Par Frédéric Potet Publié le 18 novembre 2020
ENQUÊTE Marginal en France, l’accouchement accompagné à domicile suscite un intérêt croissant, particulièrement depuis la crise sanitaire. Et ce au moment où les poursuites en radiation, le manque de reconnaissance et les difficultés de s’assurer ont éclairci les rangs de la profession, qui se retrouve parfois devant les tribunaux.
Jamais, sans le Covid-19, Malône ne serait née chez elle, au domicile de ses parents. C’était le 29 avril, en plein confinement, à Raon-l’Etape (Vosges). L’interdiction faite aux conjoints, quelques semaines plus tôt, de pénétrer dans certaines maternités, pour empêcher la circulation du virus, avait anéanti sa mère, Camille Cresson. « Je ne me voyais pas accoucher sans mon compagnon », raconte la jeune femme de 28 ans.
Inscrite à la maternité de Saint-Dié, elle avait alors décidé d’enfanter chez elle, avec l’aide d’une sage-femme libérale. La lumière tamisée d’une guirlande de Noël éclairait sa chambre ce jour-là, Bob Marley chantait en sourdine. Prise d’une envie de bain, entre deux contractions, c’est finalement dans sa baignoire, en position assise, qu’elle a donné naissance à sa fille, d’un poids de 3,2 kg.
Si le deuxième confinement a modifié le protocole au sein des maternités – les conjoints sont désormais acceptés, mais le port du masque est recommandé pour la femme en phase de travail –, les demandes de parturientes désirant accoucher à la maison sont inhabituellement élevées. « Elles étaient quatre à cinq fois supérieures lors du premier confinement. Elles sont aujourd’hui au moins deux fois plus nombreuses qu’en temps normal », estime Floriane Stauffer-Obrecht, la sage-femme qui a accompagné Camille Cresson, par ailleurs cheville ouvrière de l’Association professionnelle de l’accouchement accompagné à domicile (Apaad).
La crise sanitaire semble avoir servi de déclic chez de nombreuses femmes déjà sensibilisées à l’idée de donner la vie de manière « naturelle », avec leurs propres ressources physiologiques, sans péridurale ni ocytocine, cette hormone de synthèse qu’on injecte pour accélérer et renforcer les contractions. Elles n’hésitent plus à aller à rebours des accouchements médicalisés et standardisés ayant cours dans les établissements de santé. « Quand la sage-femme de l’hôpital de Saint-Dié m’a dit que nous partions pour un accouchement “classique”, j’ai dit non, se souvient Camille Cresson. C’était “mon” accouchement, ce ne serait pas le 1 684e du mois. »
« Vision patriarcale »
Marginal en France, oscillant entre 1 000 et 3 000 actes par an pour 800 000 naissances annuellement recensées dans le pays, l’accouchement accompagné à domicile (AAD) ne s’est jamais vraiment remis de l’avènement de l’hôpital public, dans les années 1950 et 1960. Une nouvelle proposition périnatale s’offrait alors aux femmes : donner la vie dans des conditions sanitaires optimales, avec l’aide de personnels diplômés et sans débourser un centime. Des jours de repos étaient même payés par la Sécurité sociale : les parturientes auraient été stupides de ne pas plébisciter ce modèle, devenu archi-dominant.
La découverte des antibiotiques avait fait s’effondrer la mortalité maternelle après la seconde guerre mondiale en éliminant la fièvre puerpérale, l’un des pires fléaux post-partum, et en rendant les césariennes sûres. « Dans les familles composées de fratries de trois ou quatre enfants, il n’était pas rare d’apprendre qu’un bébé ou deux étaient morts en couches, auparavant. Des drames que la société ne pourrait plus tolérer aujourd’hui », souligne Joëlle Belaïsch-Allart, la présidente du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF).
