MIT TECHNOLOGY REVIEW (CAMBRIDGE (ÉTATS-UNIS))
Les efforts des neuroscientifiques pour comprendre le sentiment de solitude et comment il se joue dans notre cerveau pourraient nous aider à mesurer l’impact de l’isolement social, particulièrement répandu en cette période de confinement.
Bien avant que le monde ait entendu parler du Covid-19, Kay Tye, chercheuse en neurosciences au Salk Institute for Biological Studies [en Californie], avait décidé de répondre à une question qui prend une nouvelle résonance en cette période de distanciation physique : une personne qui se sent seule a-t-elle envie d’interactions sociales de la même façon qu’une personne qui a faim a envie de manger ? Et peut-on repérer et mesurer cette “envie” dans les circuits neuronaux du cerveau ?
“La solitude est quelque chose d’universel, assure Kay Tye. Il semble raisonnable d’avancer qu’elle devrait être un concept des neurosciences. C’est juste que personne n’a jamais trouvé le moyen de la tester et de l’attribuer à des cellules spécifiques. C’est ce que nous essayons de faire.”
On a vu paraître ces dernières années un vaste corpus de littérature scientifique qui constate l’existence d’un lien entre la solitude, d’une part, et la dépression, l’anxiété, l’alcoolisme et la consommation de drogue, d’autre part. Un nombre croissant de travaux d’épidémiologie montrent même que la solitude rend plus susceptible de tomber malade : elle semble déclencher la libération chronique des hormones qui inhibent les défenses immunitaires.
Les modifications biochimiques provoquées par la solitude peuvent accélérer la progression d’un cancer, des maladies cardiaques et de la maladie d’Alzheimer ou simplement priver le plus dynamique d’entre nous de la volonté de continuer. Si on pouvait la mesurer et la détecter, on pourrait identifier les personnes à risque et ouvrir la voie à de nouvelles interventions.
Une définition floue
Les effets du Covid-19 sur la santé mentale vont probablement se manifester à l’échelle mondiale dans les mois à venir. “Tout le monde va bientôt s’apercevoir que l’isolement social a un impact sur la santé mentale, estime Kay Tye. Je pense que cet impact sera intense et immédiat.”
Les scientifiques savent depuis longtemps qu’on peut faire se recroqueviller de peur un animal en stimulant son amygdale [une région du cerveau]. Kay Tye a suivi le labyrinthe de connexions qui entrent et sortent de celle-ci et a ainsi pu démontrer que le “circuit de la peur” du cerveau pouvait réagir avec bien plus de nuances aux stimuli sensoriels que ce qu’on pensait précédemment. De fait, il semble également moduler le courage.
La chercheuse a monté son laboratoire à l’Institut Picower de l’apprentissage et de la mémoire du Massachusetts Institute of Technology [MIT], en 2012. À cette époque, elle suivait les connexions neuronales de l’amygdale jusqu’au cortex préfrontal – le planificateur-coordonnateur du cerveau – et à l’hippocampe – le siège de la mémoire épisodique – entre autres. Elle entendait ainsi dresser la carte des circuits cérébraux que nous utilisons pour comprendre le monde, trouver un sens à ce que nous vivons à chaque instant et réagir à différentes situations.
C’est par hasard qu’elle s’est mise à étudier la solitude. En cherchant [à recruter] de nouveaux postdoctorants, elle est tombée sur les travaux de Gillian Matthews. Étudiante en troisième cycle à l’Imperial College de Londres, celle-ci avait fait une découverte inattendue en isolant des souris les unes des autres. L’isolement – le fait même d’être seul – semblait avoir modifié certaines cellules cérébrales appelées neurones du noyau du raphé [ou noyau dorsal] d’une façon qui impliquait qu’elles jouaient peut-être un rôle dans la solitude.
Kay Tye a immédiatement vu les possibilités de cette découverte. “Oh là là – c’est incroyable !” s’est-elle dit. Il était totalement logique pour elle qu’on puisse identifier les signes de l’isolement dans certaines régions du cerveau. “Mais où et comment les trouver ? Si c’était la région en question, c’était super intéressant.” Elle n’avait “jamais rien vu sur l’isolement” dans toutes ses recherches sur les neurones. “Jamais.”
