par Diane Lisarelli publié le 23 avril 2021
Dans un livre érudit, l’historien de l’art Jérémie Koering met en lumière une pratique ignorée de sa discipline : l’iconophagie. De l’Egypte pharaonique au XXe siècle, il ausculte différentes pratiques qui consistent à boire, lécher, ou dévorer des images. Et porte une réflexion passionnante sur la nature même de la représentation.
De la vie de saint Bernard, guidée par la discipline la plus sévère, il est un épisode aussi fameux que déroutant. Priant un beau jour au pied d’une représentation de la Vierge à l’enfant, l’abbé de Clervaux voit Marie s’animer et trois gouttes de lait jaillir de la poitrine virginale… pour être projetées directement dans sa bouche, bée. Cette drôle d’histoire, bien qu’apparue deux siècles après la mort du vertueux Bernard de Clervaux s’est imposée comme une des représentations les plus populaires de la vie de ce promoteur cistercien qui rechercha l’amour du Christ par la mortification la plus dure. C’est aussi, explique Jérémie Koering, professeur d’histoire de l’art moderne à l’université de Fribourg, «le plus clair exemple de la transmission de la sagesse divine par l’absorption d’un liquide provenant d’une image».
C’est un poncif de dire qu’une image donne à voir. Elle donne ici, aussi, à boire. Et c’est précisément ce dont il est question dans les Iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, passionnante étude dédiée à un champ de l’histoire de l’art ignoré : l’incorporation de représentations, qu’elles soient comestibles ou non. Car si cela nous paraît bien étrange voire fou aujourd’hui, «il fut un temps, écrit Koering dans son introduction, où icônes, fresques, sculptures, gravures de dévotion, hosties estampées, gaufres moulées, personnages en massepain ou mets sculptés étaient non seulement regardés, mais encore ingérés».
Convoquant histoire médicale, des religions, des sensations mais aussi anthropologie, sémiologie ou philosophie, Jérémie Koering, opte pour une approche polysensorielle de l’image, l’exfiltrant du seul registre de l’optique. Au fil des sources et des exemples, il compose non pas un simple catalogue d’une forme aberrante de consommation «mais bien l’histoire d’une conjonction entre un acte (l’ingestion) et un objet (l’image) qui transforme la nature même de la représentation».
Servir de base à des potions
Si l’ingestion est depuis toujours une forme privilégiée de thérapeutique, la consommation d’image a pu être vue, dans les sociétés où l’on prêtait des pouvoirs magiques aux statues et autres artéfacts figuratifs, comme un remède, une protection ou une façon de conjurer le mauvais sort. En Egypte, les Textes des sarcophages – corpus de textes funéraires rédigés sur des sarcophages du Moyen Empire (-2033 à -1786 avant notre ère) – prescrivent, à toute personne souhaitant se protéger du mal, de dire une incantation «au-dessus d’un dessin figurant sept yeux d’Horus, qui sera ensuite dissous dans de la bière et du natron et bu par l’homme». En Grèce, de petites amulettes, gemmes gravées de figures de divinités dotées d’attributs spécifiques faisaient parfois l’objet de prélèvements (à la marge pour ne pas faire disparaître l’image) afin de servir de base à des potions. Mais ces pratiques magiques sont loin d’être circonscrites aux mondes païens.
Chez les chrétiens, les récits de guérisons advenues après ingestion d’artefacts ne manquent pas. Ainsi Théodore Picridios, préfet d’Afrique de 569 à 582, souffrant d’affreux problèmes intestinaux, est-il guéri par l’ingestion de la poussière d’un jeton à l’effigie de saint Siméon. Si «les témoignages d’ingestion de reliques ou, plus fréquemment, de substances ayant été au contact de celles-ci» sont courants, il ne faut pas, pour Koering, considérer l’image comme accessoire. Car celle-ci est une porte par laquelle le dévot «se retrouve comme face au saint […] par-delà la distance spatiale et temporelle». En d’autres termes, elle est un connecteur qui n’aura bientôt plus besoin de contact direct. L’hallucinant récit (issu d’un texte hagiographique byzantin de la fin du VIe ou du début du VIIe siècle) de la guérison d’une Constantinopolitaine, «infirme et dévote», ayant fait peindre l’image des saints médecins Côme et Damien sur un mur de sa maison témoigne d’un mouvement décisif : celui du «transfert de la potentia de la relique à la représentation». En effet, prise un jour «de douleur sans rémission»,celle-ci «se traîna hors du lit […] gratta de ses ongles quelque peu l’enduit, jeta cette raclure dans de l’eau et but le mélange. Aussitôt elle fut guérie, les douleurs qui étaient en elle prirent fin par la visitation des saints».
Voilà pour l’historien de l’art Ernst Kitzinger, «l’un des énoncés les plus radicaux sur les images de toute la littérature byzantine» (1). Après le culte des reliques, le culte des images (qui se développe massivement dans la seconde moitié du VIe siècle, pour s’intensifier durant tout le VIIe) conduit à la multiplication des gestes de dévotion. Face aux images, le croyant s’agenouille, se prosterne mais aussi implore, écoute et parfois se rapproche pour enlacer, embrasser ou, cas limite, ingérer. De quoi ulcérer les iconoclastes qui, ne mangeant pas de ce pain-là, voudront détruire ces icônes devenues idoles.