Le tout-sécurité a-t-il pour autant éloigné les femmes de leur désir d’enfanter physiologiquement, sans injection de produits, ni l’aide d’instruments ? Telle est la conviction des défenseurs de l’AAD, pour qui les accouchements médicalisés en milieu hospitalier répondent avant tout à des protocoles technicisés où les gestes sont innombrables afin de favoriser la délivrance : péridurale, ocytocine, épisiotomie, ventouses, forceps… « Un système fordiste, industriel, où les femmes sont standardisées, abandonnées à elles-mêmes pendant une grande partie de leur travail, surveillées à distance depuis une salle de contrôle, et où les sages-femmes courent d’une salle d’accouchement à l’autre en posant des gestes médicaux, eux aussi standardisés », écrit la juriste belge Marie-Hélène Lahaye sur son blog « Marie accouche là », consacré à l’étude des maltraitances subies par les parturientes.
La défense du seul modèle hospitalier et l’hostilité à l’égard des femmes qui veulent choisir les conditions de leur enfantement seraient « le reflet d’une vision sexiste et patriarcale des femmes, considérées comme incapables de faire les bons choix pour elles-mêmes et pour leurs bébés », estime aussi l’autrice de Accouchement. Les femmes méritent mieux (Michalon, 2018).
Le regain actuel d’intérêt pour l’AAD survient cependant à un moment étrange pour la profession. Variable depuis de nombreuses années, le nombre de sages-femmes spécialisées oscille autour de 60 à 80 en France. Le découragement, les poursuites en radiation et le manque de reconnaissance ont éclairci les rangs d’une profession qui dit être diabolisée par les pouvoirs publics et le corps médical. A les en croire, une véritable « chasse aux sorcières » serait menée à leur encontre.
Aucun texte, pourtant, n’interdit l’AAD en France. Mais rien, non plus, n’encourage son essor. Les sages-femmes travaillant au domicile de leurs patientes ont beau être diplômées d’Etat et conventionnées à la Sécurité sociale (l’acte est remboursé au même tarif qu’un accouchement classique : 313,60 euros), leur pratique ne figure nulle part dans l’offre de soins mise en place par le ministère de la santé.
« Kamasutra de l’accouchement »
Organisées grâce à un système de compagnonnage qui voit les plus anciennes former les novices, les professionnelles de l’AAD ont développé une méthode propre, basée sur l’observation – visuelle, sonore, comportementale, olfactive – de leurs patientes.
La plupart appliquent le « hands-off », une technique consistant à utiliser le moins possible les mains, afin de laisser la femme accoucher sans intervention extérieure – et renouer ainsi avec cette « fierté noble d’enfanter seule », comme le formule Isabelle Koenig, 61 ans, sage-femme à Ballan-Miré (Indre-et-Loire). Dans le salon de sa maison, qui lui sert de cabinet, une Vierge en bois côtoie un poster intitulé « Kamasutra de l’accouchement », décrivant les nombreuses postures qui facilitent la mise au monde : à genoux, accroupie, assise, debout, sur le côté… Sans oublier la position gynécologique, de rigueur en maternité, mais rarement adoptée à la maison.
« Je ne me considère pas comme un élément indispensable à l’enfantement mais j’assure la sécurité de la mise au monde », explique Isabelle Koenig
Isabelle Koenig a travaillé pendant trente-trois ans en milieu hospitalier avant de s’installer à son compte, il y a six ans, et d’assister des AAD (250 à ce jour). Son rôle, explique-t-elle, s’apparente à celui d’une aidante, que sa patiente aurait « invitée » chez elle : « Je ne me considère pas comme un élément indispensable à l’enfantement mais, en étant présente, j’assure la sécurité de la mise au monde. Aucun regard invasif ne doit venir perturber ce processus, comme c’est très souvent le cas en maternité, où les contrôles sont tous azimuts », explique-t-elle.