Interagir avec les autres
Kay Tye a compris que si Gillian Matthews et elle parvenaient à dresser la carte d’un circuit de la solitude, elles pourraient répondre en laboratoire aux questions qu’elles espéraient explorer, en particulier : comment le cerveau donne-t-il du sens aux interactions sociales ?
Pour commencer, il fallait mieux comprendre le rôle que jouent les neurones du noyau du raphé quand le sujet se trouve dans cet état mental.
L’une des premières choses que les chercheuses ont remarquées, c’est que quand elles stimulaient ces neurones, les souris étaient plus susceptibles de chercher à interagir avec d’autres. Dans une autre expérience, elles ont constaté que, quand elles avaient le choix, les souris évitaient les zones de leur cage où ces neurones avaient été activés à leur entrée. Ceci suggère que leur quête d’interaction sociale était plus alimentée par le désir d’éviter la souffrance que par la recherche du plaisir.
Les chercheuses ont ensuite placé quelques souris à l’isolement pendant vingt-quatre heures, puis les ont réintroduites dans des groupes. Comme il fallait s’y attendre, les sujets ont cherché à interagir avec les autres et y ont passé un temps inhabituel, comme s’ils s’étaient “sentis seuls”. Ces souris ont été à nouveau placées à l’isolement, puis réintroduites dans des groupes après neutralisation de leurs neurones du noyau du raphé. Cette fois-ci, elles avaient perdu le désir de contact social. C’était comme si leur cerveau n’avait pas enregistré l’isolement.
Les scientifiques savent depuis longtemps que le cerveau abrite un système homéostatique complexe qui permet à notre matière grise de suivre l’état de nos besoins biologiques de base, par exemple en matière de nourriture, d’eau et de sommeil – c’est l’équivalent biologique de la jauge de carburant d’une voiture. Ce système sert à nous faire adopter un comportement destiné à maintenir ou à rétablir notre équilibre naturel.
Sur l’homme, des expériences plus difficiles à mener
Kay Tye et Gillian Matthews semblent donc avoir trouvé l’équivalent d’un régulateur homéostatique pour les besoins en contacts sociaux de base des rongeurs. Question suivante : qu’est-ce que ça signifie pour les humains ?
Pour y répondre, Kay Tye travaille avec une équipe du laboratoire de Rebecca Saxe, une professeure de neurosciences cognitives du MIT qui est spécialisée dans l’étude de la cognition sociale et de l’émotion humaine.
Les expériences sur l’homme sont bien plus difficiles à concevoir parce que les interventions chirurgicales sur le cerveau requises pour l’optogénétique [qui permet de stimuler ou neutraliser les neurones] sont hors de question. On peut cependant montrer à des personnes qui se sentent seules des images de personnes amicales émettant des signaux sociaux – un sourire par exemple – et suivre les modifications de l’afflux de sang vers différentes parties du cerveau par IRMf. Et grâce aux expériences précédentes, les scientifiques ont une bonne idée de l’endroit du cerveau où regarder – une région analogue à celle que Kay Tye et Gillian Matthews ont étudiée chez les souris.
L’année dernière, Livia Tomova, une postdoc qui supervisait l’étude dans le labo de Rebecca Saxe, a recruté 40 volontaires qui déclaraient avoir un réseau social étendu et se sentir très peu seuls. Ils ont été exilés dans une pièce et tout contact humain leur a été interdit pendant dix heures. Pour avoir une base de comparaison, ils sont ensuite revenus pour une autre séance de dix heures riches en interactions sociales, mais sans nourriture.
À la fin de chaque séance, les sujets sont passés par un scanner IRMf où ils ont été exposés à différentes images : certaines montraient des gens présentant des signaux sociaux non verbaux, d’autres, de la nourriture.
