Publié le 16 avril 2021
CHRONIQUE
L’enquête passionnante de l’historienne éclaire la profondeur et l’évolution des multiples fantasmes, interdits et prescriptions qui entourent l’hilarité féminine.
« Le Rire des femmes. Une histoire de pouvoir », de Sabine Melchior-Bonnet, PUF, 416 p.
ATTENTION, DANGER, FEMMES QUI RIENT !
Rabelais n’a pas de sœur en littérature. Pas plus que Shakespeare, Swift, ou même Labiche. Longtemps, rire et faire rire semblaient avant tout l’affaire des hommes. Assez assurés de leur empire pour s’en moquer par intermittence. Suffisamment imbus de leurs prérogatives pour imposer la discrimination entre un « bon » rire masculin, supposé décent, et un « mauvais » rire, inconvenant, déplacé – celui des femmes. Considéré comme dangereux, indice d’effronterie, ce rire pourrait se transformer en vecteur de folie, d’hystérie, de subversion. Aux femmes était prescrit uniquement le sourire, signe de joie maternelle, de réserve bienveillante et de saine pudeur.
Cette longue histoire du rire selon les genres est souvent méconnue, voire oubliée. Elle demeure peu explorée, alors qu’elle affleure partout, sous mille formes, traces et témoignages qui scandent les siècles. Le grand mérite de l’enquête passionnante conduite par l’historienne Sabine Melchior-Bonnet est d’éclairer la profondeur et l’évolution de ces multiples fantasmes, interdits et prescriptions, qui ponctuent Le Rire des femmes, titre de l’essai qui paraît aujourd’hui. Une histoire de pouvoir, précise le sous-titre. Car ce n’est pas au hasard, on s’en doute, que s’agencent, au fil des siècles, les systèmes de représentation qui sous-tendent les codes de convenance et les règles de politesse, déterminant écarts tolérés ou transgressions blâmables. Partout se jouent, à travers les rires, des processus de domination – d’un sexe sur l’autre, d’une classe sur l’autre.
Ironique ou gloussant, innocent ou assassin, grivois ou satanique
On ne trouvera malgré tout, dans ce foisonnant récit, ni pesante analyse ni parti pris idéologique. Historienne des sensibilités, Sabine Melchior-Bonnet a travaillé au Collège de France auprès de Jean Delumeau (1923-2020) et s’est intéressée notamment au mariage, au miroir, aux mères des grands hommes. Elle invite cette fois ses lecteurs à une farandole érudite qui parcourt allègrement littérature, médecine, poésie et music-hall, se faufile du théâtre à la scène politique, des contes de fées aux bandes dessinées.
Fruit de quelques décennies de lectures, cette fresque trépidante éclaire cinquante nuances de rire, ironique ou gloussant, innocent ou assassin, grivois ou satanique, suivant les conditions faites aux femmes à telle époque, dans tel milieu. Le « saint rire » de la Béatrice de Dante est aux antipodes du rictus obscène, défigurant le visage, qui fut attribué aux prostituées. Le rire des femmes a aussi ses temps de mutation, entre clair-obscur, crise et métamorphose, que Sabine Melchior-Bonnet évoque avec finesse, dans un tumulte de références.
Car le plus étonnant, dans ce livre facile à lire et difficile à classer, est l’étourdissante maîtrise des sources et des œuvres. Il n’y a pas beaucoup d’ouvrages où il est question de Sara, la femme d’Abraham, des servantes de Molière, des libertines des Lumières, du caf’ conc’ de la Belle Epoque. Mieux encore, Catherine de Pisan croise Florence Foresti, Muriel Robin Virginia Woolf. Cette pérégrination fluide à travers l’histoire, où l’on voit rire aussi, entre autres, la Nana de Zola et la Lulu de Pabst, sans oublier Nathalie Sarraute et Marguerite Duras, réfléchit en sourdine sur ce que les femmes ont gagné, ou non, à devenir comiques, humoristes, stars du stand-up. « Rarement en faisant rire se fait-on estimer », disait la marquise de Lambert au temps des Lumières. Aujourd’hui ?
Signalons, de la même autrice, la parution en poche des « Grands Hommes et leur mère », Odile Jacob, « Poches », 368 p.
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