A l’instar de ses homologues, Isabelle Koenig attend au moins vingt minutes avant de clamper le cordon ombilical, afin de maintenir la circulation du sang entre le placenta et le nouveau-né, et non immédiatement comme le font généralement les maternités. Elle utilise ensuite de l’argile pour cicatriser la plaie. Les soins postnataux de routine (examen clinique et neurologique, pesée, mesure, prise de température) ne sont effectués qu’une heure, ou plus, après la naissance ; le bébé est placé en peau à peau, nu contre le corps de sa mère, pendant plusieurs jours, selon les souhaits de celle-ci. Tout cela dans le même but : favoriser son adaptation en douceur au monde extra-utérin.
Probiotiques et ail
Il arrive aussi à Isabelle Koenig de prescrire des probiotiques, des extraits de pépin de pamplemousse ou de l’ail à ses clientes pour enrichir leur flore ou empêcher des mycoses vaginales ou autres, tout au long de l’« accompagnement global » qu’elle propose en amont et en aval de la naissance.
Là réside l’une des principales différences avec la périnatalité hospitalière : « On fait du one to one. Je connais l’alimentation de chacune de mes patientes, leur psychologie, leur histoire familiale, leur mode de vie… » Le tutoiement s’impose souvent de lui-même, tout au long de cette relation.
Mais les risques ? Isabelle Koenig le reconnaît : « Il y a une part de risque dans tout accouchement, on ne peut pas en faire abstraction. Cela concerne tout autant le bébé que sa mère. » Dans leur charte de bonnes pratiques, les sages-femmes libérales certifient n’intervenir à domicile qu’auprès de patientes à bas risque obstétrical (sans pathologies telles que le diabète ou l’hypertension) et ne présentant pas de complications (accouchement par siège, grossesse gémellaire).
Formées pour poser des gestes d’urgence permettant de stabiliser des situations périlleuses, elles s’engagent également, en cas de difficultés, à appeler les secours pour effectuer un transfert vers l’établissement de santé le plus proche, ce qui arrive pour un accouchement sur dix. La stagnation de la dilatation cervicale et celle de la présentation fœtale figurent parmi les principales causes d’acheminement à l’hôpital.
Moins d’hémorragies
C’est cette question du transfert qui froisse les gynécologues obstétriciens. « Un accouchement n’est pas un événement anodin. Si une femme commence à faire une hémorragie post-partum [HPP, l’une des principales causes de mortalité maternelle dans les pays industrialisés], je ne vois pas comment la sage-femme qui l’assiste va pouvoir contenir le saignement, le temps qu’arrive le samu », s’interroge Joëlle Belaïsch-Allart, la présidente du CNGOF. Ce risque, les sages-femmes le minimisent, chiffres à l’appui : deux enquêtes statistiques réalisées par leur association, l’Apaad, auprès de 2 100 projets de naissance à domicile en 2018 et 2019, montrent que le nombre de HPP sévères est trois à quatre fois moins élevé, pour des femmes à bas risque, à la maison qu’à l’hôpital (où l’ocytocine est réputée augmenter le risque d’hémorragie grave).
Tirées de la même enquête, d’autres données font état d’une quantité moindre d’épisiotomies et de déchirures du périnée, d’un usage limité des touchers vaginaux et d’un recours anecdotique à la péridurale en cas de transfert à l’hôpital – ce qui fait bondir de nouveau la présidente des gynécologues-obstétriciens : « La péridurale est une victoire pour les femmes, pourtant ! », clame Joëlle Belaïsch-Allart, en vantant le succès de cette technique d’anesthésie locale, administrée très majoritairement aux parturientes du milieu hospitalier : dans 81,4 % des cas en 2016, selon l’Inserm.
