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Le directeur général de la santé a reconnu que le matériel de protection, indispensable pour éviter la propagation du coronavirus, était devenu «une ressource rare». Même pour le personnel médical. Un dysfonctionnement qui soulève de graves questions.
La France a-t-elle suffisamment de masques de protection pour faire face à la vague de cas de coronavirus ? Alors que le pays est confiné depuis mardi et que l’épidémie a déjà fait 450 morts sur le territoire, la question est sur toutes les lèvres. Ces derniers jours, les témoignages affluent sur des situations tendues, voire de pénurie, pour équiper les professionnels de manière satisfaisante. Le gouvernement l’a reconnu mercredi, n’évoquant que de simples «difficultés logistiques». En réalité, une série de dysfonctionnements majeurs, remontant parfois au début des années 2010, est à l’œuvre, esquissant les contours d’un potentiel scandale politico-sanitaire. Mais causant surtout pour l’heure un rationnement pour les personnels soignants en première ligne.
Quelle est l’ampleur de la pénurie ?
En temps normal, c’est le «coffre à stups», seul tiroir à fermer à clé et donc habilité à recevoir les échantillons illicites retrouvés sur les patients. Mais le «normal» a laissé place à l’extraordinaire. Dans ce service de psychiatrie d’un hôpital parisien, c’est désormais les masques FFP2 que l’on enferme à double tour. Une denrée précieuse, et bien trop rare, au moment où l’épidémie gagne du terrain. «C’est le seul moyen qu’on a trouvé pour ne pas se les faire gauler», raconte Mathias, infirmier du service concerné. Malgré plusieurs prélèvements dans les stocks stratégiques, le don de 5 millions de masques par le ministère des Armées ou encore l’accélération de la production, le constat est implacable : les personnels médicaux au front contre le Covid-19 manquent cruellement de matériel, notamment de masques de protection.
«La situation est très difficile, c’est une ressource rare», a reconnu Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, mercredi. Au début de la crise, la France ne comptait en réserve aucun masque FFP2, mais 145 millions de masques chirurgicaux, un chiffre tombé à 100 millions aujourd’hui. Interrogée par Libération, la direction générale de la santé n’a pas été en mesure d’estimer les besoins quotidiens des personnels médicaux. Mais avec des effectifs de 225 000 médecins, 700 000 infirmiers, 90 000 masseurs-kinésithérapeutes ou encore 600 000 aides-soignants, et en sachant qu’il faut au moins trois masques chirurgicaux pour tenir une journée de travail, ils sont immenses. Pas sûr que les stocks permettent de tenir longtemps, ni que la production accélérée ne suffise à tenir le rythme. En tout cas, cela alimente les appréhensions des personnels.
Dans l’hôpital parisien de Mathias, le réapprovisionnement est arrivé voilà quelques jours, assorti de consignes de rationnement : ne réserver les masques FFP2 qu’aux cas nécessitant des «soins invasifs», comme les intubations. Quant aux masques chirurgicaux, l’infirmier n’est censé s’en équiper que s’il est en contact avec des cas suspects. «Mais bon, aujourd’hui, il y en a partout des cas suspects…» Résultat, «j’en porte toute la journée, en le changeant toutes les quatre heures». Ces équipements de protection déclenchent vite les convoitises. «La dernière fois, il ne s’est pas passé une heure avant qu’on se fasse piquer deux bouteilles de gel hydroalcoolique qu’on venait de se faire livrer. On en vient à suspecter les collègues d’autres services», soupire Mathias.
