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lundi 19 avril 2021

Paris cède aux câlins des « Nounours des Gobelins »

Par    Publié le 21 avril 2021

Paris, le 19 avril 2021. Philippe

RÉCIT

Entre performance et art naïf, la création de Philippe Labourel a dépassé les frontières du 13e arrondissement. Avec le confinement, ses peluches ont remplacé les humains aux terrasses des bistrots de la capitale.

Il a le cheveu gras en bataille et les poils de barbe qui dressent des lignes de fatigue sur son visage. Une centaine de kilos, 1,94 m. Les lunettes aux verres maculés posées sur le crâne, un jean qui bâille légèrement et un tee-shirt qui rebique. Il s’en moque.

D’un seul coup, parce qu’on lui a posé une question sur les « Nounours des Gobelins », sa création – marque déposée , le voilà qui nous entraîne dans l’arrière-boutique de son magasin de journaux-librairie, entre les invendus et les cartons de bouquins, et là, volubile, clair et joyeux, Philippe Labourel commence à raconter la grande invasion des ours en peluche géants.

Le pharmacien met à l’animal une blouse blanche, chez le libraire il lit, on le retrouve conduisant une voiture chez le concessionnaire

« Le monde est à eux », explique-t-il à propos de ces inoffensifs ursidés dont, depuis trois ans, il a peuplé son quartier du 13ᵉ arrondissement de Paris. Au départ dans sa boutique, puis au coin de la rue, puis chez tous les commerçants de la rue à qui il prête un ours à l’unique condition qu’ils en fassent quelque chose.

Voici notre peluche géante en vitrine : le pharmacien lui met une blouse blanche, chez le libraire il lit, on le retrouve vomissant dans les toilettes du plombier, conduisant une voiture chez le concessionnaire… On découvre un beau matin un groupe de cousins peuplant toutes les fenêtres et balcons d’un immeuble. La presse en parle. Les télés se déplacent. Les gens viennent voir. « Je voulais réveiller le quartier et faire sourire les gens. Y a une commerçante qui ne m’a pas parlé pendant quinze ans, maintenant c’est B’joouuuur Phiiiilipe ! », s’amuse-t-il.

Cela fait trente ans que le gamin de banlieue, – poussé à Charenton (Val-de-Marne), dans une fratrie de cinq, fils d’un père modeste « employé » –, a pris ses quartiers aux Gobelins. Au départ, il tient un kiosque devant la brasserie qui fait le coin avec le boulevard Saint-Marcel « Les suppositoires de la Ville de Paris, deux mètres carrés au sol. Une tour de Pise, tellement il penchait. » Avant de reprendre cette boutique qui hébergeait une charcuterie : « “A la tête de lard”. Ça me correspond bien, j’ai gardé l’enseigne… » Sa vieille mère est au comptoir, son frère Marc, de neuf ans son cadet, court à droite à gauche, « toujours là quand je vais faire le con ailleurs. Un vrai magasin de presse, insiste-t-il fièrement. Ouvert 365 jours par an, sept jours sur sept. »

Questions taboues

Maintenant, c’est aussi le repaire des nounours géants, cet objet social transitionnel. « Tu mets un nounours dans ta boutique, les gens s’étonnent. Tu le mets en situation, ils s’arrêtent, et te parlent, échangent entre eux. J’ai commencé à poser les ours comme ça, sans explication. Avec cette volonté de laisser le mystère. Et là, tu vois la curiosité et la créativité des gens. »

Philippe Labourel, père des « Nounours des Gobelins », à Paris, le 19 avril.

Voici les peluches à une exposition des archives nationales, sur un char de la Gay Pride, invitées à un concert de Matthieu Chedid, prenant l’avion pour les Etats-Unis, se promenant en Nounoursmobile (un monospace dans lequel Philippe Labourel peut en caser jusqu’à vingt et un).

Tout ça est dûment documenté, filmé, photographié, mis sur les réseaux… Un jour qu’il a déposé quatre nounours dans un restaurant du quartier, Le Banquier, il découvre deux heures plus tard qu’un ourson y est né. On vient de passer au stade supérieur : baptisé Golozo, celui-ci n’a en effet pas de livret de famille. Philippe Labourel décide d’aller en demander un à la mairie du 13e. Le maire, Jérôme Coumet (PS), qui apprécie le buzz médiatique que cela crée, donne son aval. Oui, mais… les parents ne sont pas mariés, note notre performeur autodidacte. Qu’à cela ne tienne, voilà qu’on va donner un grand mariage en mairie, avec l’édile à la manœuvre. Nous sommes en janvier 2019. Deux mille personnes assistent aux noces : aux premiers rangs, des ours en peluche, la mariée portant une robe faite à sa taille (1,34 m, 4,9 kg) par le retoucheur du boulevard du Port-Royal. Soixante-neuf nounours débarquent du monde entier. Pour les stocker, « on » les emmène au cinéma, l’UGC des Gobelins, où on leur projette Astérix. L’un d’entre eux n’apprécie pas, il se lève, on voit sa silhouette sur les photos se découper sur l’écran…

Tout, avec Philippe Labourel est matière à histoire. Deux questions simplement sont taboues : le pourquoi et le comment. C’est la première chose qu’il vous assène : « Vous allez me demander combien il y a de nounours et combien ça m’a coûté. Mais ils sont innombrables, et ils ne sont là que parce qu’ils ont dû être attirés par les ruches de la manufacture des Gobelins, qui font un très bon miel. Tout ça, c’est eux… Moi je ne suis rien. » De l’art, il a saisi l’importance du mystère et de la gratuité.

