par Ramsès Kefi et photos Frédéric Stucin. publié le 18 avril 2021
Educateur spécialisé de formation, Zinn-Din Boukhenaïssi a traversé les époques et les lieux : les faubourgs de Paris dans les années sida, les révoltes urbaines de 2005 et plus tard, les débats identitaires. En trois séquences, il raconte des bribes de vadrouille.
La vingtaine à peine entamée, Zinn-Din Boukhenaïssi part pour Nice. Avec son frère, ils y ouvrent une crêperie, qui ne marchera pas. Au bout de quelques mois, retour au bercail : Paris et sa périphérie, qu’il ne lâchera plus pendant près de quarante ans. Après des petits boulots pour rembourser les emprunts, le bonhomme devient éducateur spécialisé dans les quartiers populaires, dont il est issu – il a grandi à Clichy-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine, à dix minutes de la capitale. C’est le début des années 80, quand la drogue dure et le sida viennent tout brouiller et ravager.
Le briscard aux cheveux bouclés, né en 1960, a récemment pris sa retraite après avoir plongé les mains dans tous les cambouis. La rue donc, mais aussi les structures. Il a dirigé à la fin des années 90 une régie de quartier à Meaux, en Seine-et-Marne. L’association – il y en a plus d’une centaine de ce type en France – promeut des formes d’économie solidaire dans des territoires précaires. Très vite, il a intégré les instances nationales chapeautant ces régies, d’où il a traversé les révoltes urbaines de 2005, mais aussi le durcissement des débats sur l’identité. Il replonge en 2016 : «Les attentats m’interrogent, comme tout le monde. Comment nos jeunes peuvent en arriver là ? Je décide de revenir au terrain, en me disant que l’expérience d’un “vieux” peut servir.» Il prend alors la tête du Groupe de recherche et d’action auprès des jeunes adolescents de la rue (Grajar), où il a jadis fait ses gammes. Quinze éducateurs de rue y couvrent cinq secteurs, dans les XVIIIe et XIXe arrondissements de Paris, en proie aux rixes. Zinn-Din Boukhenaïssi, décoré de l’ordre du mérite en 2013, est un témoin précieux : il a passé quatre décennies à réfléchir, observer et écouter les quartiers populaires, qu’il raconte en trois séquences.
Les marges
«En 1983, je commence à Paris, entre le bas de Belleville, la Gare de l’Est et République. Dans l’équipe, on est trois et les méthodes d’approche dans la rue sont différentes. C’est une autre époque : on avance “masqués” pour éviter le filtre de l’institution, qui effraie beaucoup de jeunes en situation d’errance. On garde le secret sur notre fonction, avec le soutien de notre hiérarchie. On mise tout sur un lien “authentique”, qui casse le fantasme du “technicien de la relation” et de l’échange éducateur-éduqué. Quelle que soit la profondeur de ce lien noué, il est assumé : notre mission vaut la peine de s’investir autant émotionnellement. Sur le terrain, je me suis retrouvé… dans la peau d’un étudiant, d’un chauffeur-livreur, d’un gérant de café. Ne pas se dévoiler est selon nous, à ce moment, le seul moyen d’approcher les plus rétifs pour les aiguiller – ou essayer de les aiguiller – le moment venu, vers la bonne personne. Un employeur, un médecin, un avocat…
«Les jeunes n’étaient pas dupes, évidemment. Au bout d’un moment, ils comprenaient que je n’étais pas celui que je prétendais être. Mais le tabou nous convenait. Je me souviens d’une visite à un jeune en prison. Il y a le parloir famille et celui des avocats, différent, plus confortable. Il m’a aperçu dans le second (rires).J’étais inexpérimenté, j’ignorais que ça me confondrait. Pourtant, il n’en a jamais parlé aux autres. La relation tissée se basait sur des choses qui faisaient oublier les statuts – il m’arrive, trente ans plus tard, d’avoir encore quelques-uns de ces “ex-jeunes” au téléphone.
«On s’est pris la drogue dure et le sida en pleine figure. Des gars que l’on suivait tombaient comme des mouches. On connaissait leurs proches, leurs parents. Le deuil était soumis au tabou, à l’incompréhension, au silence.»
