La solution à la crise actuelle de l’enseignement universitaire ne saurait passer par le tout-technologique, assurent cinq enseignants en littérature qui appellent, dans une tribune au « Monde », à un plan ambitieux de soutien aux universités.
Tribune. Le 29 octobre, au lendemain de l’allocution du président Macron, le premier ministre, dans sa conférence de presse, affirme que pour les universités et établissements d’enseignement supérieur, « la règle sera le distanciel ». Les pages d’accueil des sites de nombreuses universités affichent : « L’intégralité des enseignements de l’université bascule en distanciel. » « Passage » ou (le plus souvent) « bascule » en distanciel sont les expressions le plus couramment utilisées et reprises sur les sites universitaires en ligne, dans les déclarations politiques et les médias. Derrière le langage faussement rassurant de la technocratie, la réalité est beaucoup moins simple et beaucoup plus violente.
Néologismes de formation récente, « distanciel » et « présentiel » se sont généralisés depuis la crise liée au Covid-19 mais ils sont apparus avant. Un groupe de travail de la CTI – Commission des titres d’ingénieur au sein du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR) –, baptisé « L’enseignement distanciel en France », s’est réuni en décembre 2019 et janvier 2020 et a produit une « Note sur le numérique distanciel dans les formations » avant le déclenchement de l’épidémie en France et donc sans lien avec elle. Si ses préconisations visent explicitement l’enseignement dispensé dans les écoles d’ingénieurs, les outils numériques dont elle fait la promotion – MOOC, espace numérique de travail (ENT), webinaire, entre autres – concernent plus largement les pratiques d’enseignement dans le secondaire et surtout dans le supérieur.
Que suppose, précisément, la « bascule en distanciel » de l’enseignement universitaire ? Les mots ont leur importance. « Présentiel » et « distanciel » sont construits sur une base lexicale (/présence/, /distance/) suivie d’un suffixe (/iel/). L’opposition logique absence/présence est neutralisée par le suffixe commun : l’opposition devient une alternative.
« Présentiel » et « distanciel », dès lors, sont présentés comme deux modalités complémentaires ou concurrentielles du cours, ou plus précisément de la connexion au cours : un étudiant (ou « apprenant », dans la novlangue pédagogique) peut se « connecter » au cours et à l’enseignant en « présentiel » (c’est-à-dire dans un espace physique commun, salle de classe ou amphithéâtre réunissant enseignant et étudiants) ou en « distanciel » (par la médiation technique de l’écran et d’Internet connectant entre eux des espaces dissociés) : la différence entre les deux options d’enseignement serait de régime et non de nature. En somme, rien de plus simple en apparence que la « bascule en distanciel » : simple comme l’appui sur un interrupteur, un changement d’aiguillage ou de connectique.
Impacts psychosociaux désastreux
Voilà pour le langage. Qu’en est-il de la réalité ? La fracture numérique (l’inégalité d’accès aux ressources numériques) concerne enseignants et étudiants – mais avec des conséquences bien plus douloureuses pour les seconds. Du côté de l’enseignement, les inégalités sont criantes selon les universités. Salles non ou sous-équipées en captation audio et vidéo, matériels en mauvais état ou obsolètes, formation des enseignants au numérique… « basculée » elle-même en « distanciel » et donc, dans les faits, accessible seulement à des enseignants déjà familiarisés avec les outils numériques !
La situation est plus grave encore du côté des étudiants. Contrairement à une idée trop répandue, tous les étudiants ne bénéficient pas des moyens technologiques suffisants pour suivre les cours en ligne : connexions de faible qualité, forfaits limités, matériel fragile, sans compter les conditions de vie familiale et sociale qui rendent problématique, voire impossible le suivi des cours. Derrière la froide objectivité de la technologie, le « distanciel » est en réalité un redoutable instrument de sélection.
Les impacts psychosociaux sur les étudiants sont également désastreux. Alors que le savoir est une construction collective, qu’il prend sens dans l’ici et maintenant d’une relation pédagogique qui passe par l’investissement physique, intellectuel mais aussi émotionnel de tous, comment maintenir dans la solitude la motivation et la confiance nécessaires au bon déroulement des études ? Les étudiants de première année de licence sont les plus fragiles et les plus exposés. Leur année de terminale perturbée par la crise et le confinement les a privés de l’expérience et de la discipline de travail que procurent habituellement la préparation et l’épreuve du baccalauréat.
« A quel degré d’aveuglement sommes-nous parvenus pour croire que la connexion puisse se substituer au lien ?»
La solution à la crise actuelle de l’enseignement universitaire ne saurait passer par le tout-technologique, comme la communication gouvernementale tend à le faire croire. La pandémie de Covid-19 favorise une tendance techno-pédagogique profonde à la généralisation du numérique aux effets redoutables. Les « cours en ligne » ne sont au mieux qu’un complément du cours en « présentiel » – ou cours réels. Ils requièrent une autonomie (pédagogique, psychique, mais aussi technologique, financière, sociale) hors de portée de la grande majorité des étudiants de première année.
Lorsqu’il se généralise au lieu de se limiter à un dispositif technique d’appoint du cours, le distanciel est destructeur du lien social, affectif et psychique entre étudiants, et du lien entre étudiants et enseignants, quel que soit l’effort de l’enseignant pour le maintenir. A quel degré d’aveuglement technologique sommes-nous parvenus pour croire ou prétendre que la connexion puisse se substituer au lien ?
« Situation d’enseignement dégradé »
Que les pouvoirs publics le reconnaissent enfin : à l’instar de l’hôpital pour ce qui relève du soin, étudiants et enseignants subissent une « situation d’enseignement dégradé ». Comment évaluera-t-on la baisse de qualité des formations dispensées pendant ces deux années noires ? En mesure-t-on à moyen terme les conséquences chez les enseignants, les juristes ou les scientifiques de demain ? Les inégalités de traitement avec les grandes écoles et les classes préparatoires, inégalités sociales déjà considérables en début de cursus, se creusent encore et laisseront des traces durables.
Sans dénier l’ampleur de la menace sanitaire, il s’agit de penser dès maintenant un plan ambitieux de soutien aux universités à destination des étudiants les plus fragiles, durant le confinement. Mais il s’agit aussi de préparer la sortie du confinement par des mesures fortes pour compenser le déficit de formation : recrutement de personnels enseignants formés et titulaires, généralisation de dispositifs de soutiens pédagogiques et technologiques, multiplication des groupes de travaux dirigés pour renforcer la cohésion des promotions.
Notre société se doit, pour son avenir et pour ses jeunes, de rattraper le temps perdu. Le défi est de taille. Mais y a-t-il seulement une volonté politique de le relever ? Le silence et l’absence du ministère sur ces questions sont assourdissants : aurait-il lui aussi basculé « en distanciel » ?
Pascale Chiron, maîtresse de conférences en littérature française (université Toulouse-Jean-Jaurès) ; Françoise Claquin, professeure agrégée de lettres (université de Nantes) ; Olivier Leplâtre, professeur en littérature française (université Jean-Moulin-Lyon-III) ; Bénédicte Louvat, professeure en littérature française (Sorbonne Université) ; Philippe Maupeu, maître de conférences habilité en littérature française (université Toulouse-Jean-Jaurès).
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