Par Violaine Morin Publié le 22 avril 2021
La sociologie scolaire parvient à démontrer une série de petites inégalités qui affectent les parcours des enfants issus de l’immigration. Mais les chercheurs insistent sur le fait que l’origine sociale est toujours le premier facteur en matière de trajectoires scolaires.
« Ce n’est pas parce qu’on a cassé le thermomètre que le problème n’existe pas », résume Benjamin Moignard, professeur à CY Cergy Paris Université. L’image traduit le sentiment de nombre de spécialistes de l’école à l’égard du « tabou » entourant la question de l’origine ethnique dans le système scolaire. « Les seules informations disponibles sont les nationalités des élèves et de leurs parents, et encore, elles ne sont pas toujours précisées, abonde Maïtena Armagnague, professeure de sciences de l’éducation à l’université de Genève. Dès qu’un élève a la binationalité, il disparaît des statistiques en tant qu’étranger. » Comment l’école peut-elle, alors, évaluer le rôle des origines dans les trajectoires des élèves, et, partant, dans la construction d’éventuelles inégalités ?
La sociologie scolaire a démontré, de longue date, la surreprésentation des enfants issus des classes moyennes et aisées dans les filières générales du lycée, puis dans les études supérieures. Elle a plus de mal, en revanche, à mesurer l’effet des origines, de même que celui d’une ségrégation socio-ethnique « visible à l’œil nu » dans certains établissements, défend Françoise Lorcerie, directrice de recherche émérite au CNRS. De nombreux spécialistes font état d’une « crispation » du ministère de l’éducation nationale – qui n’a pas souhaité répondre au Monde – à ce sujet. « Pour eux, ça n’existe pas, s’agace Benjamin Moignard. Quand on demande des données, on nous répond que l’école républicaine n’a pas à s’en préoccuper. »
En matière scolaire, la difficulté à prendre en compte le facteur ethnique dans l’étude des inégalités est double : l’école est porteuse d’un idéal d’intégration et d’égalité de tous, et démontrer d’éventuelles discriminations y est plus difficile qu’ailleurs. On peut moins facilement recourir au testing pour révéler un biais qu’en matière de logement ou d’embauche. Les chercheurs utilisent donc les panels de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), les données de l’Institut national d’études démographiques (INED) – enquêtes TeO – et celles de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – enquêtes PISA –, qui donnent la nationalité des enfants et de leurs parents.
Combinaison de facteurs
La littérature scientifique est sans appel : les enfants d’immigrés ont moins de chances d’obtenir un baccalauréat général que le reste de leur cohorte, ils sont concentrés sur les filières post-bac les moins prestigieuses et les plus courtes et ont, en moyenne, plus de risques de sortir sans diplôme du système scolaire. Dans le détail, l’origine sociale reste première dans l’explication des différents parcours.
« Avec d’autres facteurs, c’est ce qui explique la majeure partie des écarts entre enfants de différentes origines », insiste Yaël Brinbaum, maîtresse de conférences en sociologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), qui a démontré que les enfants d’immigrés turcs avaient des résultats au bac inférieurs aux élèves du même milieu social, alors que les enfants d’immigrés d’Asie du Sud-Est et de Chine bénéficient de meilleurs résultats. « Pour comprendre ces différences, il faut s’intéresser aux origines sociales des parents, détaille Mathieu Ichou, auteur de Les Enfants d’immigrés à l’école (PUF, 2018). L’immigration turque est plutôt rurale et pauvre, tandis que les immigrés d’Asie du Sud-Est possèdent souvent un capital culturel et scolaire supérieur. »
Une institution qui valorise les compétences académiques aura toujours tendance à privilégier les familles avec un capital culturel important
La combinaison de plusieurs facteurs à l’origine des inégalités scolaires rend ainsi difficile « l’isolement » du paramètre culturel ou ethnique. Pour certains spécialistes, sa prise en compte est même dangereuse. « Le mot “ethnique” ne peut pas être l’arbre qui cache la forêt de la grande pauvreté », insiste Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie à l’université de Limoges. « Le système scolaire français est l’un des plus inégalitaires de l’OCDE. Beaucoup de jeunes issus de l’immigration appartiennent aux catégories populaires, et sont donc balayés par cette vague d’inégalités. » Une institution qui valorise les compétences académiques aura toujours tendance à privilégier les familles avec un capital culturel important. « De ce point de vue, le système scolaire est d’une égale violence pour un élève, qu’il soit issu de l’immigration ou non », poursuit le sociologue.