— Zinn-Din Boukhenaïssi, éducateur
«Plus que tout, notre objectif était de se rapprocher le plus des marges, là où se retrouvaient ceux qui étaient perçus comme foutus. Le questionnement a été permanent. Comment y arriver si de temps à autre, on ne flirte pas nous-mêmes avec ces marges ? Il a fallu parfois trancher, comme cette fois où j’ai embarqué M. dans l’ouest de la France pour un chantier. Bien que né en France, il n’avait pas de papiers. Mais dépendant à l’héroïne, il avait besoin de s’éloigner de Paris pour un sevrage. Que peut-on faire à ce moment ? Je sens qu’on peut réussir quelque chose avec lui, en dépit de sa situation administrative. Je décide de l’emmener, tant pis. C’était une autre époque, avec ses codes. Récemment, je me suis interrogé : que donnerait cette méthode de l’anonymat sur le terrain face à la problématique des mineurs maghrébins en errance dans Paris et sa région – et que beaucoup d’acteurs, pourtant très forts, ne parviennent pas à accrocher ? Est-ce que cela fonctionnerait ?»
«Je suis resté éducateur de rue de 1983 à 1996 et j’insiste là-dessus : quand on arrivait à tirer quelqu’un d’une galère, c’était le fruit d’un boulot collectif. Au total, j’ai dû côtoyer plus de 100 jeunes – de 16 à 27 ans. On s’est pris la drogue dure et le sida en pleine figure. Des gars que l’on suivait tombaient comme des mouches. On connaissait leurs proches, leurs parents. Le deuil était soumis au tabou, à l’incompréhension, au silence. On s’attendait à leur mort, mais on n’était jamais préparés quand ça arrivait. J’ai pleuré en rentrant chez moi, bien sûr.
La pierre
«Les débats autour des quartiers ou plus récemment, du séparatisme démantèlent des années de boulot d’acteur de terrain pour que des gens continuent à vivre ensemble. Ils touchent à des liens de solidarité, qui ont mis des années à être consolidés. La défaite de la gauche, dont une frange s’est ouverte à la xénophobie, sous couvert de défense de la laïcité, est terrible. Plus ces débats identitaires se durcissent, et moins les gens concernés n’ont d’organisations ou de structures politiques de confiance vers lesquelles se tourner, notamment dans ces quartiers – elles donnent toutes l’impression de les trahir une par une en les instrumentalisant.
«La surmédiatisation est véritablement contre-productive : l’angoisse qu’elle génère empêche de regarder la réalité comme elle est. Prenons le XVe arrondissement de Paris concernant les rixes, à la une il y a quelques semaines : 230 000 habitants y vivent. L’affaire Yuryi n’est surtout pas à prendre à la légère. Mais quel est l’intérêt de l’exagérer et d’encourager la démagogie ? Une bagarre à dix contre dix, dans un secteur aussi peuplé, relève de l’acte marginal, aussi violente, triste et préoccupante soit-elle. Le rappeler, resituer, contextualiser n’a rien à voir avec un quelconque déni.
«J’ai vécu les révoltes de 2005 dans les instances nationales des Régies, où j’avais été nommé délégué général. Elles ont poussé notre réseau à lancer une grande concertation dans les quartiers, grâce à nos relais. L’expérience a duré jusqu’à 2010. Quelque chose d’inédit, à mon sens, a transparu des témoignages : beaucoup de parents ne reprochaient pas ou plus à leurs enfants de s’être révoltés. Ce n’est pas tant qu’ils les encourageaient, mais ils ne leur reprochaient pas. A ce moment, il y avait un tel contexte d’injustice sociale et d’humiliation au quotidien qu’il y avait presque matière à s’étonner : comment ce genre d’événements ne survenaient pas plus souvent ?
«Ma ligne n’a pas évolué depuis. Le mode d’expression n’était pas le bon (la violence, le nihilisme) sur la forme, mais nous avions vécu une révolte politique sur le fond. La réaction venue du haut a été trop souvent “la pierre”. On a répondu à des revendications par le bâti, la rénovation, la démolition. Non pas que je sois contre, loin de là. Mais on a beaucoup trop délaissé la dimension humaine, mis de côté les structures d’éducation populaire. On ne peut pas casser sans s’intéresser en profondeur à la culture, l’éducation et à l’emploi. On ne peut pas non-plus sous-estimer l’expertise des habitants : quand ils ont la parole sur une problématique les concernant, des réflexions très pertinentes en ressortent.
«En 2015 surviennent les attentats, puis les débats quasi-quotidiens sur le fait religieux, donc l’islam. Je suis laïc, profondément. Et me rends compte que je n’étais pas au clair avec la laïcité – en l’occurrence, je ne pouvais répondre à certaines questions concrètes. Peu avant Charlie, des Régies de quartier ont été confrontées à des interrogations comme le halal dans les repas collectifs et aux prières sur le lieu de travail. C’étaient des préoccupations récentes – quinze ans au plus que l’islam s’exprime plus visiblement. On décide collectivement de s’en emparer. A titre personnel, je trouvais ça dangereux de laisser cette thématique aux xénophobes, dont l’obsession sont les gens de foi ou de culture musulmane.
