’on a choisi le pire moment pour notre premier spectacle international ! Mais oui, et autant que possible, on tente à chaque fois d’intégrer un nouveau gardien qui travaille dans le lieu où l’on joue, au Prado à Madrid, au Maxxi à Rome. C’est un genre de bonus. Sans que le spectacle ne devienne de plus en plus long.
V.M. : C’est fragile ! A Lausanne, on avait rencontré une gardienne formidable, mais elle vient de renoncer. Il y aura fatalement du mouvement car les gens doivent demander des disponibilités à leur employeur, les étudiants reprennent leurs études, etc. Ce qui m’étonne, c’est qu’en dépit des reports, on n’ait pas eu plus de désistements. Jean-Paul, le gardien de nuit, est à la retraite, ce qui nous a permis d’être plus proches d’un itinéraire biographique, car il est moins susceptible de disparaître du spectacle. Il a vraiment constitué des collections et il était très proche des artistes exposés, à Nantes.
Valérie Mréjen vient de faire paraître une monographie (1), et la Bibliothèque publique d’information (2) organise une rétrospective de votre travail, Mohamed El Khatib. Qu’avez-vous découvert dans cette cartographie ?
M.E.K. : C’est amusant et inquiétant de regarder si tôt derrière soi. Je ne m’y attendais pas bien que ça saute aux yeux, mais je me suis aperçue que j’étais obsédé par le deuil. Depuis Mourir en beauté en 2010, ce leitmotiv revient, jusqu’à la boule à neige que je vois comme un cercueil. A Beaubourg, plutôt qu’une reprise des pièces, il y aura notamment une soirée dédiée à la vie des objets quand plus rien ne vous arrime, et que vous n’avez plus de toit. Ce qui repose la question de la valeur et du goût.
Allez-vous continuer à travailler ensemble ?
M.E.K. : Oui, car jamais l’expression «écriture à quatre mains» n’a été aussi juste qu’avec Valérie. D’habitude, «travailler ensemble» consiste à se partager les tâches. Avec Valérie, de l’écriture à la mise en scène, on a vraiment tout fait ensemble.
V.M. : On va ouvrir un centre d’art dans un Ehpad à Chambéry, le LBO. Le principe est que le centre d’art fasse vraiment partie de la résidence et que chaque artiste y passe beaucoup de temps. On a aussi le projet d’une création théâtrale pour les enfants.
(1) Palais des glaces, catalogue monographique de Valérie Mréjen, textes de Thomas Clerc, Bertrand Schefer, Laurent Mauvignier, aux éditions Manuella
(2) Les mondes de Mohamed El Khatib du 15 au 30 septembre.
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