Par Marie Charrel Publié le 22 avril 2021
Si les statistiques ethniques sont officiellement interdites dans le pays, il existe une multitude de données, tant dans l’Hexagone qu’à l’échelle européenne, permettant d’objectiver les inégalités et discriminations liées aux origines. Manque la volonté politique de s’y attaquer, au risque de nourrir ressentiment et désillusion.
C’est une histoire française. Celle de Wilfried Mahouto, né près de Bordeaux, qui en dépit de son master en entrepreneuriat, a envoyé des centaines de CV pendant des mois, sans jamais décrocher d’entretien. « On m’a conseillé d’enlever la photo pour cacher que je suis noir, j’ai toujours refusé », confie l’homme, qui a fini par obtenir un poste de directeur d’agence bancaire, grâce au soutien de l’association Nos quartiers ont des talents.
C’est l’histoire de Saïd Hammouche, fils d’immigrés marocains qui, lassé de voir des jeunes comme lui galérer pour trouver un emploi, a créé Mozaïk RH, un cabinet de recrutement alternatif, pour les aider.
Celle, encore, de Samira (les personnes citées dont le nom n’apparaît pas ont souhaité garder l’anonymat), responsable marketing dans l’agroalimentaire. Le jour où elle s’est étonnée de gagner 20 % de moins que ses collègues, malgré d’aussi bons résultats, son manageur lui a répondu : « Pour une fille comme toi, c’est déjà bien d’être là. » « Il voulait dire “pour une fille d’origine maghrébine”, comme si je devais le remercier d’avoir ce poste », dit-elle en soupirant. Mehdi, lui, n’a jamais de retour des agences immobilières, alors que son ami Antoine, avec qui il cherche une collocation près de Lyon, n’a aucun mal à décrocher des rendez-vous. « Je gagne pourtant plus que lui, mais les propriétaires ne veulent pas d’Arabes. »
« La volonté politique fait défaut »
Ce sont des histoires de tous les jours, tristement banales et graves, que les difficultés économiques liées au Covid-19 exacerbent un peu plus encore. « On ne connaîtra l’ampleur qu’a posteriori, mais on sait que les personnes immigrées et d’origine immigrée sont surexposées au risque sanitaire et au chômage, en raison des inégalités qu’elles subissent dans l’emploi, le logement et la santé », s’inquiète Nicolas Kanhonou, qui travaille au Défenseur des droits, l’institution chargée de veiller au respect des droits et des libertés.
Les données publiées par l’Insee à partir des décès enregistrés à l’état civil montrent déjà que la Seine-Saint-Denis enregistre le plus fort taux de surmortalité en Ile-de-France (130 % entre le 1er mars et le 19 avril 2020, contre 74 % à Paris). Cela, en raison des conditions de vie plus précaires, mais aussi de la surreprésentation des immigrés dans les emplois de première ligne et de leur moindre accès à la santé, estiment les chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED).
Les inégalités et les discriminations liées aux origines soulèvent un profond malaise, parce qu’elles mettent à mal l’idéal tricolore de l’universalisme républicain
En France, les inégalités et les discriminations liées aux origines sont, trop souvent encore, sous-estimées ou mal comprises. Elles soulèvent un profond malaise, parce qu’elles mettent à mal l’idéal tricolore de l’universalisme républicain. « Mais la République n’immunise pas contre les discriminations et, en dépit des polémiques récurrentes, leurs mécanismes restent mal connus », constate François Héran, sociologue et professeur au Collège de France. « Le problème est régulièrement résumé à celui des quartiers ou des inégalités sociales, alors qu’il est bien plus large », ajoute Dominique Sopo, président de SOS Racisme. « La volonté politique de s’attaquer sérieusement au sujet fait défaut, notamment en raison de l’idée que l’égalité sera obtenue par la disparition des origines, ajoute Patrick Simon, démographe à l’INED. Mais cela ne suffit pas. »
Beaucoup de statistiques
Il faut dire que, bien souvent, la discussion sur ce sujet se heurte à la délicate question de la mesure. Et glisse vers un débat « pour ou contre » les statistiques ethniques, aujourd’hui interdites en France. « Noir », « Hispanique », « Asiatique »… Leurs détracteurs soulignent qu’introduire des catégories figeant les identités dans les recensements, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, où l’exercice est poussé à son extrême, serait contre-productif. Et dangereux. « Le débat est vite pollué par des considérations sur la victimisation ou le risque d’importer la grille de lecture américaine de la société », observe Vincent-Arnaud Chappe, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Un tel écueil peut néanmoins être évité. Et il ne doit pas empêcher d’agir, souligne-t-il. D’autant qu’en vérité, il existe déjà beaucoup de statistiques sur le sujet.