«On se forme, on lit, on consulte, on débat dans les quartiers. On invite des universitaires, on écoute, loin des feux allumés par des politiques, on parle sans juger les opinions des uns et des autres. Et on en conclut que la loi, lorsque celle-ci est maîtrisée, permet de régler un nombre incalculable de situations concrètes. Le voile que des femmes portaient dans le cadre de chantier d’insertion avait interpellé certains de nos partenaires, notamment chez des bailleurs sociaux. La laïcité y répond dès lors qu’on est au clair avec les notions d’espace public ou encore de devoir de neutralité. La loi, rien que la loi, pour sortir des prises de décision subjectives. Elle est bien faite, pour peu qu’on la connaisse et qu’on cesse de l’instrumentaliser à des fins politiques»
«Trop souvent, les femmes portent tout. Elles enchaînent parfois plusieurs boulots du matin au soir. Prennent le premier métro, rentrent éreintées. Mais chaque fois qu’il a fallu répondre présent pour les ados, elles se sont débrouillées pour être là.»
— Zinn-Din Boukhenaïssi, éducateur
La peur
«En 2016, je retourne à Paris, sur le terrain. Sur le cadre global, j’ai observé que la précarité monétaire était plus importante qu’auparavant. Ce n’est pas tant qu’elle n’existait pas dans les années 80, mais les besoins ont évolué. Concrètement, de plus en plus de foyers demandent de l’aide pour se nourrir. Je prends immédiatement la mesure des rixes sur ce territoire – le XVIIIe le XIXe. Le degré de violence n’a pas foncièrement évolué depuis mon époque. C’est plutôt la fréquence des bagarres et le nombre de jeunes impliqués. Parfois, nous sommes à deux par semaine. Ça s’emballe des jours et des jours, puis ça se calme pendant un mois. Et ça reprend.
«Je pense qu’il faut rester humble face à ces phénomènes, difficiles à prévenir et à retracer. Contrairement à ce que l’on peut croire, les moyens financiers ou humains ne règlent pas tout. Vous pouvez être postés, votre équipe et vous, à un endroit stratégique. Et une rixe se déclenche à l’opposé. Ou bien être avec le “mauvais groupe” et c’est un autre qui prend part à une bagarre. Ou bien découvrir que deux secteurs ennemis ont conclu une alliance contre un autre. A ce titre, les statistiques font état des rixes qui ont lieu. Mais pas de celles qui sont évitées par le travail des acteurs de terrain, dont font partie les éducateurs de rue. Le seul moyen de les endiguer est de continuer à occuper le terrain. En renforçant la coopération entre tous les acteurs d’un territoire, des éducateurs de rue aux parents, de l’école à la police. On n’y coupe jamais : les solutions sont collectives.
«Concernant les causes, la pauvreté ne peut à elle seule expliquer des rixes. D’ailleurs, des ados impliqués ne viennent pas de familles pauvres. Les profils sont en réalité très divers. De bons élèves, appréciés à l’école ou dans la rue, se retrouvent parfois au milieu de ces bagarres et rejoignent des protagonistes aux trajectoires plus compliquées. On a notamment connu ce garçon, désormais rangé, qui se battait tout le temps. Il avait été hospitalisé pour une blessure grave suite à une rixe. Sitôt sorti de l’hôpital, que fait-il ? Il y retourne. Ses parents l’avaient envoyé un an dans son pays d’origine, en Afrique. Il était revenu avec un sentiment d’abandon et de solitude, qui s’était muée en violence.
«Le regret réside pour moi dans l’absence des hommes – y compris les grands frères – lorsque des débats ou des rencontres ont été organisés autour de cette thématique. Même quand ils sont présents au foyer, ils ne s’investissent pas assez. Trop souvent, les femmes portent tout. Elles enchaînent parfois plusieurs boulots du matin au soir. Prennent le premier métro, rentrent éreintées. Mais chaque fois qu’il a fallu répondre présent pour les ados, elles se sont débrouillées pour être là, écouter, prendre la parole, pleurer parfois et proposer.
«La certitude est que la majorité de ces gamins sont soulagés quand une rixe est évitée. Ils font mine d’être contraints de renoncer à la violence “par respect” pour un éducateur ou un adulte qui s’est interposé. C’est une posture (sourire) : ils ne veulent pas y aller, tout simplement. Ils en pleurent de peur, parfois. Le souci pour eux est de savoir dire “non”, parce qu’ils sont pris dans des conflits de loyauté. On n’a pas, dans la globalité, affaire à de gros balèzes capables de se battre à mains nues. Quand ça dégénère, le déferlement de violence peut s’expliquer par une raison, parmi toutes les autres : on ne maîtrise plus rien quand on a peur.»
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