par Simon Blin, Cécile Daumas et photo Marie Rouge pour Libération publié le 15 septembre 2021
Il ne veut pas être le «bénisseur espiègle du monde qui vient». Et il le prouve. Dans son dernier essai qui prend la forme d’un pamphlet, l’Après littérature (Stock), Alain Finkielkraut fait la liste de tout ce qu’il déteste, et elle est longue : le nouveau féminisme et son écriture inclusive, les antiracistes qui déboulonnent les statues, les écologistes et leurs éoliennes qui abîment les paysages français, les plots jaunes qui défigurent les rues de Paris (#SaccageParis), les «vitupérations» du rap et le «fracas» de l’electro… Même l’incendie de Notre-Dame n’est pas un accident mais un «suicide» devant tant de «laideur». Contre «l’idéal égalitaire» de la gauche «woke», terme brandi à tout-va pour désigner les militants progressistes, une seule chose trouve grâce aux yeux de l’académicien polémiste : une «approche littéraire» du monde, sa subtilité et son ambiguïté, qu’il vénère mais dont il déplore la perte d’influence.
Comment faites-vous pour vivre dans un monde que vous haïssez tant ?
C’est par amour du monde que je m’insurge contre les idéologies en vigueur. Depuis trente-cinq ans, j’anime l’émission Répliques sur France Culture. Je ne cherche pas, avec cette émission, à gagner la guerre des idées mais à éviter que la guerre ne gagne. A contre-courant de l’époque, je fais tout pour que le modèle de la conversation l’emporte sur le paradigme du combat et je m’y tiens, malgré les accusations de «réactionnaire», voire de «raciste» qui pleuvent sur ma pauvre tête.
Pourquoi ne supportez-vous pas d’être traité de «réactionnaire» ?
Plus le monde s’enlaidit, plus la violence se répand et plus on nous interdit de regarder en arrière. La formule jugée aujourd’hui la plus ridicule et même la plus obscène est : «C’était mieux avant !». Notre présent devrait avoir le courage et l’humilité de se comparer à d’autres époques. La nostalgie n’est pas un crime, mais une disposition fondamentale de l’âme humaine. Et celle qui m’étreint ne fait pas de moi un réactionnaire.
Il y a deux acceptions au mot démocratie : un sens politique et un sens historique. Politiquement, la démocratie, c’est la délibération des citoyens. Historiquement, c’est une marche irrésistible vers l’égalité et vers l’émancipation. Quand le sens historique l’emporte, la délibération n’a plus de place. Les porte-parole des mouvements antiraciste et féministe ne rencontrent pas d’interlocuteurs, mais seulement des obstacles, des êtres dont l’existence même est un scandale puisqu’ils ont largement dépassé leur date de péremption. La démocratie ainsi conçue a des potentialités totalitaires.
«Totalitaires» ? Déplacé, non ?
Pour les communistes, la bourgeoisie était condamnée par l’histoire. Les membres de cette classe avaient fait leur temps. Ils devaient disparaître. La mentalité totalitaire, c’est de considérer les adversaires comme les représentants déplorables d’une humanité révolue qui encombrent la surface de la Terre.
Vous comparez aussi le féminisme à un nouveau communisme ? Vous maintenez ?
«Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature», écrit Philip Roth. Le néo-féminisme ne construit pas de goulags, mais il généralise la souffrance au point de réduire la pluralité humaine au face-à-face des dominants et des dominé·e·s. Aucune trajectoire individuelle n’a sa place. Qui on est s’abîme dans ce qu’on est. Le mouvement #MeToo a, et c’est un bien, révélé des comportements inacceptables. Mais outre sa tendance à la généralisation, il procède par amalgames. Pour arriver à dire que sévit en France une culture du viol, il introduit un continuum entre la galanterie, la grivoiserie, les regards appuyés, les propositions indécentes et la pénétration forcée. Ils piétinent ainsi les distinctions essentielles à la littérature comme à la justice. Ce simplisme fait des ravages, même si on est loin de Staline.