Objet iconique

De même qu’il y a des peintres naïfs et des facteurs Cheval, que l’on collectionne l’art brut ou que l’on se rend en pèlerinage à la Fabuloserie, dans l’Yonne, il y a désormais Philippe, « le papa des Nounours des Gobelins », lequel – « performeur » naïf –, pratique un art conceptuel (brut) comme Monsieur Jourdain disait de la prose.

Notre vendeur de journaux ne fait-il pas au fond que pratiquer un détournement d’objets ? Une peluche ordinaire et banale, disponible dans le commerce, devient par la grâce de sa main un objet iconique. Il s’est taillé une petite place gentille et innocente entre la démarche gore des frères Chapman et celle plus porno trash de Paul McCarthy (Bear and Rabbit on a Rock, 1992).

« Artiste, ça me fait sourire. En revanche, ce que je n’ai jamais sous-estimé, c’est la puissance que les peluches peuvent avoir… Il faut se rappeler que, moi qui ai voyagé partout, je suis le genre de mec qui ne peut pas prendre un avion s’il n’a pas son doudouOr, à chaque fois, dans les hôtels, si je le laissais dans la chambre – c’est un singe d’une cinquantaine de centimètres de haut avec jeans et baskets, qui s’appelle Gorille –, quand je revenais, la femme de ménage l’avait toujours mis dans une position confortable, comme s’il s’agissait d’un être vivant dont il fallait prendre soin. »

Philippe Labourel a 55 ans. Gorille, presque autant. Un jour d’octobre 2018, raconte-t-il, Gorille lui a dit : « Philippe, tu me confies toutes tes joies et toutes tes peines, mais moi, je n’ai pas de doudou. » « On s’habille et on va t’en trouver », répond le libraire. Ils font les boutiques, et Gorille tombe finalement « raide dingue » d’un singe géant qu’ils appellent Supergorille.

« Après, j’avais juste un peu moins de place dans mon lit, constate-t-il en souriant. Parce que mon doudou voulait dormir avec son doudou. » Puis Supergorille dit : « Moi non plus, je n’ai pas de doudou» Les voilà repartis, et cette fois ils tombent sur trois nounours géants. « On s’est dit : C’est des triplés, on ne peut pas les séparer », explique Philippe Labourel. Et c’est comme ça que tout a commencé.

Philippe Labourel, père des « Nounours des Gobelins » : « Tu peux choisir entre une peluche garçon, fille, ou transgenre. Pendant quarante-huit heures, il doit simplement vivre ta vie et de ça tu prends des photos »

A ce moment de son récit, on se dit que le mec est dingue, et qu’avoir pour compagnons dans sa vie deux gorilles et un régiment de nounours est une névrose sans doute répertoriée. Lui se marre : « Si tu ne veux pas être célibataire, prends des nounours, ça marche très bien… » Sur la table devant lui, le magazine Gala est ouvert à la page mode, une blonde extatique s’y prélasse entre trois « Nounours des Gobelins » (dont l’oncle Jules, le plus grand de tous) que le magazine a demandé à utiliser.

« Des choses magiques »

Désormais, on en trouve à Montréal et à Tokyo, à Bordeaux comme au Havre. Et, avec le confinement, nos ursidés artificiels se sont mis à remplacer les humains aux terrasses des bistrots partout dans Paris : au Voltigeur, rue des Francs-Bourgeois dans le Marais, au Choupinet, en haut du boulevard Saint-Michel, à L’Atlantique, rue du Départ, face à la gare Montparnasse, au Bouquet Wagram… Même aux Deux Magots, à Saint-Germain-des-Prés.

Ils évitent seulement certains endroits, comme les colonnes de Buren, au Palais-Royal, parce qu’ils se méfient du sculpteur prompt à crier au scandale sur la dénaturation de son œuvre. De ça, Philippe Labourel s’en moque. Il a déposé la marque « Nounours des Gobelins », mais invite tout le monde à s’en emparer. Y compris les particuliers. « On ne les loue pas, on ne les vend pas. Mais on les prête et on les lave. Tu peux choisir entre un garçon, une fille, un transgenre. Pendant quarante-huit heures, il doit simplement vivre ta vie et de ça tu prends des photos. » A raison de 36 000 abonnés sur la page Facebook, 27 000 sur Instagram, certaines photos ont fait plus de 1 million de vues.

« Grace à eux, je suis entré dans des endroits incroyables, je fais des choses magiques, glisse le marchand de journaux avec la fierté d’un marionnettiste surgissant de son castelet. Vous savez, je connais des gens bourrés de talents qui n’ont rien fait de leur vie. Par peur. » On ne pourra pas le lui reprocher.

Simplement, parfois, quand les gens « ramènent » (il ne dit pas : « rapportent ») les nounours, il assiste, dit-il, à des séparations difficiles. Ainsi, pendant le premier confinement, cette vieille dame seule qui lui confie : « Vous savez, je lui parlais chaque soir. » Il a répondu : « Moi c’est pareil, je parle tous les jours, à mon doudou. » Il lui a laissé l’animal.


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