Les vols sont parfois de plus grande ampleur, comme récemment à Montpellier, où 15 000 masques ont disparu. Un directeur d’un centre hospitalier du Nord, pourtant «pas encore envahi par les cas Covid», confirme à Libération que le sujet crée vite de la «psychose». «C’est essentiellement dû au fait qu’on n’a aucune visibilité sur les livraisons et aucune information de nos autorités de tutelle, dit-il. La semaine passée, on n’avait que deux jours d’avance.» Martin Hirsch, le directeur de l’Assistance publique-Hopitaux de Paris (AP-HP), est plus mesuré, estimant que les règles et les stocks doivent permettre de «tenir dans les semaines qui viennent». Les «tensions», selon lui, sont liées à une éventuelle «surconsommation». Mercredi, la direction générale de la santé a détaillé des quotas, profession par profession. Les médecins de ville recevront ainsi 18 masques par semaine. Le docteur Jean-Marie Destelle, installé dans le Val-d’Oise, n’a été livré que vendredi. «Vous n’imaginez pas les risques qu’on a pris avant, peste-t-il. J’ai fait des journées où je voyais, au cabinet, une quinzaine de patients avec des symptômes de type coronavirus.»
La pénurie frappe aussi de plein fouet d’autres professions, comme les personnels aidants au contact des personnes âgées, pour qui le port du masque est à géométrie variable. De même pour les postiers ou les caissières de supermarché, ou encore les policiers, chargés depuis mardi de faire respecter le confinement de la population. Aujourd’hui, ces agents ont pour consigne de ne pas porter de masques sur la voie publique. Mais le ton est monté ces derniers jours avec la multiplication des contrôles et des policiers touchés : selon nos informations, on dénombrait vendredi 128 agents testés positifs et près de 6 000 confinés par mesure de précaution. Les syndicats menacent désormais d’arrêter leurs troupes.
Comment en est-on arrivé là ?
Pour comprendre la pénurie actuelle, il faut remonter presque dix ans en arrière. En 2010, la France dispose encore de stocks colossaux, constitués lors de l’épidémie de grippe H1N1, un an avant : un milliard de masques chirurgicaux et près de 700 millions de masques FFP2. Mais tout va changer l’année suivante. «En 2011, après l’épisode de H1N1, une grande concertation a été organisée, a expliqué début mars le ministre de la Santé, Olivier Véran, à l’Assemblée nationale. Il a été déterminé que la France n’avait pas à faire de stocks d’Etat des fameux masques FFP2.»
A l’instar des 95 millions de doses de vaccin, dont seule une petite partie a finalement été utilisée, la réponse publique est jugée surdimensionnée par certains. La production mondiale de masques étant supposée suffisante, notamment grâce à la Chine, la logique de stock va alors peu à peu être supplantée par une logique de flux. Cette nouvelle doctrine est clarifiée dans un document du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de mai 2013, qui préconise de dimensionner les stocks, notamment, aux «capacités de fabrication et d’approvisionnement pendant une crise». Les responsables de l’époque pensent alors qu’il sera possible d’importer massivement des masques en cas de problème. A tort.
Autre changement de pied radical : la protection des travailleurs ne relève plus de l’Etat mais de leurs employeurs, chargés de déterminer eux-mêmes l’opportunité de constituer des stocks. Conséquence de cette décentralisation, les stocks d’Etat ont fondu inexorablement ces dernières années : 800 millions de masques chirurgicaux en 2011, 680 millions en 2012, 550 millions en 2013. Lorsque les premiers cas de coronavirus sont découverts en France, en janvier 2020, il ne reste plus que 145 millions de masques chirurgicaux et plus aucun FFP2 en stock. De quoi nourrir la polémique sur l’impréparation criante de l’Etat et le rôle des gouvernements successifs depuis dix ans.
Quelles mesures ont été prises par l’Etat ?
Au ministère de la Santé, le centre de crise a été activé le 27 janvier, trois jours après la détection du premier cas en France. Mais ce n’est qu’un mois plus tard que le Premier ministre annonce la commande de 200 millions de masques. Edouard Philippe se garde alors bien de préciser que la capacité de production n’est, en France, que de quelques millions de masques par semaine. Quelques jours plus tard, le 3 mars, Emmanuel Macron annonce que l’intégralité de la production nationale de masques est réquisitionnée par l’Etat. «L’épisode viral qu’a connu la Chine a été d’une telle ampleur qu’il a entraîné le ralentissement de l’économie chinoise, en particulier des industries qui produisent les masques de protection FFP2 et les masques antiprojection», déplore le jour même Olivier Véran. La France peut alors espérer se tourner vers les capacités de production de l’Allemagne, mais une décision de réquisition est également adoptée outre-Rhin le lendemain. Avec un terrible effet domino : la France ne peut plus importer de masques FFP2 depuis l’Allemagne, où se trouve pourtant l’usine européenne de production d’un des leaders du marché, la multinationale américaine 3M. Une communication de ce fabricant à ses clients, publiée par Mediapart, atteste des difficultés de l’industriel.