Les pro-AAD peuvent aussi s’appuyer, désormais, sur la méta-analyse d’une chercheuse en obstétrique canadienne, Eileen Hutton, prenant en compte un échantillon de 500 000 naissances à domicile étudiées dans dix pays industrialisés (Pays-Bas, Etats-Unis, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, Suède, Canada, Australie, Japon, Islande, Norvège) entre 1990 et 2018. Publiée en 2019 par la revue scientifique The Lancet, l’enquête conclut, sans ambiguïté : « Le risque de mortalité périnatale ou néonatale n’était pas différent quand l’accouchement était prévu à la maison ou à l’hôpital. »
Trop chère assurance
Grand oublié des politiques de périnatalité, l’AAD à la française voit aujourd’hui sa marginalisation s’aggraver par l’impossibilité faite aux sages-femmes de souscrire une assurance, rendue pourtant obligatoire par loi Kouchner de 2002. Les primes proposées par les compagnies correspondent à un an de revenus : entre 22 000 et 30 000 euros, soit l’équivalent de ce que paient les obstétriciens. L’explication est mathématique : le nombre de sages-femmes concernées se révèle trop faible par rapport au montant de garantie obligatoire, 8 millions d’euros, pour pouvoir mutualiser les risques. En pratique, s’il y a faute de la sage-femme (établie généralement par un tribunal), elle encourt le risque d’être condamnée à payer des dommages et intérêts. Faute d’assurance, elle devra payer sur ses propres économies.
Les professionnelles, qui, de fait, exercent quasi toutes sans assurance, ne sont pas loin de crier au complot fomenté pour les empêcher de travailler. De la même manière, elles s’estiment pourchassées par les chambres disciplinaires du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes (CNOSF), soupçonné d’exercer une sévérité plus grande à leur égard qu’envers les sages-femmes hospitalières, qui bénéficient d’une meilleure protection en tant qu’agent de la fonction publique. Depuis 2001, dix-neuf affaires concernant des naissances AAD, soit une par an, ont donné lieu à des sanctions ordinales, du simple blâme à la radiation à vie. « Les faits reprochés constituent généralement des manquements déontologiques graves constituant des risques importants pour la mère et l’enfant », insiste la vice-présidente du CNOSF, Marianne Benoit-Truong Canh.
Parmi les griefs les plus fréquents : les délais trop longs pour appeler les secours en cas d’hémorragie. C’est ce qui a été reproché à Isabelle Koenig. La sage-femme a écopé d’un avertissement en 2017, après que plusieurs salariés hospitaliers (mais aucune patiente) ont porté plainte contre elle auprès du CNOSF. Un autre motif de sanction est d’aider à accoucher des femmes présentant un risque majoré de complications, comme une césarienne correspondant à une grossesse passée. Refuser ces patientes relève du dilemme pour les sages-femmes AAD : rien n’est plus dangereux, dans ce cas, en effet, que de laisser une femme mettre au monde son enfant toute seule chez elle.
Poursuites judiciaires
Or, ces cas semblent être également en hausse avec la pandémie. Une enquête menée en ligne auprès de 2 700 femmes par le collectif féministe Tou.te.s contre les violences gynécologiques et obstétricales évaluait récemment à 0,5 % la proportion de répondantes ayant accompli un « accouchement non assisté » pendant le premier confinement. Apôtres de l’enfantement physiologique, ces femmes apparaissent rarement dans les statistiques.
Lolita Jacques, 30 ans, est l’une d’elles. Entourée de son compagnon et d’une doula (personne sans formation médicale, apportant une aide morale et pratique), elle a donné naissance à Mayarite, le 23 octobre, dans sa maison de Taurinya (Pyrénées-Orientales). Le travail a duré six heures, entre la chambre à coucher et la salle de bains. Lolita s’est aidée d’un grand foulard suspendu auquel s’accrocher et d’un gros ballon de grossesse sur lequel s’asseoir, avant d’alterner les positions : couchée, sur le côté, à quatre pattes. « C’était comme si mon corps savait instinctivement quoi faire. Nous sommes des mammifères. Partout dans la nature, les femelles savent se comporter quand leur bébé arrive. »
Sauf que l’inacceptable – la mort du nourrisson – peut aussi survenir, à l’hôpital comme au foyer. Il arrive alors qu’une sage-femme soit attaquée au pénal, expérience vécue cette année par Hélène Pariente, une praticienne toulousaine venue accompagner une future maman, en août 2018 à Monbrun (Gers). L’enfant est décédé vingt-quatre heures après sa naissance des suites d’un hémopéritoine, un épanchement de sang dans l’abdomen. Poursuivie pour homicide involontaire, à l’initiative du parquet (et non des parents, qui ne s’étaient pas constitués partie civile), Hélène Pariente a subi deux gardes à vue avant de comparaître, le 15 octobre, devant le tribunal correctionnel d’Auch. Aucun lien de causalité n’a pu être démontré entre le décès du bébé et le déroulement de l’accouchement.
