Par Rosita Boisseau Publié le 21 avril 2021
La jeune artiste et pédagogue évoque sa trisomie à travers plusieurs projets : un ouvrage, des ateliers et un spectacle étonnant, avec sa mère Françoise.
Sur la couverture du livre, on peut lire ce titre : Je suis Alice Davazoglou. Sur l’autre face : Je suis trisomique normale mais ordinaire. Selon l’humeur, on peut choisir d’entrer par un côté ou l’autre de l’ouvrage. Les deux font miroiter des portraits d’Alice, de ses amis Didier, Frédéric et Léa, de sa compagne Agathe Lacorne et de sa mère Françoise, écrits et illustrés par des dessins peints très colorés, aussi épurés qu’aiguisés dans le trait.
Aux manettes de cet objet littéraire et plastique, à savourer par tous les bouts, édité par L’échangeur-CDCN : Alice Davazoglou, 36 ans, porteuse de trisomie 21, danseuse et pédagogue. Elle se présente sur le fil de vingt et un mots ou idées comme « bonheur, colère, fêtes, gentillesse… ». Ses réponses, sortes de courts textes, proches de poèmes parfois, tissent le profil rayonnant d’une jeune femme décidée, fière, autonome qui « danse, lit, va au cinéma, est amoureuse ». Elle a d’abord écrit seule, puis relu ce que sa mère Françoise Davazoglou a finalisé sur ordinateur. Quant aux dessins à l’encre de chine et à la peinture, elle les réalise à partir de photos.
Alice Davazoglou, danseuse : « J’ai eu envie que [les gens] apprennent et comprennent qui nous sommes, que nous avons des talents même si nous avons besoin d’aide pour certaines choses »
L’ouvrage, elle l’a imaginé parce qu’elle s’est rendu compte que « des gens ne supportent pas notre différence, dit-elle dans l’introduction. J’ai eu envie qu’ils apprennent et comprennent qui nous sommes, que nous avons des talents même si nous avons besoin d’aide pour certaines choses. » Elle ajoute, lors d’une rencontre, le 12 mars, à Paris : « C’est très important que les gens sachent qui nous sommes, nous les personnes avec handicap intellectuel, pour qu’ils ne se moquent pas de nous. On a le droit d’être parmi vous. Nous sommes là et on reste. On est tous différents les uns des autres, avec un handicap ou la trisomie ou sans handicap. »
Avec Agathe Lacorne, elles ont fait danser la foule, samedi 10 avril, lors de la manifestation organisée par la coordination des intermittents, Ramène ta chaise, à Laon (Aisne).
Il y a six ans, Alice Davazoglou travaillait dans une entreprise de transports. Elle rêvait de « faire un livre, devenir danseuse et chorégraphe ». Elle démissionne et entreprend de décrocher son tiercé gagnant. Vice-présidente de l’association ART 21 (Association regard trisomie 21), créée en 2013 à Laon où elle vit, elle y propose des ateliers de danse pour des personnes porteuses de handicaps et des personnes dites valides.
Celle qui a pris des cours au conservatoire de Laon dès l’âge de 12 ans, tout en assistant à des spectacles de danse contemporaine, ouvre sans cesse son champ d’exploration. Elle est aujourd’hui boursière pour la recherche du Centre national de la danse, à Pantin. « La danse, c’est très important pour moi, et aussi danser tous ensemble, précise-t-elle. Le dessin, c’est pour exprimer plein de bonnes idées, mais c’est le talent que j’ai en moi et j’aime ça. C’est aussi le talent d’écrire parce que j’aime écrire. Tout ça, c’est ma vie et c’est la mienne. »
Un cocon de vide et de douceur
Participer à l’un de ses cours, piloté par l’Atelier de Paris/CDCN, avec douze travailleurs en situation de handicap psychique d’un ESAT (établissement et service d’aide par le travail), à Paris, c’est se jeter à l’eau dans des improvisations qui vous tourneboulent.
Le 12 mars, elle a ainsi demandé d’interpréter « une danse mal élevée » à partir d’une chaise. Et en avant la voltige, en avant, en arrière, jambes en l’air, à quatre pattes sous la chaise, et puis quoi encore ? D’ailleurs, c’est quoi au fond « une danse mal élevée » ? On se retrouve à s’arracher les cheveux sur ce sujet complexe et joliment inconfortable.
Parallèlement à ces interventions, Alice Davazoglou joue dans le spectacle De Françoise à Alice, mis en scène par Mickaël Phelippeau. Elle a rencontré le chorégraphe à L’échangeur-CDCN, à Château-Thierry (Aisne), qu’elle fréquente assidûment et qui soutient ses projets. « Je connais Alice et Françoise depuis plus de vingt ans, explique Christophe Marquis, directeur de L’échangeur-CDCN. Elles venaient voir des pièces et participer à des ateliers avec les artistes invités. Et aujourd’hui, Alice revient chez nous en pédagogue et danseuse. Un jour de répétition avec Mickaël, elle m’a montré ses dessins et entretiens avec ses amis. Elle avait envie d’en faire un livre. Nous avons tout fait pour le réaliser. »
Mickaël Phelippeau, chorégraphe : « Il faut s’adapter au rythme d’Alice qui ne peut pas enchaîner des répétitions de 10 heures à 18 heures comme on le fait d’habitude »
Créé à huis clos le 28 janvier, à l’Espace 1789, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), dans le cadre du festival Faits d’hiver, De Françoise à Alice laisse advenir la personnalité secrète des deux femmes dans un cocon de vide et de douceur, régulièrement explosé par du rock.
« On a commencé à travailler tous les trois en 2019, raconte le chorégraphe. On a pris du temps pour écrire et réaliser ce duo. Ce temps est un luxe mais indispensable pour avancer ensemble. Il faut s’adapter au rythme d’Alice qui ne peut pas enchaîner des répétitions de 10 heures à 18 heures comme on le fait d’habitude, mais a besoin de périodes plus courtes et plus distendues. Ce rapport à un autre temps est très important. Il m’a permis d’aborder la complexité et la constellation des liens qu’elles entretiennent, des divergences qui créent leur complémentarité, tant humainement que dans leur relation à la danse. »
En tenue de sport, les deux femmes s’échauffent. Leurs mots simples et nets prennent un poids et une éloquence sans ostentation. Un laisser-vivre plein de délicatesse serti dans une partition néanmoins très écrite. Françoise Davazoglou y évoque en quelques phrases la naissance d’Alice et son « petit look asiatique ». « Il s’agit avec ce spectacle d’enlever cette couche d’ombre absolue qui enveloppe les personnes porteuses de trisomie, précise Françoise Davazoglou. On y parle avec Alice de filiation, d’émancipation bien au-delà du handicap. Par ailleurs, je tiens à dire que c’est un parcours en tant que mère qui peut être très joyeux. » Pleinement évident et beau lorsqu’on les voit et les entend sur scène comme dans la vie.
« Je suis Alice Davazoglou », d’Alice Davazoglou. L’échangeur-CDCN, 80 p.
« De Françoise à Alice », de Mickaël Phelippeau. Le 22 mai, June Events, Atelier de Paris/CDCN. Le 5 octobre, avec exposition des dessins du livre, festival C’est comme ça !, du 18 septembre au 9 octobre, L’échangeur-CDCN, Château-Thierry (Aisne).
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