par Charles Delouche-Bertolasi publié le 20 avril 2021
L’analyse selon laquelle les traumas se transmettent entre générations connaît un regain d’intérêt. Si cette discipline peut permettre aux patients de mieux comprendre leur histoire familiale, son manque d’encadrement favorise l’amateurisme.
Les maux vécus par nos parents ou nos aïeux peuvent-ils influencer nos vies ? Deuils inachevés, suicides, incestes, secrets de famille… Ces traumatismes aiguillent notre héritage psychique et peuvent être les sources de pathologies, d’angoisses, de souffrances : c’est le postulat de la psychogénéalogie, ou analyse transgénérationnelle, une méthode thérapeutique qui connaît un regain d’intérêt depuis quelques années.
Théorisée dans les années 70 par la psychologue française Anne Ancelin Schützenberger, cette discipline part du principe que les ascendants lèguent plus que des gènes, et que nous sommes tous porteurs d’un inconscient familial. Dans l’Héritage invisible, publié en janvier (éditions Larousse), la psychologue Evelyne Bissone Jeuffroy, élève de Françoise Dolto et disciple d’Anne Ancelin Schützenberger, décrypte les apports de la psychogénéalogie au fil d’expériences vécues par des personnes rencontrées dans le monde entier, à l’occasion de conférences et d’ateliers tenus par l’autrice.
Pour Evelyne Bissone Jeuffroy, tout commence par une feuille de papier. Plutôt grande de préférence, pour mieux y faire figurer les nombreux nœuds familiaux. «Lorsqu’on évoque ses liens à l’oral, le discours est morcelé. En dessinant son arbre généalogique, également appelé génosociogramme, on peut y voir les répétitions se manifester selon les générations», explique-t-elle. Dans son ouvrage, la psychologue précise : «Le thérapeute doit se comporter un peu comme un accoucheur, ne pas être pressé et laisser le travail se faire. Il doit souligner la réticence à évoquer certaines choses, l’importance de rentrer dans les émotions pour apporter un changement et insister sur le fait qu’il ne faut rien prodiguer. Dire et écrire sur la feuille du chevalet des choses qu’on n’a jamais osé dire ni raconter libère.» Elle prend pour exemple sa propre thérapie avec Anne Anceline Schützenberger : «Anne m’a fait remarquer qu’il était rare de porter le prénom de ses deux grands-mères, et m’a demandé ce dont j’avais hérité de chacune d’elles. En faisant la liste sur la feuille, j’ai pris conscience de plusieurs traits de mon identité.»
Quête d’identité
Pour Jacqueline, 73 ans, la thérapie en psychogénéalogie a permis une meilleure compréhension de son histoire familiale. «Je n’étais pas bien dans ma peau. J’avais déjà fait une psychanalyse et une thérapie mais je n’avais pas réussi à identifier tous mes problèmes», raconte-t-elle. A 60 ans, elle décide de partir vivre trois ans en Italie, d’acheter une maison en Toscane et d’apprendre l’italien. Elle comprend plus tard que son épisode transalpin et son mal-être sont intimement liés à un secret de famille : la première femme de son père, Gioia, une Italienne décédée pendant la Seconde Guerre mondiale. Un «amour occulté» qui engendra chagrin chez son père et dépression chez sa mère. Ce nœud familial, elle le met au jour en partie en dessinant son génosociogramme et apaise sa relation avec ses parents. «J’avais l’impression d’être le Petit Poucet qui retrouvait ses cailloux, explique Jacqueline. J’ai finalement compris que j’étais partie vivre en Italie pour faire le deuil que mon père n’avait pas pu faire : il s’est très vite remarié avec ma mère, ce premier amour avait été occulté.»