« Le débat est vite pollué par des considérations sur la victimisation ou le risque d’importer la grille de lecture américaine de la société », Vincent-Arnaud Chappe, chercheur au CNRS
De fait, si une loi de 1978 interdit de collecter et de traiter des données personnelles révélant la « prétendue origine raciale ou ethnique », elle prévoit également de nombreuses dérogations, strictement encadrées, lorsque ces informations sont utilisées « à des fins de recherche scientifique, historique ou statistique ». En outre, le recensement comporte de longue date une question sur le pays de naissance. Depuis vingt ans, beaucoup d’enquêtes, dont celles de l’Insee sur l’emploi, interrogent également sur le pays de naissance des parents. Grâce à cela, il existe aujourd’hui une masse impressionnante de données produites suivant diverses méthodologies.
Certaines études, comme celles de l’Insee, observent les inégalités dans l’accès aux diplômes, à l’emploi ou aux augmentations salariales en fonction des origines. Plus expérimentales, d’autres mesurent les écarts de réponses obtenues par des CV équivalents, dont certains portent des noms suggérant une ascendance étrangère : il s’agit des testings. D’autres encore mesurent le ressenti des discriminations. A l’exemple de « Trajectoires et origines », dite TeO, la vaste enquête de référence de l’INED et de l’Insee menée, entre autres, par Patrick Simon. A travers une longue série de questions, elle appréhende comment les origines modifient les chances d’accès au logement, à l’éducation, à l’emploi et aux services publics.
De sérieuses conséquences sur le bien-être ou l’état de santé
Toutes ces études dressent le même constat, à divers degrés : les inégalités et discriminations liées aux origines sont importantes – en particulier pour les personnes d’ascendance maghrébine, d’Afrique noire ou de Turquie – et ont de sérieuses conséquences sur les trajectoires de vie, le bien-être et l’état de santé. Au risque d’alimenter, chez certains, la désillusion à l’égard du modèle d’intégration français, voire du ressentiment. « Les testings établissent qu’il existe un traitement différent à l’égard des candidats dont le patronyme suggère une origine étrangère », ajoute Yannick L’Horty, économiste à l’université Gustave-Eiffel, spécialiste des testings au recrutement et au logement. Dans celui qu’il a codirigé en 2017, à Paris, les candidats à la location d’origine maghrébine ont reçu un tiers de réponses positives en moins à leurs demandes de visite de logement privé que ceux d’origine française.
« Les comparaisons internationales, comme l’Eurobaromètre de 2019 sur le sujet, prouvent à la fois que la France est l’un des pays d’Europe où les discriminations liées à la couleur de peau sont perçues avec le plus d’acuité par les citoyens, mais aussi où elles sont parmi les plus élevées dans l’accès à l’emploi », complète Marie-Anne Valfort, spécialiste du sujet de l’Ecole d’économie de Paris. Selon une étude pilotée par Lincoln Quillian, sociologue à l’université Northwestern de Chicago, les candidats blancs nés en France ont 83 % de chances en plus de recevoir une réponse pour un entretien d’embauche que ceux des minorités non blanches. C’est plus qu’aux Etats-Unis (33 %) et en Allemagne (24 %).
Une enquête de l’Insee montre, en outre, que les descendants d’immigrés maghrébins ont, à caractéristiques égales, 15 % de chances de moins pour les femmes et 25 % de moins pour les hommes, d’accéder à des salaires supérieurs à 3 000 euros que les personnes sans ascendance migratoire. Et ils sont surreprésentés dans les emplois à durée limitée. De manière générale, l’enquête TeO montre que 49 % des personnes originaires d’Afrique subsaharienne et 39 % de celles originaires d’Algérie déclarent avoir subi des discriminations durant les cinq années précédentes, contre 10 % pour l’ensemble de la population.
« L’essentiel des discriminations ne sont pas intentionnelles »
« Ces données objectivent les discriminations », résume François Héran. Et si certaines sont le fruit d’actes racistes, punissables par la loi, « l’essentiel d’entre elles ne sont pas intentionnelles », ajoute-t-il. « En recrutant des candidats uniquement dans les écoles dont ils sont issus, beaucoup de manageurs passent à côté de la diversité sans même s’en rendre compte », illustre Aziz Senni, entrepreneur d’origine marocaine, auteur de l’ouvrage L’ascenseur social est en panne… J’ai pris l’escalier (L’Archipel, 2005).
D’autres sont le fruit de préjugés et de stéréotypes parfois inconscients, parfois conscients, mais jugés anodins. A tort. « On me demande régulièrement quand j’apporterai des gâteaux au miel au bureau, parce que mes parents sont marocains. On ne me propose pas d’alcool aux pots, car on suppose que je suis musulmane, ce qui n’est pas le cas, dit en soupirant Nadia, commerciale grands comptes dans la finance. A la longue, ces clichés, comme celui de la beurette rigolote, deviennent insupportables. Ils m’ont rendue froide et agressive. » De guerre lasse, elle envisage de changer de métier et de créer sa propre entreprise.