Oui, rassurez-nous…
Souvenez-vous cependant de la «Ligue du LOL». Des hommes ont perdu leur emploi sur simple dénonciation. Ainsi David Doucet, journaliste aux Inrocks, qui a vécu l’enfer avant d’être réhabilité par la justice (1). Ce que je reproche au nouveau féminisme, c’est de sortir le procès de l’enceinte du tribunal, et d’un seul tenant, accuser, condamner, punir. Ce qui me révolte aussi, c’est de présenter la présomption d’innocence comme une mise en doute de la parole des victimes et donc comme un résidu de l’ordre patriarcal.
Mais quand dans votre livre, vous parlez de la «shoaïsation de la main aux fesses», vous ne franchissez pas une ligne rouge, renvoyant votre propre intolérance à celle que vous dénoncez ?
Non, non, non et non. Frédérik Detue, spécialiste des crimes de masse, a comparé le récit d’Adèle Haenel au témoignage de Primo Levi. Ce qui, à ma connaissance, n’a choqué personne. Au lendemain de l’émergence de #MeToo, je suis allé rendre visite à Philip Roth. Je lui ai appris qu’Elie Wiesel est accusé de comportement inapproprié par une femme. Il a ouvert sa tablette et nous avons lu les propos de cette femme. C’était en 1987, lors d’un gala de charité. Le rescapé a glissé la main derrière son dos et lui a caressé les fesses. La victime absolue, nous dit-elle, est alors passée dans les camps des bourreaux et aujourd’hui encore, cette femme ne s’en relève pas. C’est elle donc qui m’a soufflé l’expression de «shoaïsation de la main aux fesses».
C’est de l’humour alors ? Comme lorsque en 2019, vous avez déclaré sur LCI au moment de l’affaire Polanski : «Violez, violez, voilà, je dis aux hommes : violez les femmes ! Moi, je viole la mienne tous les soirs»…
Je veux bien qu’on n’aime pas cette plaisanterie. Mais je ne comprends pas qu’on puisse la prendre au pied de la lettre. Caroline De Haas venait de dire que je faisais l’apologie du viol, je lui ai répondu en appliquant la jurisprudence Cyrano de Bergerac : vous me dites que j’ai un long nez, eh bien pas du tout, il est énorme ! C’est un cap, c’est une péninsule ! La France, patrie littéraire, est-elle en train de devenir une société littérale ? Les humoristes sont omniprésents sur les antennes, mais il y a des blagues interdites. Notre époque est aussi celle de l’humour d’après l’humour.
Et quand vous déclarez sur LCI à propos de l’affaire Duhamel : «Il faut savoir s’il y a consentement ou non», vous ironisez aussi ? Ironie qui vous a valu d’être remercié par LCI…
Le poète Bernard Delvaille a dit : «Je n’ai jamais hué personne.» J’ai fait de cette phrase ma maxime de vie. Peut-être en raison de mes origines, je ne participerai jamais à un lynchage. Reste que le comportement d’Olivier Duhamel est inexcusable. Je l’ai dit en citant le père d’Albert Camus : «Un homme, ça s’empêche.» Mais la justice aussi, ça s’empêche. Son rôle n’est pas d’assouvir la passion justicière, son rôle est de la civiliser en cherchant à savoir ce qui s’est exactement passé. Quel âge avait la victime au moment des faits ? Y a-t-il eu violences physiques ou verbales ? Ces questions sont aujourd’hui perçues comme de véritables scandales. Ce n’est pas un progrès mais une régression de la sensibilité et de l’intelligence.
Vous dénoncez aussi la «dictature de l’idéal égalitaire». Qu’entendez-vous par là ?
L’égalité est une valeur mais si elle sort de son lit, l’égalité mène au nihilisme.
Est-ce vraiment le «wokisme» qui menace la démocratie, comme vous semblez vous en inquiéter ? En mars 2021, un sondage de l’Ifop concluait que seulement 6 % des Français savent de quoi on parle… N’est-ce pas un phénomène résiduel, assez marginal ?