« Pourquoi m’a-t-on envoyée en garde à vue alors que je n’ai fait que mon boulot ? Pour me faire peur », dénonce Hélène Pariente, poursuivie pour homicide involontaire
« Est-il dans le rôle d’une sage-femme libérale d’accepter de réaliser des accouchements à domicile chez des patientes qui sont souvent très demandeuses de non-médication, alors que ces sages-femmes connaissent très bien toutes les complications possibles de l’accouchement, y compris les complications imprévues survenant dans des grossesses tout à fait normales ? », a conclu, dans son rapport, l’expert gynécologue mandaté par la justice – au grand étonnement de la présidente du tribunal, Cécile Delazzari, pendant l’audience, qui ne se souvenait pas de lui avoir « demandé un commentaire ».
Le parquet a requis six mois d’emprisonnement avec sursis contre Hélène Pariente, à qui il est imputé de ne pas avoir pris les constantes de l’enfant (température, pouls, tension) au lendemain de sa naissance et de ne pas s’être inquiétée d’une cyanose de son visage et d’un retard de tétée. Le délibéré sera rendu le 19 novembre.
A Auch, cet après-midi-là, une quinzaine de sages-femmes AAD sont venues soutenir la prévenue. Toutes font état de difficultés relationnelles chroniques avec les établissements de soins où leurs patientes sont transférées en cas d’urgence, cela dans le cadre d’accords exclusivement oraux. L’une d’elles déplore de se faire régulièrement « remonter les bretelles » par le personnel soignant de telle structure ; d’autres regrettent de « devoir poireauter dans la salle d’attente sans nouvelles » de leur parturiente, ou d’avoir des difficultés à obtenir une consultation du 8e mois avec un anesthésiste, procédure indispensable en cas de suites éventuelles (péridurale, césarienne…).
« Electrons libres »
« On est des électrons libres qui déplaisons à l’ordre établi. Pourquoi m’a-t-on envoyée en garde à vue alors que je n’ai fait que mon boulot ? Pour me faire peur, uniquement », dénonce Hélène Pariente, 47 ans, une ancienne ingénieure en biomécanique, reconvertie sage-femme en 2006. Comme pour d’autres, c’est paradoxalement à l’hôpital que son choix pour l’AAD s’est formalisé – en l’occurrence à la maternité d’un CHU du sud de la France : une « usine à bébés » où elle dit avoir « été choquée par la violence des accouchements, le travail à la chaîne, la systématisation d’actes inutiles, la médicalisation excessive » et le peu « d’attrait pour la physiologie ».
Elle aussi témoigne de relations complexes avec le corps médical : « Il arrive qu’on se fasse jeter en transférant une patiente. On nous parle alors comme à des gamines. » L’absence de reconnaissance du ministère de la santé n’arrange certes rien.
Mais plus grave, aux yeux des sages-femmes, est le non-positionnement du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes sur l’AAD. « Nous ne pouvons pas encourager cette pratique alors que les professionnelles concernées ne sont pas assurées », reprend sa vice-présidente, Marianne Benoit-Truong Canh. En 2013, à la demande du ministère de la santé, l’Ordre avait menacé de radiation les sages-femmes ayant un défaut d’assurance.