Outre ce débat sur la primauté du milieu social, les données sur l’origine migratoire des enfants (nationalité des élèves ou de leurs parents) trouvent rapidement leurs limites : elles ne permettent pas de mesurer avec précision l’appartenance ethnique, et encore moins d’éventuelles discriminations. Pour contourner ce problème, le sociologue Georges Felouzis a utilisé les prénoms des élèves, relevés dans le fichier des 144 000 inscrits des collèges de l’académie de Bordeaux pour l’année scolaire 2000-2001. Les prénoms sont utilisés comme « proxy », indicateurs indirects d’une « origine culturelle », y compris pour des enfants de nationalité française. L’étude a conclu que 10 % des établissements scolarisaient 26 % des élèves d’origine étrangère. Dans ces mêmes établissements, 48 % des élèves sont défavorisés.
Carte scolaire et évitement
« Il y a donc une ségrégation forte entre les collèges, qui touche d’abord les élèves issus de l’immigration, souligne M. Felouzis. Elle est d’ailleurs plus importante dans les établissements que dans les quartiers où ils sont implantés, ce qui bat en brèche l’idée que l’école ne fait que refléter un problème de ségrégation urbaine. Le phénomène est aussi lié à la carte scolaire et au choix d’évitement de certaines familles. »
La dimension « ségrégative » de l’école « joue sur l’ambiance et sur la qualité des apprentissages »
Les contournements de carte scolaire renforcent d’autant plus la ségrégation que les enfants issus de l’immigration sont discriminés dans l’accès à l’enseignement privé, comme l’ont démontré Loic Du Parquet, Thomas Brodaty et Pascale Petit dans une expérience menée en 2011 sur 4 269 établissements privés. A dossier équivalent envoyé par deux pères fictifs, l’un au patronyme français, l’autre avec un nom à consonance maghrébine, le second était pénalisé dans 18 % des cas.
« Les élèves ont fortement conscience de la ségrégation, qui a un impact sur leur bien-être scolaire », souligne également Barbara Fouquet-Chauprade, de l’université de Genève. La recherche démontre que la ségrégation conduit les élèves à reconstruire des identités migratoires fortes, voire des imaginaires sur des origines qu’ils connaissent parfois mal.
La dimension « ségrégative » de l’école « joue sur l’ambiance et sur la qualité des apprentissages », rappelle M. Felouzis. Il existe donc au minimum une « discrimination indirecte », qui touche davantage ces enfants. « L’enseignement est ajusté, même inconsciemment, au public accueilli », ajoute Agnès van Zanten, sociologue de l’éducation et chercheuse au CNRS. « Dans les établissements où la concentration des élèves en difficulté est forte, les enseignants s’adaptent à la perception qu’ils ont du niveau de leurs élèves, détaille la sociologue. Ils ne vont pas jusqu’aux exercices les plus difficiles et les plus abstraits, et ces élèves produisent moins d’écrits que ceux des établissements favorisés. Ils sont aussi moins souvent évalués. »
Stéréotypes véhiculés
Plus « tabou » encore est le rôle d’éventuels stéréotypes véhiculés, consciemment ou non, par l’institution. « Aujourd’hui encore, je croise des enseignants qui pensent que leurs élèves asiatiques sont meilleurs que les autres en mathématiques, et qui tolèrent moins le chahut scolaire de la part d’élèves d’origine nord-africaine », pointe Mme Fouquet-Chauprade. Les « biais » transparaissent aussi dans la notation : à partir du panel 1995 de la DEPP, Mathieu Ichou a démontré une surnotation des élèves asiatiques en mathématiques lors des tests standardisés de sixième.
« Tout cela reste un ensemble d’hypothèses fragiles et il faudrait une volonté politique pour savoir ce qu’il en est vraiment » Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS
La recherche parvient ainsi à dessiner, d’une étude à l’autre, un faisceau d’indices qui convergent vers un impact plus ou moins fort de l’origine ethnique dans les trajectoires. Au point que, au terme du parcours, « un ensemble de petites inégalités » dessine des destinées très différentes. En matière d’orientation, le décalage entre les aspirations des enfants issus de l’immigration et une orientation vécue comme « contrainte », notamment vers les filières professionnelles, génère un sentiment d’injustice. « L’orientation contrariée, plus forte chez les jeunes garçons, en particulier d’origine maghrébine et d’Afrique subsaharienne, fait que certains développent un sentiment de discrimination », détaille Yaël Brinbaum. Ce qui a un impact sur la confiance en soi et en l’institution.
« Tout cela reste un ensemble d’hypothèses fragiles et il faudrait une volonté politique pour savoir ce qu’il en est vraiment », conclut Françoise Lorcerie. Vue de l’étranger, l’incapacité de la France à avoir un regard « national et global » sur la question des inégalités ethniques est encore plus frappante, assure Barbara Fouquet-Chauprade. « Ce que l’on demande, ce ne sont pas des statistiques ethniques à l’anglo-saxonne, ajoute-t-elle. C’est simplement la possibilité de pouvoir réfléchir sur un état de fait. »
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