Rappelant que « le vivant est avant tout incertitude », le neurobiologiste Guy Simonnet souligne qu’une « tolérance zéro maladie » ne peut qu’être la source d’une nouvelle vulnérabilité.
Tribune. Tout être humain rencontrera un jour la maladie au cours de sa vie. Compagne de la mort, la maladie est une porte au-delà de laquelle les hommes et les femmes s’interrogent inévitablement sur leur condition humaine. Socrate lui-même a dit en mourant : « Vivre, c’est être longtemps malade : je dois un coq à Esculape libérateur. »
Qu’en est-il aujourd’hui de notre regard de citoyen du XXIe siècle ? « Tolérance zéro maladie », « zéro douleur », se réclame une société néolibérale nous engageant vivement à suivre à la lettre une biomédecine qui n’a jamais connu un tel niveau de développement et de moyens techniques grâce à un fantastique progrès de nos connaissances. Un tel refus du pathologique est un véritable paradoxe philosophique.
Certes, nous acceptons les grandes pathologies, comme les cancers, les accidents cardio-vasculaires, etc., mais parce qu’elles n’arrivent qu’aux autres ; qui n’ont pas de chance en quelque sorte. Il en est autrement des grandes épidémies qui ont accompagné l’histoire de l’humanité (peste, choléra, typhus…), en cela qu’elles ne frappent plus seulement « l’autre » mais touchent chacun d’entre nous dans sa propre identité.
L’histoire de la médecine, en particulier moderne, peut-elle nous aider à mieux comprendre les raisons de telles contradictions ? Il est des étapes médicales fondamentales qui ont bouleversé profondément notre regard sur la maladie. Parmi ces étapes, une des plus signifiantes est la découverte des antibiotiques au cours des années 1940. Découverte formidable qui a sauvé des millions de vies ; véritable étape de rupture, mais qui n’est pas sans limites.
L’« homme augmenté » est fragile
L’usage immodéré des antibiotiques nous a conduits à un véritable hubris (dépassement des limites) médical. Considérée comme un crime chez les Grecs, la démesure appelle inévitablement en retour une némésis au nom d’une justice dont la finalité est la rétractation de l’individu à l’intérieur des limites qu’il a franchies.
Au-delà d’une némésis biologique que traduit la résistance aux antibiotiques, la fantastique efficacité de ces médicaments nous a conduits à croire que nous étions devenus invincibles, capables d’effacer la maladie de nos vies.
L’être humain n’accepte plus d’être malade, détourne la tête et se refuse, sidéré, à l’idée de pharmakon selon laquelle tout remède (médicament) est également poison et… bouc émissaire. S’étant abandonné à la technique, l’« homme augmenté » (pharmacologiquement ou génétiquement) est devenu paradoxalement fragile en une némésis anthropologique, car disparu à son propre regard et à celui d’une société qui certes le prend en charge, mais du même coup tend à l’effacer en tant qu’individu. Constat d’échec ? Plutôt constat de la complexité et de l’incertitude du vivant.
Dans un essai remarquable, Médecine technique, médecine tragique (Seli Arslan, 2009), Anne-Laure Boch, neurochirurgienne et docteure en philosophie, nous rappelle que la technique, si elle est une aide précieuse et incontournable, a pour finalité première de remplacer et donc d’effacer l’homme, le citoyen. Constat du tragique. Au-delà du biomédical, la maladie est un fait anthropologique dont l’approche ne saurait ignorer son acteur principal, c’est-à-dire l’homme recadré dans son histoire individuelle. Soigner la maladie ou soigner l’individu ? « Plutôt guérir de sa douleur que guérir sa douleur », nous enseigne de façon pertinente la psychanalyste Anne-Françoise Allaz dans Le Messager boiteux (Médecine & Hygiène, 2003).
Recherche récurrente de certitudes
Le vivant est avant tout incertitude. On ne peut être que frappé ces derniers mois par la recherche récurrente de certitudes par bien des médias au cours de l’épisode actuel de pandémie : « Professeur, dites-nous par oui ou par non et avec certitude… ». Question insensée, en miroir d’une quête éperdue de certitude chez une grande partie de nos contemporains.
La maladie est considérée aujourd’hui comme une anormalité et une injustice que la société doit prendre en charge par l’intermédiaire de la seule technique. Le droit à la guérison ou l’absence de toute pathologie sont devenus de véritables « injonctions sociales », selon les mots de la philosophe Claire Marin (L’Homme sans fièvre, Armand Colin, 2013).
La demande de « tolérance zéro » ne peut qu’être source d’une nouvelle vulnérabilité que chacun cherche à ignorer. Tout comme les sismologues annonçant la survenue du « Big One » à Los Angeles, les virologues pressentaient l’inévitable survenue d’un épisode de pandémie virale.
Eternelle jeunesse et immortalité
La question se pose donc aujourd’hui de savoir si les hommes et les femmes acceptent encore d’être malades, s’ils n’ont pas abandonné la prise en charge de la maladie à la société (biomédicale) censée leur apporter toute « sécurité », s’ils acceptent le « risque » mortel de la maladie ; la mort s’estompant aujourd’hui dans le silence « rassurant » des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), loin des regards. Peut-on guérir en abandonnant le « premier rôle » de notre propre tragédie ?
Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse choisit de demeurer mortel et refuse les propositions de la déesse Calypso lui promettant éternelle jeunesse et immortalité s’il abandonne son but, celui de revenir à Ithaque retrouver son royaume et les siens. Certes, il s’agit d’un mythe et nous n’avons pas le choix de faire un tel pari. Mais on peut s’interroger sur la volonté de nos sociétés à accepter et à tolérer l’incertitude du vivant (résilience), et donc de la maladie.
Pour autant, essayons de suivre les leçons d’Homère. Ulysse, revenu avec sa flotte en vue des côtes d’Ithaque au tout début de son odyssée, grâce à la bienveillance d’Eole qui l’a fait bénéficier d’une brise favorable, verra ses compagnons ouvrir par jalousie l’outre contenant les vents néfastes, confiée par Eole, qu’ils se devaient de conserver fermée. Ulysse sera rejeté au milieu des tempêtes et des dangers pour de nombreuses années mais fera preuve de courage et de ruse, ne faiblissant jamais devant l’adversité et l’incertitude. Il reviendra à Ithaque ! Récit brûlant d’actualité… Notre société contemporaine a besoin de philosophes tout autant que de médecins et de marchands.
Guy Simonnet est neurobiologiste, professeur émérite à la faculté de médecine de l’université de Bordeaux et rattaché à l’Incia (Institut de neurosciences cognitives et intégratives d’Aquitaine) du CNRS. Il est l’auteur de L’Homme douloureux (Odile Jacob, 2018) en collaboration avec le professeur de sociologie David le Breton (Strasbourg) et le professeur de neurologie Bernard Laurent (Saint-Etienne).
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