Non, ce n’est ni résiduel ni marginal. Le phénomène est en expansion. Les studies qui prolifèrent en France sur le modèle américain ne relèvent pas de la recherche mais de l’idéologie. Quand des femmes écrivent «Polanski boit nos règles !» je suis effrayé par cette barbarie. Quand Virginie Despentes écrit dans Libération que Polanski n’a pas été récompensé bien que violeur mais parce que violeur, je n’en crois pas mes yeux. C’est tout le paradoxe de notre situation. Dans le camp nazi de Theresienstadt, les détenus ont profité de la très relative liberté dont ils jouissaient parce que le camp était visité par la Croix-Rouge, pour composer des œuvres qui leur permettaient, comme l’écrit Kundera, de déployer l’éventail des sentiments, des idées et des sensations. Dans notre monde relativement pacifié, qui devrait être propice à la nuance, l’inverse se produit, tout est réduit à la dimension de l’horreur. Dans Libération, toujours, Mona Chollet affirme que «le modèle de l’amour hétéro ne fonctionne que lorsque les femmes ferment leur gueule». Où a-t-elle pris ça ? N’y a-t-il pas aussi des hommes tournés en bourrique, des hommes humiliés, anéantis, dévastés par le chagrin de la rupture ? Nous n’en sommes plus à l’époque où Madame de Staël pouvait écrire : «L’amour est l’histoire de la vie des femmes, c’est un épisode de la vie des hommes.»
A propos de l’antiracisme, vous parlez de catastrophe, pourquoi ne serait-ce pas un combat pour l’égalité des droits ?
L’antiracisme n’est plus le principe de l’égale dignité des personnes. Aujourd’hui, on est raciste ou islamophobe quand on refuse de considérer la violence quotidienne dans les quartiers comme une réponse à la violence de l’Etat ou aux violences policières. On est raciste quand on dénonce le sexisme, l’antisémitisme et la francophobie dans les «territoires perdus de la République». Et plus grave encore, on est raciste quand on affirme que le devoir de la France et de l’Europe est de persévérer dans leur être et quand on défend ce que José Ortega y Gasset comme Simone Weil appelaient le droit de la continuité historique. Pour ceux qu’on appelle désormais les «woke», Beethoven est devenu l’emblème du racisme et du sexisme du mâle blanc. L’antiracisme en est venu à criminaliser la culture dont Kundera nous dit depuis l’aube des Temps modernes qu’elle est la valeur suprême dans laquelle l’Europe se reconnaît. Au nom de l’antiracisme, certaines demandent à l’Europe de se défaire d’elle-même. Cette dérive de l’antiracisme est notre malheur.
Vous allez voter pour qui en 2022 ? Sandrine Rousseau ? Anne Hidalgo ?
Je ne voterai ni pour Sandrine Rousseau, ni pour Jean-Luc Mélenchon, ni pour Anne Hidalgo. Mais c’est parce que je suis de gauche que je ne suis plus de gauche. La gauche ouvrait les yeux sur les injustices, elle les ferme aujourd’hui sur la réalité. Elle combattait l’antisémitisme, elle fait, en nazifiant Israël, de l’antisémitisme une modalité de l’antiracisme. Elle voulait accomplir, par l’égalité des chances à l’école, la «splendide promesse faite au tiers état» (Mandelstam), elle détruit l’école par l’égalitarisme. Elle défendait la laïcité, elle l’accuse maintenant d’être islamophobe, etc.
Alors vous n’êtes plus de gauche, ni un réactionnaire, vous êtes qui ?
Moi ! Et pour moi, le féminisme est une bénédiction. Quand la femme était condamnée au foyer et avait pour vocation quasi unique de faire des enfants, le printemps fugace de l’amour ne pouvait pas se prolonger entre le mari et l’épouse. La libération des femmes est une chance pour l’amour. Un risque aussi puisque, indépendantes financièrement, elles peuvent divorcer quand elles veulent. Mais je rends grâce au féminisme d’être perpétuellement étonné par celle avec qui je vis. Et je constate que le combat a changé de sens depuis qu’il va chercher le sexisme dans la langue et qu’il veut introduire l’absurde bégaiement de l’écriture inclusive.
Vous avez 72 ans, vous vénérez la littérature, pourquoi être toujours dans le débat public où vous prenez des coups alors que vous pourriez passer vos journées à lire…
Je ne pense pas naturellement, j’ai besoin d’un choc, d’un ébranlement. Proust dit que «les idées sont des succédanés des chagrins». Je dirais pour ma part que ce sont les événements qui me sortent de l’hébétude.
En fait, vous l’adorez cette époque ?
Non, mais je ne suis ni un scrogneugneu ni un peine-à-jouir, et la vie m’offre autant de moments d’allégresse que d’occasions de gratitude.
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