Comment expliquer l’attrait actuel pour cette voie thérapeutique ? Maureen Boigen, psychogénéalogiste à Bordeaux, y voit une quête d’identité et d’appartenance. Pas de profil type de patient mais un questionnement partagé par tous ceux qui voient des facteurs se répéter dans leur histoire familiale : dates, prénoms, événements douloureux, non-dits. «Ce ne sont pas des personnes en grande souffrance, mais des gens qui s’interrogent sur leur passé. On peut expliquer l’attrait d’un point de vue générationnel. Notre XXe siècle a connu des fractures en termes d’humanité, avec des guerres mondiales. Malgré l’ouverture récente et progressive des archives concernant la guerre d’Algérie, certains secrets sont toujours difficiles à percer et mettent du temps à se révéler, explique Maureen Boigen.Autant la deuxième génération était dans l’interdiction de se questionner, autant la troisième se sent plus libre de fouiller sa mémoire.» L’intérêt croissant autour de cette pratique est concomitant avec l’attrait pour la recherche de ses racines, souligne aussi le psychiatre Serge Hefez : «De nos jours, il est beaucoup plus compliqué de se rattacher à une histoire familiale. Les généalogies sont plus confuses qu’autrefois car il y a davantage de déplacements de population, de mariages mixtes, de recompositions familiales et d’adoption. Que ce soit l’histoire postcoloniale, ou bien des histoires plus spécifiques et individuelles, on a besoin de savoir se les raconter pour réussir à les restituer à ses enfants.»
«Une voie plus introspective»
L’engouement pour la psychogénéalogie essaime aussi en Suisse. Thierry Gaillard, psychanalyste et auteur d’Intégrer ses héritages transgénérationnels, aux éditions Genesis, exerce à Genève. Pour ce spécialiste du mythe d’Œdipe, «plutôt que de se battre contre la réalité immédiate, le patient découvre une voie plus introspective» :«J’invite les patients à m’expliquer la raison de leur venue. Puis on remonte leur fil familial, à la recherche de redondances. Comme des deuils non faits, par exemple celui d’un oncle qui s’est suicidé et dont personne ne parle ni n’est allé à l’enterrement, détaille-t-il. En le faisant figurer sur l’arbre, le patient réalise une représentation symbolique et fait ainsi entrer le proche dans son histoire. On restitue et on remet les pions à leur place au niveau historique, pour que le bagage familial interfère moins sur notre inconscient.»
Parmi ses anciens patients, beaucoup expriment le désir de se former à leur tour pour transmettre cette méthode. «L’ennui, c’est qu’ils n’ont pas toujours les diplômes», pointe Thierry Gaillard. Et de fait, les écueils liés au manque d’expérience de certains praticiens reviennent souvent parmi les personnes rencontrées. Sachant qu’il n’existe pas d’organisme officiel de formation, ce sont les psychogénéalogistes qui forment leurs pairs. Le tarif moyen de la formation s’élève à 1 500 euros pour une dizaine de jours répartis dans l’année. Pour le patient, une dizaine d’heures doivent permettre de faire le point, le prix moyen d’une séance tournant autour de 100 euros. A Nîmes, un diplôme universitaire propose depuis 2020 un approfondissement en généalogie… Tout en rappelant la nécessité d’accumuler les années de formation.
Charlatans
«Ce n’est pas la psychogénéalogie en tant que telle, mais la manière dont elle peut être utilisée qui peut poser problème, relève Serge Hefez. Comme toute méthode de psychothérapie, elle peut influencer dans une certaine direction des personnes un peu fragiles. Or, l’essence de la psychothérapie est de ne pas être suggestif et d’essayer que chacun trouve sa voie, sa spécificité, quelles que soient ses origines familiales.» Contactée par Libération, la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) indique que ces cinq dernières années, 35 saisines mentionnent cette méthode parmi les 150 à 200 saisines reçues annuellement portant sur des psychothérapies potentiellement déviantes. «La psychogénéalogie est à la mode, et cette technique est utilisée non seulement par des thérapeutes mais aussi, de plus en plus, par des coachs en développement personnel, écrit la Miviludes en réponse à nos questions. Le problème est que cette méthode n’est pas encadrée et elle n’entre pas dans un cursus de formation en santé mentale, de sorte que des charlatans ou simplement des personnes n’ayant aucune formation en psychologie peuvent prétendre la mettre en œuvre, l’amateurisme présentant un risque pour les patients.» La Miviludes indique enfin que cette technique «peut être un outil puissant pour mettre une personne sous emprise» et précise que «les victimes mettent souvent beaucoup de temps à comprendre qu’elles ont été abusées et sont réticentes à porter plainte».