Maisons de naissance
La situation évolue cependant. Si l’incompréhension demeure importante entre les deux camps, le fossé a tendance à se réduire. Depuis 1991, certaines maternités proposent ainsi de mettre leurs plateaux techniques à disposition de sages-femmes libérales, afin d’aider leurs patientes à accoucher dans le respect de la physiologie. En cas de pathologie, le transfert vers les services hospitaliers concernés se fait alors avec la rapidité nécessaire à l’ouverture d’une porte battante.
Une certaine bienveillance vis-à-vis de l’AAD est perceptible également au sein de quelques pôles obstétriques traditionnels, comme la maternité de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, où les candidates à l’accouchement à la maison peuvent obtenir un rendez-vous avec un médecin. « Notre démarche n’est pas d’encourager l’accouchement à domicile, mais d’informer, en toute transparence et dans le souci d’une plus grande sécurité, autour de cette pratique que le milieu médical considère encore comme une hérésie », indique son responsable, Jacky Nizard, également président du Collège européen de gynécologie obstétrique.
En 2015, le même esprit avait présidé à la création de huit maisons de naissance, à titre expérimental, dans six régions de France. Attenantes ou partie prenante de maternités, ces lieux de vie (comprenant salon, cuisine, salle de bains…) ne peuvent accueillir que des grossesses normales, dites « à bas risque ». Elles réalisent en moyenne 125 naissances par an. Le 23 octobre, l’Assemblée nationale a adopté un texte prévoyant l’ouverture de douze maisons de naissance supplémentaires, d’ici à deux ans.
Même au sein du petit monde des sages-femmes AAD, la tentation de la victimisation n’est pas partagée par tout le monde. Notamment par la figure tutélaire du mouvement, Jacqueline Lavillonnière, 76 ans, qui compte plus de 1 000 bébés AAD à son actif.
Etonnante trajectoire que celle de cette ancienne responsable syndicale ayant mis au point un module de formation à l’accouchement à domicile. Sage-femme hospitalière à l’origine, elle quitte Paris en 1972 avec son mari pour aller élever des vaches et des moutons au sein d’une communauté en Ardèche. Très vite, la voilà sollicitée par un couple souhaitant que son enfant naisse à la ferme, puis par un autre.
« Accompagner une femme enceinte à domicile me paraissait hérétique, pour moi qui avais été élevée dans la toute-puissance de l’évolution obstétricale qui sauverait le monde », se souvient-elle. A cette époque, le troc est d’usage entre néoruraux du haut plateau ardéchois. En échange de sa deuxième naissance à domicile – un garçon prénommé Manuel –, Jacqueline Lavillonnière recevra deux cochons de lait de la part des parents.
Après huit années d’exercice non déclaré, elle décide finalement de régulariser sa situation. Et d’aller frapper à la porte des maternités et hôpitaux des environs, pour se faire connaître. « Si j’en avais le pouvoir, je vous ferais mettre en prison », lui lâchera le chef de service d’une clinique d’Aubenas (Ardèche). « Les choses se sont plutôt bien passées par la suite, relate-t-elle. Je n’ai jamais eu le moindre souci avec mes partenaires médicaux, malgré deux gros accidents dont je ne fus pas responsable : un bébé mort-né et un enfant décédé le lendemain de sa naissance. Je m’attendais au pire, mais j’ai été soutenue par les services de proximité. »
Comme ses consœurs, la sage-femme n’a jamais souscrit d’assurance. En 2015, elle a même engagé une procédure judiciaire, qui s’est achevée en juin 2020 devant le Conseil d’Etat, dans l’espoir de payer une prime décente (2 500 euros) – sans succès. D’avoir exercé toute sa carrière dans l’illégalité ne l’a pas empêchée d’être recrutée comme experte par la Haute Autorité de santé. « Un joli pied de nez », s’en amuse-t-elle. Jacqueline Lavillonnière prône aujourd’hui une politique de « la main tendue » en direction des hôpitaux : « Ils n’ont pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin d’eux. »
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