Très vite, les médecins libéraux, qui voient la vague épidémique arriver s’inquiètent du manque de masques. Olivier Véran édicte alors une stratégie de gestion dictée par la pénurie : les masques FFP2 disponibles sont réservés aux seuls personnels hospitaliers en contact rapproché avec les malades testés positifs. Pendant plusieurs semaines, tous les autres soignants doivent se contenter des masques chirurgicaux moins protecteurs. Jeudi, un appel d’offres a aussi été lancé en urgence par le ministère de l’Intérieur pour une commande de masques chirurgicaux à destination des forces de l’ordre. Les quantités estimées du contrat sont de 2 millions de masques, mais aucun plafond de commande n’est prévu.
Sommés de pallier ces besoins exceptionnels, les quelques industriels capables de répondre à la commande sont dépassés. L’entreprise Kolmi-Hopen, installée dans le Maine-et-Loire, a ainsi publié des offres d’emploi avec l’aide de la préfecture pour recruter des ouvriers placés au chômage dans d’autres entreprises. Même situation pour l’industriel militaire Paul Boyé, qui dispose de quatre sites de production en France et vient de recentrer sa production sur les masques de protection. Ou encore pour le fabricant Valmy, dans la Loire. «Nous avons demandé à ces entreprises de fonctionner jour et nuit, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, de manière à fournir le maximum de masques possible», déclarait le 3 mars devant l’Assemblée nationale Olivier Véran. Deux semaines plus tard, la pénurie n’a pourtant jamais été si visible.
Chirurgical OU FFP2 ?
Qu’il s’agisse des masques «chirurgicaux» ou des masques «de protection respiratoire» , ils n’ont pas vocation à se retrouver sur votre nez, à moins que vous ne oyez un soignant ou un malade, et ils sont prioritairement destinés à toute la chaîne du personnel médical, du chirurgien au pharmacien.
Les masques chirurgicaux sont les plus basiques : constitués de plusieurs épaisseurs, ils permettent d’éviter de contaminer d’autres gens en projetant des gouttelettes ou des particules fines aéroportées. Mais ils ne protègent pas des particules aéroportées venant de l’extérieur et ne permettent donc pas d’éviter sa propre contamination, selon un document du ministère de la Santé de 2009. Le meilleur moyen de savoir si un masque est fiable est de s’assurer qu’il porte la norme EN 14683. Son efficacité de filtration bactérienne est alors d’au moins 95 %. Il ne faut pas le porter plus de trois heures et il doit être jeté dès qu’il est mouillé ou souillé. A moins de présenter les symptômes d’une maladie contagieuse, comme le Covid-19 ou la grippe saisonnière, il est à peu près inutile d’en porter dès lors que vous respectez les fameux «gestes barrière». Il n’est d’ailleurs disponible qu’en pharmacie sur prescription médicale.
Les masques de protection respiratoire, les fameux FFP2, sont exclusivement destinés aux soignants. Leur dispositif de filtration ne laisse fuiter et entrer que 6 à 8 % des particules dans l’air. Ce masque, qui peut être porté jusqu’à huit heures d’affilée, est «préconisé pour les personnels de soins lors des phases de transmission interhumaine et pandémique, et pour les personnes à risque majeur d’exposition telles que les professionnels de santé au contact des malades», selon le ministère. A noter : dans un cas comme dans l’autre, une fois le masque posé, il ne faut jamais le toucher.
Frantz Durupt
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