Le psychologue clinicien Jean-Pierre Couteron exerce dans un centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Il lui arrive d’utiliser le génosociogramme en consultation : «C’est quelque chose de classique en thérapie familiale. On peut le lire au travers des interactions psychologiques et des événements de vie qui marquent une famille, décrit le psychologue. Il y a des travaux sérieux mais aussi un courant qui peut utiliser le génosociogramme avec un discours plus problématique et des concepts de transmission “magiques”. Le danger est que cette approche fasse sortir des patients de parcours de soins rigoureux.»
Karine, 46 ans, à Genève : «Je me suis libérée d’une couche»
«J’ai travaillé pendant des années dans la finance. A l’âge de 40 ans, je me suis interrogée sur mon avenir. Le métier ne me correspondait plus, niveau dégueulasserie on fait difficilement pire que ce monde-là. Et sur le long terme, cela a entraîné un problème d’ordre moral. Je ressentais ce besoin de donner du sens à ma vie… J’ai toujours été une grande fan de séries policières. Petite, je lisais le Club des Cinq, Fantômette, etc. et j’ai toujours été passionnée par les histoires de famille. Je suis arrivée par hasard à la psychogénéalogie, en surfant sur Internet. Le concept m’a intéressée et pendant deux ans je me suis formée pour en faire mon métier. C’est dans le cadre de cette formation que j’ai fait un parcours thérapeutique sur ma propre histoire, notamment ma relation avec ma mère, mes origines arméniennes ou mes peurs.
«L’exemple le plus flagrant en termes de choses guéries et pacifiées est ma claustrophobie. Depuis bébé, je ne supportais pas les portes fermées. Dans ce parcours thérapeutique, les souvenirs remontent, alors j’ai posé à ma mère des questions qui avaient émergé lors des séances. J’ai finalement appris que ma grand-mère, pour la punir, avait l’habitude de l’enfermer dans la première pièce qu’elle trouvait. De rage et de peur, ma mère arrachait les serrures. Lorsque j’ai appris cela, j’ai senti que quelque chose s’évaporait, que je me libérais d’une couche.
«A Genève, le prix moyen d’une séance classique tourne autour de 100 euros. Ce n’est pas remboursé et ça peut vite être lourd pour le budget car généralement un seul entretien ne suffit pas. Pour ma part, je fais payer mes consultations au chapeau, la personne donne ce qu’elle veut.»
Monique, 71 ans, à Nice : «J’ai retrouvé une identité»
«J’ai eu la chance de participer à un stage organisé par Anne Ancelin Schützenberger qui se tenait à Nice, il y a vingt ans. Lors de cet atelier, j’ai identifié que j’avais un problème vis-à-vis de l’histoire de mon grand-père. A la maison, personne n’en a jamais parlé. Ni ma grand-mère ni mon père. La seule chose qu’on savait, c’est qu’il était mort déporté. Les séances de psychogénéalogie m’ont permis d’identifier le trouble que je ressentais, lié à sa mort et à ce secret de famille.
«Je suis allée faire des recherches au mémorial de la Shoah pour comprendre ce qui lui était arrivé. J’ai appris qu’il était parti par le convoi numéro 1. Il faisait partie des juifs qui s’étaient déclarés à la mairie et avaient signé leur arrêt de mort. Pendant la guerre, mon père avait 18 ans. Il a suivi de Gaulle en Angleterre et, une fois revenu en France, son père et son beau-frère avaient été déportés. Il a vécu avec une énorme culpabilité. Et plus tard il a décidé de cacher ses origines en changeant de nom. A la naissance de mon petit frère, mes parents ont décidé de prendre un autre patronyme. Weyl est devenu Vallier. Je ne devais rien dire à personne. Je savais bien que cela avait quelque chose à voir avec notre judéité mais je ne pouvais pas mettre de mots sur ces troubles.
«Le travail thérapeutique en psychogénéalogie m’a aidée à récupérer mes racines juives. Je ne suis pas devenue religieuse pour autant, mais j’ai retrouvé une identité. Le chemin a été douloureux mais salvateur. Devenue à mon tour thérapeute, j’ai donné des consultations pendant une dizaine d’années.»
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