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vendredi 23 avril 2021

Entretien Monique Canto-Sperber : «Les adeptes de la parole sans tabous comme les nouveaux censeurs visent à installer une hégémonie sur la parole publique»

par Sonya Faure  publié le 21 avril 2021

Injures racistes ou sexistes, violences des réseaux sociaux : comment préserver la liberté d’expression, se demande la philosophe dans son dernier essai. Tous les propos sont admissibles, dit-elle, à condition que l’autre puisse répliquer, se défendre. Débattre en somme, sans oublier l’humour.

Nous la considérons comme l’une des valeurs ultimes de notre système politique, mais la liberté d’expression est-elle dépassée ? A redéfinir, en tout cas, selon Monique Canto-Sperber. Dans son dernier livre, Sauver la liberté d’expression (Albin Michel), la philosophe dit son inquiétude face aux dangers qui la menacent : d’un côté, la revendication d’une parole libre, et en réalité souvent raciste, sexiste ou antisémite ; de l’autre, la tentation d’une nouvelle censure au nom de nobles idéaux progressistes. Monique Canto-Sperber poursuit la tradition libérale et l’un des grands penseurs de la liberté de parole, John Stuart Mill (1806-1873), pour la définir en ces termes : «La liberté d’expression est la certitude que nous continuerons à nous parler et à nous surprendre.» Ou dit autrement : «Tous les propos sont admissibles, sauf s’ils n’ont d’autre but que de faire taire et d’anéantir tout débat.» Plutôt qu’une question de valeur ou de morale, la liberté d’expression est un équilibre, et ses limites doivent être définies à partir de la liberté de parole laissée aux autres, à leur liberté de répliquer.

La liberté d’expression vous semble-t-elle aujourd’hui menacée ?

Oui, car elle est prise en tenaille par deux courants. D’une part, la revendication du droit de tout dire, d’une parole libérée de tout tabou, qui se réclame du noble idéal de la liberté d’expression, avec ce qu’elle a d’incontestablement transgressif. La liberté d’expression sert ici à dédouaner des propos qui sont à la limite de l’incrimination pénale, surtout en termes de racisme et d’antisémitisme. Ce genre de parole se retrouve, sous une forme extrême, chez Alain Soral, mais parfois aussi, de façon plus suggérée, dans Valeurs actuelles ou CNews. Et, de l’autre côté, de nouvelles formes de censure.

En quoi consiste cette autre tendance qui écornerait la liberté d’expression ?

On observe depuis quelques années que des personnalités sont privées de parole dans les universités, par exemple, lorsqu’elles défendent une thèse hostile à la GPA - position qui, quoi qu’on en pense sur le fond, ne fait pourtant que refléter l’état actuel de la loi (1). Ces nouvelles formes de censure tendent à considérer qu’il n’y a même pas lieu de débattre de telles questions. Pourtant, même si des valeurs comme l’égalité des droits entre hommes et femmes ou la lutte contre le racisme doivent absolument être défendues, c’est toujours un «plus» de pouvoir entendre un contradicteur capable d’en discuter les imprécisions ou ambiguïtés. Cela permet de mieux étayer sa conviction face aux objections. Sans quoi la pensée risque de devenir stérile et ses propres opinions de se transformer en dogmes. Les adeptes de la parole sans tabous, comme les nouveaux censeurs, visent pareillement à installer une hégémonie sur la parole publique, les premiers qui prétendent ouvrir un débat mais voudraient être les seuls qu’on entende, les seconds qui voudraient décider seuls de ce qu’on peut dire et de ce qu’il faut taire. Un signe clair que quelque chose ne va plus avec notre concept de liberté d’expression.

Vous allez jusqu’à vous demander si la liberté d’expression est encore adaptée à notre époque. Que voulez-vous dire ?

L’idéal de la liberté d’expression défini à la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire la liberté de parler élevée au rang de droit de l’homme, a à peu près bien fonctionné pendant deux siècles et demi. Il est aujourd’hui déstabilisé. C’est inévitable. Autrefois, l’accès à la parole publique était beaucoup plus limité. Les personnes qui débattaient, même sur des sujets aussi clivants que l’abolition de l’esclavage, partageaient des codes de parole communs, venaient du même milieu, avaient souvent les mêmes références culturelles, même dans la confrontation.