Mais les discriminations, conscientes ou non, n’expliquent pas tout. Ces inégalités sont aussi le résultat de dynamiques complexes, où les difficultés se cumulent à celles liées aux origines. Notamment celles résultant de la ségrégation urbaine ou des failles du système scolaire. Les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) révèlent ainsi qu’à milieu social et économique équivalent, l’écart de résultats scolaires entre les élèves issus de l’immigration et ceux d’origine française est supérieur à la moyenne des autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’étude TeO montre, en outre, que plus de 20 % des descendants d’immigrés du Maghreb ou d’Afrique noire déclarent avoir subi un traitement inégal lors des décisions d’orientation.
Les entreprises peinent à se saisir du sujet
Le milieu social et culturel pèse également. « Ma mère est femme de ménage, nous étions cinq à la maison : je n’avais pas, dans ma famille, de cadres susceptibles de m’ouvrir leur réseau professionnel, ou même de m’expliquer les codes permettant de réussir un entretien », raconte Karima Cherifi, diplômée d’un master en ressources humaines, qui a grandi en banlieue parisienne. Pour compenser ces « manquements », l’association Nos quartiers ont des talents propose aux jeunes comme Karima Cherifi un accompagnement par des cadres volontaires. Coachée quelques semaines par Nicole Fiorentino, une RH du Crédit agricole, la jeune femme a rapidement trouvé un emploi dans la foulée. « Elle m’a aidée à refaire mon CV, à travailler ma présentation et les bons mots à utiliser, à reprendre confiance en moi : toutes ces petites choses qui me faisaient défaut », raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle est DRH du groupe Nexans, où elle parraine à son tour des candidats.
« Beaucoup de talents issus de l’immigration finissent par partir à l’étranger, parce qu’ils ne trouvent pas leur place ici », Saïd Hammouche, fondateur de Mozaïk RH
Si, à diplôme égal, les jeunes issus de l’immigration ont plus de mal à s’insérer, c’est aussi parce que les entreprises peinent à se saisir du sujet. De fait, les politiques de « diversité » menées par les grands groupes depuis les années 2000 se concentrent essentiellement sur l’insertion des handicapés et l’égalité femmes-hommes, pour lesquelles il existe des obligations légales. « Beaucoup de talents issus de l’immigration finissent par partir à l’étranger, parce qu’ils ne trouvent pas leur place ici : c’est une immense perte pour nos entreprises et pour le pays », regrette Saïd Hammouche. S’il est difficile d’évaluer son coût, un rapport de France Stratégie paru en 2016 estimait que la réduction des discriminations dans l’emploi au sens large gonflerait le produit intérieur brut (PIB) de 3,6 % à 14 %, selon les scénarios.
« En entreprise, le sujet se heurte de nouveau à la question de la mesure », ajoute Vincent-Arnaud Chappe. Car, si en matière d’égalité femmes-hommes, un index permet d’évaluer les écarts de salaires et de promotions, il n’existe pas d’équivalent pour la représentation des origines. « Or, si on ne mesure pas, on ne peut pas savoir ce qui fonctionne pour réduire les écarts », ajoute Nicolas Kanhonou. Mais comment le faire sans établir un fichage ethnique des salariés, interdit par la loi ? Là encore, de nombreuses pistes existent. Exemple : demander à un cabinet extérieur d’étudier les prénoms, qui donnent une indication approximative des origines. Ou interroger les salariés, de façon anonyme, sur leur ressenti d’appartenance.
« C’est un sujet miné, il nous faut du temps »
Après avoir lancé une plate-forme de lutte contre les discriminations et une consultation sur le sujet, le ministère d’Elisabeth Moreno, chargée de l’égalité des chances, avance avec prudence sur le sujet. D’ici à l’été, il devrait présenter un index permettant de mesurer la diversité liée aux origines en entreprise. Mais son application restera optionnelle. « Heureusement : c’est un sujet miné, il nous faut du temps », dit en soufflant le DRH d’un sous-traitant industriel.
Certaines entreprises sont pourtant moins frileuses. A l’exemple de Foncia : le groupe immobilier s’est engagé à lancer un vaste « testing » de CV au sein de ses agences, tous les dix-huit mois, réalisé par le cabinet spécialisé Entre-autre, afin de vérifier que toutes les candidatures sont traitées avec le même égard. « Cela nous permettra de mesurer si la formation de nos salariés sur ces questions fonctionne et de voir comment l’améliorer », résume Frédéric Fougerat, directeur de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) du groupe.
Pour aller plus loin, le Défenseur des droits et le think tank de centre gauche Terra Nova suggèrent de créer un « observatoire des discriminations ». Celui-ci pourrait compiler toutes les données existantes et dresser le bilan des mesures mises en œuvre par les entreprises et les administrations publiques, afin d’étayer les connaissances sur le sujet. Et de dépassionner le débat. « Car une chose est sûre : c’est en professionnalisant et “désidéologisant” la lutte contre les discriminations que l’on avancera », conclut Etienne Allais, du cabinet Entre-autre.
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