Les expériences sur l’homme sont bien plus difficiles à concevoir parce que les interventions chirurgicales sur le cerveau requises pour l’optogénétique [qui permet de stimuler ou neutraliser les neurones] sont hors de question. On peut cependant montrer à des personnes qui se sentent seules des images de personnes amicales émettant des signaux sociaux – un sourire par exemple – et suivre les modifications de l’afflux de sang vers différentes parties du cerveau par IRMf. Et grâce aux expériences précédentes, les scientifiques ont une bonne idée de l’endroit du cerveau où regarder – une région analogue à celle que Kay Tye et Gillian Matthews ont étudiée chez les souris.

L’année dernière, Livia Tomova, une postdoc qui supervisait l’étude dans le labo de Rebecca Saxe, a recruté 40 volontaires qui déclaraient avoir un réseau social étendu et se sentir très peu seuls. Ils ont été exilés dans une pièce et tout contact humain leur a été interdit pendant dix heures. Pour avoir une base de comparaison, ils sont ensuite revenus pour une autre séance de dix heures riches en interactions sociales, mais sans nourriture.

À la fin de chaque séance, les sujets sont passés par un scanner IRMf où ils ont été exposés à différentes images : certaines montraient des gens présentant des signaux sociaux non verbaux, d’autres, de la nourriture.

Une zone s’allume quand on a “très envie de”

Contrairement à Kay Tye et Gillian Matthews, Livia Tomova n’a pas pu repérer des neurones en particulier, mais elle a relevé des modifications de l’afflux sanguin au sein des voxels, les différentes parties du scanner. Chaque voxel affichait une modification de l’activité de populations discrètes de plusieurs milliers de neurones. Livia Tomova s’est concentrée sur le mésencéphale, une partie du cerveau riche en neurones qui produisent et traitent la dopamine, un neurotransmetteur.

D’autres expériences avaient déjà relié ces régions à la sensation de “vouloir” ou d’avoir “très envie” de quelque chose. Ce sont les zones qui s’allument quand on montre des images de nourriture à une personne qui a faim, ou des images liées à la drogue à une personne qui souffre d’addiction. En serait-il de même chez une personne qui se sent seule et à qui on montre une image de sourire ?

La réponse était claire : après l’isolement, les scanners des sujets affichaient une activité bien plus grande dans le mésencéphale quand on leur montrait des images de signaux sociaux. Quand les sujets avaient faim mais n’avaient pas été isolés, la réaction était tout aussi forte aux images de nourriture mais pas aux signaux sociaux. Livia Tomova analyse :

Le besoin de contact social ou le besoin d’autre chose, de nourriture par exemple, semble être représenté de façon très similaire.”

Si on comprend comment l’envie de contact social est produite dans le cerveau, on pourra peut-être mieux déterminer le rôle que joue l’isolement dans certaines maladies.

Faire la lumière sur l’addiction

En mesurant objectivement la solitude dans le cerveau, au lieu de demander aux gens comment ils se sentent, on pourra peut-être avoir des éclaircissements sur les liens entre la solitude et la dépression, par exemple. Laquelle arrive en premier ? Est-ce la dépression qui cause la solitude ou la solitude qui cause la dépression ? Une intervention sociale au bon moment permettra-t-elle de lutter contre la dépression ?

La compréhension des circuits cérébraux de la solitude permettra peut-être aussi de faire la lumière sur l’addiction. La recherche montre que les animaux isolés y sont plus enclins. C’est particulièrement fort chez les animaux adolescents, lesquels semblent d’ailleurs encore plus sensibles à l’isolement que les plus jeunes et les plus âgés. Les êtres humains âgés de 16 à 24 ans sont les plus susceptibles de déclarer se sentir seul, et c’est également l’âge auquel nombre de troubles mentaux commencent à se manifester. Y a-t-il un lien ?

Le besoin actuel le plus évident sera cependant la réaction à l’isolement provoqué par la pandémie de Covid-19. Certaines enquêtes réalisées sur Internet ne font toutefois état d’aucune augmentation générale du sentiment de solitude [qui est déjà élevé aux États-Unis] depuis le début de la pandémie, mais qu’en est-il des personnes les plus exposées aux problèmes de santé mentale ? À quel moment l’isolement commence-t-il à mettre en péril leur bien-être psychologique et physique ? Quand on pourra mesurer la solitude, on pourra commencer à le savoir, ce qui facilitera des interventions ciblées.

“L’une des questions essentielles pour la recherche future, c’est de savoir quelle est la quantité et quelles sont les sortes d’interactions sociales positives suffisantes pour satisfaire ce besoin de base et ainsi éliminer la réaction d’envie neuronale”, écrivent Livia Tomova et Kay Tye dans un article posté fin mars sur une plateforme de prépublication. Elles assurent :

La pandémie a mis en évidence la nécessité de mieux comprendre les besoins sociaux humains et le mécanisme neuronal qui sous-tend la motivation sociale. Cette étude constitue un premier pas dans cette direction.”

Ce qui, dans la langue scientifique, prompte à la litote, annonce la naissance d’un tout nouveau domaine de recherche – une chose qu’on ne voit pas souvent et à laquelle on participe encore moins souvent. “C’est super excitant pour moi : il y a tous ces concepts dont on a entendu parler un million de fois en psychologie et, pour la première fois, on a des cellules cérébrales qu’on peut relier au système, se réjouit Kay Tye. Et une fois que vous avez une cellule, vous pouvez remonter, vous pouvez descendre ; vous pouvez trouver ce que font tous les neurones qui sont en amont et les messages qui sont envoyés. Vous pouvez trouver tout le circuit. Vous savez par où commencer.”