On ne peut que se réjouir que l’accès à la parole ne soit plus le seul privilège d’une élite dont chaque membre se ressemble…

C’est une très bonne chose bien sûr, mais si la démocratisation de l’accès à la parole a parfois favorisé un risque de fragmentation, dans nos sociétés multiculturelles. Lorsque les libéraux du XVIIIe siècle défendaient la liberté d’expression, le pluralisme dont ils parlaient n’avait trait qu’aux opinions. Or ce qu’on appelle «pluralisme» aujourd’hui ne concerne plus seulement les idées, mais aussi les identités et les cultures. Il ne se rapporte pas seulement à des individus mais à des groupes qui portent des revendications particulières et des demandes de reconnaissance. Or les confrontations d’opinions se déploient surtout dans le domaine intellectuel où l’on accepte l’opposition de vues, en revanche, lorsqu’on en vient aux demandes de reconnaissance, il est plus difficile d’accepter le désaccord, l’individu lui-même se sent remis en cause.

Et vous rappelez que la parole peut effectivement blesser.

La parole fait mal. Elle peut humilier, dégrader et parfois exclure. Le grand auteur libéral John Stuart Mill plaidait déjà pour la liberté de parler la plus grande possible… sauf pour les propos qui font un tort objectif à autrui. Il était aussi très conscient du fait que la menace la plus grande qui planerait à l’avenir sur la liberté d’expression ne serait pas tant la censure d’Etat, qui avait prévalu jusqu’alors, mais les pressions venues de la société. Mill avait bien identifié la nécessité de distinguer entre des propos qui provoquent des dommages avérés pour autrui, qu’il faut sanctionner, et ceux qui choquent ou déstabilisent - les offenses - qu’il faut bien tolérer car si on les censurait, il n’y aurait plus de liberté d’expression. Une telle distinction est restée au fondement de la tradition libérale. Toute la question est de savoir sur quels critères se fonder pour établir ce qui distingue un dommage d’une offense, plus encore aujourd’hui où le défoulement raciste qu’on observe sur le Web va de pair avec une hypersensibilité aux paroles provocantes. Le philosophe Jeremy Waldron [professeur à la New York University, ndlr] a ainsi proposé de distinguer entre intellectual harm (le mal intellectuel provoqué par des propos choquants et provocateurs) et dignitary harm (le mal infligé à la dignité, celui qui humilie une personne, l’exclut de la communauté sociale). L’apport proprement philosophique de mon livre est d’enrichir la tradition libérale inaugurée par Mill en précisant la nature des dommages. On peut tout dire sauf ce qui fait du tort à autrui, certes, mais aussi tout ce qui risque d’amener un changement irréversible des normes communes ou qui prive autrui d’accès à la parole. Par exemple, certains pensent que lorsqu’on vous adresse une injure raciale, il dépend de vous de répliquer. C’est irréaliste ! Quand on dit à un homme «sale nègre», il peut bien argumenter, répliquer ou protester, cela reste sans effet : ce n’est pas le problème, et, de toute façon, sa parole ne sera pas reconnue comme une réplique, mais comme une preuve de l’humiliation subie, une souffrance, voire un silence. Le dommage le plus grave causé par les discours de haine est de disqualifier l’autre en tant que locuteur. C’est ce qui distingue, selon moi, les paroles à sanctionner de celles qui ne font que heurter : les injures raciales doivent être sanctionnées, mais pas l’affirmation que le monde était plus beau quand les femmes restaient à la maison, car là, il y a un espace pour répliquer et argumenter.

Pour vous, les malheurs actuels de la liberté d’expression tiennent aussi à l’ambiguïté de son histoire. Pourquoi ?

Le concept de liberté de conscience (être seul à décider de son opinion religieuse) et son pendant, le fait de devoir tolérer l’expression de la conviction religieuse d’autrui, ont été difficilement acquis à la fin du XVIIe siècle, comme étant la solution philosophique des guerres de religion, mais ce concept dépendait d’un cadre théologique ! Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la liberté d’exprimer sa conviction est étendue à toutes les opinions, pas seulement religieuses, et qu’elle est assimilée à un droit de l’homme. Mais alors que la liberté de conscience et son expression ne souffrent aucune limite, la liberté de parler en société, elle, doit en avoir. C’est toute l’ambiguïté de cette notion : elle a gardé la prétention morale du concept de liberté de conscience, mais on se dispute toujours sur les limites à y apporter. C’est pourquoi je tente de prendre le problème autrement : je demande de laisser de côté les fondements (la liberté de parler est-elle un droit de l’homme ? un principe moral ?) et de considérer seulement les règles légitimes qui permettent à la parole de fonctionner en société, de façon à minimiser le mal qu’elle fait tout en permettant qu’un maximum d’opinions soit en circulation.