Une zone s’allume quand on a “très envie de”
Contrairement à Kay Tye et Gillian Matthews, Livia Tomova n’a pas pu repérer des neurones en particulier, mais elle a relevé des modifications de l’afflux sanguin au sein des voxels, les différentes parties du scanner. Chaque voxel affichait une modification de l’activité de populations discrètes de plusieurs milliers de neurones. Livia Tomova s’est concentrée sur le mésencéphale, une partie du cerveau riche en neurones qui produisent et traitent la dopamine, un neurotransmetteur.
D’autres expériences avaient déjà relié ces régions à la sensation de “vouloir” ou d’avoir “très envie” de quelque chose. Ce sont les zones qui s’allument quand on montre des images de nourriture à une personne qui a faim, ou des images liées à la drogue à une personne qui souffre d’addiction. En serait-il de même chez une personne qui se sent seule et à qui on montre une image de sourire ?
La réponse était claire : après l’isolement, les scanners des sujets affichaient une activité bien plus grande dans le mésencéphale quand on leur montrait des images de signaux sociaux. Quand les sujets avaient faim mais n’avaient pas été isolés, la réaction était tout aussi forte aux images de nourriture mais pas aux signaux sociaux. Livia Tomova analyse :
Le besoin de contact social ou le besoin d’autre chose, de nourriture par exemple, semble être représenté de façon très similaire.”
Si on comprend comment l’envie de contact social est produite dans le cerveau, on pourra peut-être mieux déterminer le rôle que joue l’isolement dans certaines maladies.
Faire la lumière sur l’addiction
En mesurant objectivement la solitude dans le cerveau, au lieu de demander aux gens comment ils se sentent, on pourra peut-être avoir des éclaircissements sur les liens entre la solitude et la dépression, par exemple. Laquelle arrive en premier ? Est-ce la dépression qui cause la solitude ou la solitude qui cause la dépression ? Une intervention sociale au bon moment permettra-t-elle de lutter contre la dépression ?
La compréhension des circuits cérébraux de la solitude permettra peut-être aussi de faire la lumière sur l’addiction. La recherche montre que les animaux isolés y sont plus enclins. C’est particulièrement fort chez les animaux adolescents, lesquels semblent d’ailleurs encore plus sensibles à l’isolement que les plus jeunes et les plus âgés. Les êtres humains âgés de 16 à 24 ans sont les plus susceptibles de déclarer se sentir seul, et c’est également l’âge auquel nombre de troubles mentaux commencent à se manifester. Y a-t-il un lien ?
Le besoin actuel le plus évident sera cependant la réaction à l’isolement provoqué par la pandémie de Covid-19. Certaines enquêtes réalisées sur Internet ne font toutefois état d’aucune augmentation générale du sentiment de solitude [qui est déjà élevé aux États-Unis] depuis le début de la pandémie, mais qu’en est-il des personnes les plus exposées aux problèmes de santé mentale ? À quel moment l’isolement commence-t-il à mettre en péril leur bien-être psychologique et physique ? Quand on pourra mesurer la solitude, on pourra commencer à le savoir, ce qui facilitera des interventions ciblées.
“L’une des questions essentielles pour la recherche future, c’est de savoir quelle est la quantité et quelles sont les sortes d’interactions sociales positives suffisantes pour satisfaire ce besoin de base et ainsi éliminer la réaction d’envie neuronale”, écrivent Livia Tomova et Kay Tye dans un article posté fin mars sur une plateforme de prépublication. Elles assurent :
La pandémie a mis en évidence la nécessité de mieux comprendre les besoins sociaux humains et le mécanisme neuronal qui sous-tend la motivation sociale. Cette étude constitue un premier pas dans cette direction.”
Ce qui, dans la langue scientifique, prompte à la litote, annonce la naissance d’un tout nouveau domaine de recherche – une chose qu’on ne voit pas souvent et à laquelle on participe encore moins souvent. “C’est super excitant pour moi : il y a tous ces concepts dont on a entendu parler un million de fois en psychologie et, pour la première fois, on a des cellules cérébrales qu’on peut relier au système, se réjouit Kay Tye. Et une fois que vous avez une cellule, vous pouvez remonter, vous pouvez descendre ; vous pouvez trouver ce que font tous les neurones qui sont en amont et les messages qui sont envoyés. Vous pouvez trouver tout le circuit. Vous savez par où commencer.”
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