«Remède à toutes sortes de maux»
L’imaginaire de l’ingestion est fertile au sein du culte catholique où, précise Koering, elle «apparaît comme l’opérateur physique, tangible, d’une expérience pourtant spirituelle». Il y a bien sûr la lactation de Bernard de Clairvaux, saint parmi les seins. Mais il y a aussi, pour ne citer qu’elle, sainte Catherine de Sienne (1347-1380) qui profite de l’apparition du Christ pour lécher sa plaie et boire son sang, absorbant ainsi la souffrance de Jésus – et donnant lieu à une iconographie franchement érotique pour cette dominicaine qui appelait à avoir une «sainte haine» contre la vie des sens…
Ce puissant «désir d’incorporation» se matérialise bien sûr dans l’eucharistie lors de laquelle le communiant, membre du corps mystique de l’Eglise, ingère l’hostie (cette rondelle de pain azyme souvent figurée), représentant symboliquement le corps du Christ. Mais de nombreux autres exemples plus confidentiels sont mis en lumière par Koering. Il en va ainsi des Schabfiguren ou Schabmadonnen, littéralement des madones à gratter ou à racler qui se développent entre le XVIIe et le XIXe siècles dans les sanctuaires de la Basse-Autriche, la Bavière du Sud et la Suisse alémanique. Ces statuettes éditées en série à partir d’argile ayant été au contact avec une statue miraculeuse ou de la terre contenant des reliques sont données aux pèlerins afin que, de retour chez eux, ils puissent en gratter la surface et en récupérer une poudre qui mêlée à de l’eau ou du vin est «un breuvage servant de remède à toutes sortes de maux». Dans le même esprit, se multiplient à partir du XVIe siècle les Schluckbildchen («petites images à avaler») ou santini eduli («petits saints comestibles»). Bénites ou mises en contact avec une image miraculeuse qu’elles reproduisaient, ces estampes de petites dimensions «pouvaient ensuite être placées sur des pains d’épices ou des gâteaux comme ornement, et, écrit Koering,plus fréquemment encore, découpées, broyées, ou grattées avant d’être mélangées à une préparation comestible ou dissoutes dans une solution buvable pour servir de médicament».
La Réforme et la condamnation de la vénération des images par les catholiques assimilent leur ingestion à un «rapport déviant à Dieu».L’expression «mangeur d’images» s’utilise alors pour condamner les mauvais catholiques ainsi que le souligne la première édition complète du Dictionnaire de l’Académie françoise (1694) : «On dit d’un bigot, d’un faux dévot, que c’est un mangeur de crucifix, un mangeur d’images.»
«Agapes d’images»
Au-delà des innombrables analogies entre alimentation et transmission du savoir, entre nutrition et innutrition – terme qui désigne l’inspiration inconsciente qu’un artiste puise dans la culture dont il s’est imprégné –, le sujet dans ce qu’il a de plus concret demeure ignoré par l’histoire de l’art. Résultat du «long processus de rationalisation dont nous avons hérité – processus,précise Koering, qui aura induit aussi bien un grand partage entre corps et esprit qu’une spécification grandissante des aptitudes assignées à nos organes sensoriels».
Outre la consommation des peintures, sculptures ou autres gravures, l’auteur s’intéresse aussi aux mets comestibles et aux «agapes d’images» qui mettent en partage «des signes, des histoires, pour instituer, animer, et peut être même transformer la vie des communautés»… C’est le cas des hosties estampées qui, chez les chrétiens, réduisent la distance qui sépare l’homme de Dieu mais aussi des cialde, ces gaufres héraldiques qui à la Renaissance pouvaient servir à célébrer une lignée au sein des familles nobles ou patriciennes. Autant de «formes d’iconophagie» qui pour Koerig ont en commun de faire des images comestibles les «opérateurs de relations sociales». De cette cuisine nous sont parvenus d’incroyables moules à gâteau pour fêtes votives ou profanes et dont les matrices étaient parfois fabriquées par des orfèvres de renom.
Si à la Renaissance certains artistes mettaient tout leur génie dans l’élaboration d’architecture de victuailles ou de mets sculptés (en témoigne le vertigineux récit que fait Vasari d’un dîner de la confrérie du Chaudron qui réunissait dans la Florence du XVIe siècle parmi les meilleurs peintres, sculpteurs ou musiciens), l’iconophagie «hante» leurs homologues contemporains. En 1971, Dennis Oppenheim met en scène la dissolution de l’image en se filmant en train de manger des bonshommes de pain d’épices puis en produisant une série d’agrandissements photographiques de prélèvements de matière fécale. «Depuis les premières avant-gardes du début du siècle jusqu’à l’art conceptuel des années 60 et 70, en passant par l’abstraction américaine de l’après-guerre, l’instance représentative, référentielle, a plusieurs fois été enterrée», note Koering. Au XXe siècle, l’image est, littéralement, digérée.
Les Iconophages, une histoire de l’ingestion des images, Jérémie Koering. Actes Sud, 2021. 352 pp.
(1) Le Culte des images avant l’iconoclasme (IVe-VIIe siècles), Ernst Kitzinger, Philippe-Alain Michaud. Editions Macula. 2019.
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