Pourquoi préférez-vous définir la liberté d’expression en termes d’équilibre plutôt qu’en termes de valeur ?

Parce que la liberté d’expression ne relève pas du «bien» mais du «juste» - je rends ici hommage à la pensée du philosophe Ruwen Ogien [décédé en 2017, ndlr] avec lequel j’ai organisé un séminaire sur ce sujet. Il faut renoncer à une perspective globale sur la liberté de parler (que ce soit sous la forme du : «On a le droit de dire ce que l’on veut !» ou «On ne devrait plus avoir le droit de dire ça !»), mais plutôt définir en chaque cas les limites justifiées de la liberté de parole. Sinon la liberté de faire entendre la plus grande diversité d’opinions se trouverait menacée, ce qui serait, comme disait Mill, «un vol fait à l’humanité».

Comment appliquer concrètement ces grands principes ?

D’abord, s’interdire toute censure préventive mais sanctionner impitoyablement un propos prononcé délictueux. Il doit y avoir des juges spécialisés en matière de liberté d’expression, et je suis opposée aux projets qui prévoient de faire passer le droit de la presse dans le droit pénal général. Ensuite, s’engager à réguler les réseaux sociaux, où chacun peut parler, certes, mais où tout le monde ne peut pas être entendu. Car la viralité qui prévaut sur le Web organise une visibilité maximale des opinions les plus farfelues ou violentes, or pareille absence d’équilibre dans le débat le compromet radicalement. Il faut exiger aussi des plateformes une plus grande transparence sur leurs algorithmes qui créent une hiérarchisation des messages, démultiplient l’audience de certains et réduisent au silence les autres. Pourquoi ne pas façonner une galaxie décentralisée de réseaux sociaux alternatifs, comme le propose la Quadrature du Net, pour casser l’oligopole des Gafa ? Les mobilisations des citoyens pour amener les annonceurs à ne plus financer de campagnes sur des sites où figurent des paroles abjectes me semblent elles aussi de bonne guerre. A nous tous d’élaborer et de promouvoir des contre-discours sur les réseaux sociaux pour corriger les effets de distorsion dans le débat, à l’image des collectifs #Jesuislà. La liberté d’expression nécessite un engagement, une militance de tous les instants : il ne faut pas tenter de priver l’autre de parole mais multiplier les moyens de débattre, déployer sans cesse un contre-discours, rendre ridicules et donc inaudibles les discours nocifs par le biais de l’humour, de la caricature, de la dérision…

En 2011, vous avez interdit la tenue de deux manifestations ayant trait au boycott de l’Etat d’Israël au sein de l’Ecole normale supérieure (ENS) dont vous étiez la directrice - vous vous en expliquez dans le livre. Régis Debray et Stéphane Hessel vous l’ont à l’époque reproché. Pourquoi avoir pris cette décision ?

Le boycott d’un Etat et de ses représentants est interdit par la loi, et je ne me voyais pas autoriser, en tant que directrice d’une institution publique, pareille manifestation. Mais j’ai jugé aussi que les réunions en question, en particulier la «semaine Apartheid Israël», relevaient plus de la propagande que du débat. Elle n’avait pas sa place à l’ENS qui est un lieu de recherche où doit prévaloir la discussion contradictoire : un débat où s’affrontent des points de vue opposés sur le boycott, oui, mais pas un appel unilatéral et militant à boycotter. De plus, appeler au boycott contre des artistes et des universitaires d’un Etat démocratique, alors qu’ils incarnent la liberté de la critique est une façon de délégitimer tout entier cet Etat. Les organisateurs ont attaqué ma décision devant la justice administrative. L’affaire est arrivée devant le Conseil d’Etat, où eux comme moi avons eu la chance de pouvoir défendre nos arguments à armes égales. Ce n’est pas le cas aujourd’hui quand certains intellectuels voient leurs conférences empêchées par des militants avant qu’ils aient pu parler. Le Conseil d’Etat a donné raison à notre position. Mais pour la libérale que je suis, le fait d’interdire une manifestation a été une décision qui, même nécessaire, n’est jamais agréable à prendre.

(1) En 2019, une conférence de Sylviane Agacinski n’a pu se tenir à l’université Bordeaux-Montaigne à la suite de la mobilisation d’associations étudiantes.


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