Certaines traditions ont la dent dure. Dans sa chronique, Nicolas Santolaria revient sur ce rituel entre superstition et supercherie censé enrichir la tirelire de nos bambins quand ils perdent leurs quenottes.
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Comme un arracheur de dents
Parmi ces rituels, il en est d’autres qui sont beaucoup plus anciens et n’ont pas de rapport direct avec la mise en lumière de vos capacités éducatives (quoique). C’est le cas du rituel de la petite souris, auquel j’ai été confronté la semaine dernière, lorsque mon plus jeune fils a perdu sa première dent. « Perdu » est d’ailleurs un terme impropre, puisqu’il est en réalité allé se la faire arracher chez la dentiste, une autre incisive ayant déjà commencé à percer à l’arrière du palais – avec un peu d’imagination, on aurait presque pu y voir une métaphore de la difficile passation de pouvoir entre Donald Trump et Joe Biden.
Après avoir été encouragé par la dentiste comme un décathlonien en plein effort (« C’est bien champion, ouvre la bouche. Bravo champion ! »), mon fils a consenti à ce que la pince fasse son ouvrage, ce qui lui a permis de repartir avec un petit cadeau : un minilabyrinthe à billes, au fond duquel s’affichait un visage au sourire édenté. On n’abandonne pas comme ça un bout de soi, sans une rétribution en retour. C’est donc tout fier, avec un gadget Made in China dans l’escarcelle et un trou en plein milieu du râtelier du bas, que mon fils est rentré à la maison, tenant entre les mains le précieux reliquat dentaire, enfermé dans une petite malle en plastique bleu.
Ce rituel m’a toujours posé question. Est-ce un moyen de ménager la possibilité du merveilleux dans un monde hyperrationaliste ?
Une fois passées les félicitations d’usage, tout un protocole s’est soudain activé, de manière quasi réflexe. Avec des voix de conspirationnistes, perpétuant aveuglément une tradition que nous avons nous-mêmes vécue étant petit, nous avons fait savoir à mon fils que la petite souris allait passer pendant la nuit. Qu’il allait donc falloir mettre la dent sous l’oreiller. Et dormir profondément.
Largement répandue, la petite souris est une pratique que l’on retrouve notamment en Italie, au Portugal, en Espagne, en Argentine, au Mexique, en Colombie, en ex-URSS. Dans les pays anglophones, le rongeur est remplacé par un elfe, une fée ou un lutin. Ailleurs, comme en Bulgarie, c’est un corbeau qui officie. Mais quelles que soient les entités imaginaires qu’il convoque, ce rituel m’a toujours posé question. Est-ce un moyen de ménager la possibilité du merveilleux dans un monde hyperrationaliste ? Un rite de passage entre deux âges ? Ou bien, en érigeant le bobard au rang de jalon de croissance, le terreau fécond d’une épidémie de fake news à venir ?
Un article publié dans la revue The Lancet par Kathy McKay et Chris Boyle a montré que ce type de fables pouvait avoir un effet délétère sur les enfants, qui se disent : si mes parents sont capables de mentir pour ça, pourquoi ne le feraient-ils pas à propos d’autre chose ? Loin de favoriser les infox, la petite souris pourrait donc a contrario stimuler la désublimation et le doute cartésien chez l’enfant, tout en suscitant une perplexité chronique chez le parent. Car ce rituel est un cadre global dont il faut à chaque fois, dans l’urgence, renégocier les modalités précises de mise en œuvre.
De la superstition au rationalisme tout-puissant
Combien d’argent placer sous l’oreiller ? (On a opté pour 8 euros en pièces, afin de rétribuer la souffrance de l’arrachage). Que faire de toutes ces dents ? (Sachez, au passage, que les conserver peut sauver la vie de votre enfant, en permettant, dans le futur, des greffes de cellules souches.) Si les détails varient d’une fois sur l’autre et peuvent susciter des questionnements (« Comment ça, je n’ai eu que 2 euros ce coup-là ? ! »), le rituel de la petite souris a aussi vu son sens global évoluer. Il fut à un moment une sorte de commerce superstitieux avec les esprits animaux dans le but de faire advenir une dentition saine, puis s’est transformé, sous l’effet de l’urbanisation et de la démocratisation des dentistes, en une usine à gaz psychanalytique visant à éviter à l’enfant un traumatisme de castration lié à la perte de la dent de lait. Au XXe siècle, la petite souris, c’était un peu Françoise Dolto avec une queue et des poils.
Au XXe siècle, la petite souris, c’était un peu Françoise Dolto avec une queue et des poils.
Aujourd’hui, il semble que les choses évoluent vers une forme de happening occulte célébrant le rationalisme tout-puissant. En même temps qu’il fait droit à des modes de pensées enfantines alternatifs où dominent le merveilleux, la croyance féerique, la magie, l’adulte, dans la pénombre de la chambre à coucher, en planifie méthodiquement le dynamitage. Avec la révélation du pot au rose qui intervient généralement en CE1 (spoiler : la petite souris n’existe pas), l’enfant sera donc invité symboliquement à entrer dans le monde des grands, ce passage tant désiré correspondant à l’adoption d’une grille de lecture rationnelle du monde. « Ta façon de penser, à base de doudous vivants et d’arbres qui parlent, n’est pas la bonne », susurre la petite souris à l’oreille du jeune affranchi.
Ces dernières années, via les réseaux sociaux, un nouvel avenant est venu se greffer à ce rituel. Désormais, le must, c’est de faire savoir que votre enfant a dévoilé lui-même, par un habile contre-stratagème, l’inanité de cette histoire de souris, devenant alors un agent proactif de la lutte contre l’enfumage.
Pédiatre de profession, Fahd Ahmad détaillait ainsi en 2018 sur Twitter, sous le pseudo de « Rogue Dad », la ruse mise au point par son fils pour confondre ses parents fabulistes : « Je viens d’apprendre que notre fils de 9 ans avait fait une expérience sur nous. Il a perdu une dent, n’en a parlé à personne pendant trois jours, et l’a mise sous son oreiller. Aucun dollar. Il nous a ensuite dit qu’il avait perdu sa dent, et la nuit d’après il y avait de l’argent sous son oreiller. Il nous a confrontés à des preuves scientifiques montrant que la petite souris n’existait pas. » Dans un monde adulte devenu fou, c’est désormais l’enfant qui est le gardien des derniers reliquats de la Raison.
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