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vendredi 20 mars 2020

Coronavirus : les soignants «la tête dans le guidon»

A l’hôpital Tenon à Paris, jeudi.
A l’hôpital Tenon à Paris, jeudi. Photo Julien de Rosa. EPA-EFE


De Paris à Cayenne en passant par Ajaccio ou Lyon, paroles de «héros» au front dans les hôpitaux. Des hommes et des femmes parfois déjà débordés ou qui se préparent avec inquiétude mais sens du devoir à une déferlante de patients.

Depuis maintenant trois jours, sur les coups de 20 heures, les Français confinés les applaudissent depuis leurs fenêtres. Ces remerciements et encouragements, pour le moins bienvenus, mettent sans aucun doute du baume au cœur des personnels des hôpitaux. Toujours est-il qu’à l’heure où le Covid-19 se déploie en France et mobilise toujours plus de lits dans les services de réanimation, c’est la certitude de temps à venir particulièrement tendus et difficiles qui s’impose chez tous ces soignants.
Cette appréhension découle du caractère inédit de l’épidémie en cours et est accrue par le manque de moyens de protection (masques, gants, gel hydroalcoolique) et de matériel (respirateurs artificiels). Ce stress maximal s’ajoute à la fatigue qui préexistait au Covid-19, chez des personnels déjà en flux tendu à cause des économies budgétaires. Voilà ce que racontent les soignants des hôpitaux dont Libération a recueilli les témoignages, à travers la France.

Certains sont déjà dans le dur, confrontés à l’afflux de malades redouté par tous. Chaque jour, quand elle franchit le seuil des urgences de l’hôpital de Mulhouse, cœur du principal foyer de contamination de l’Hexagone, Clarisse (1) a l’impression de jouer dans «un film catastrophe américain». Trois semaines après l’arrivée des premiers patients atteints du Covid-19, l’infirmière dit sa sidération : «On le vit mais on n’y croit pas. Ça a été tellement vite…» L’afflux de cas gravement atteints est incessant, les soignants épuisés : «On en intube trois dont on ne sait pas quoi faire puisqu’il n’y a plus de place nulle part, et là un quatrième arrive… J’ai croisé hier une réanimatrice au bout de sa vie. Cela faisait trois jours de suite qu’elle n’avait pas dételé.»
Face à la catastrophe sanitaire, les hospitaliers sous tension se serrent les coudes : «Tout le monde travaille d’arrache-pied, les paramédicaux, les médecins mais aussi les cadres, remarquables. On prend sur nos repos, pour remplacer les collègues qui s’arrêtent parce qu’ils sont infectés ou épuisés. Entre nous, la solidarité est extraordinaire.»
Mais les moyens manquent. Matériels d’abord : «On est à flux tendu sur les respirateurs. Les 57 qu’on avait n’ont pas suffi, on en a sorti des réserves. On n’a même plus assez de prises murales d’oxygène…» Humains, ensuite : «Côté paramédicaux ça va, mais quatre médecins aux urgences dont un mobilisé sur le Smur [le transport Samu, ndlr], ce n’est pas assez. Les réanimateurs viennent donner un coup de main quand il n’y a pas le choix.» Son quotidien est un cauchemar : la morgue de l’hôpital est pleine, une chambre froide a été ouverte ailleurs. Alors Clarisse espère : «Avec le renfort de l’armée, ça va le faire. Il faut serrer les fesses.» Mais quand la jeune divorcée rentre chez elle, l’angoisse la tenaille : «Je vis avec la peur de ne pas tenir la distance, de me choper une merde, d’infecter mes enfants et ma famille. Je me tiens à l’écart de tout le monde, y compris de mon nouveau compagnon. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. C’est dur.»
Urgentiste de formation, à la tête de la région Grand-Est et président du Conseil de surveillance de l’hôpital de Mulhouse, Jean Rottner raconte aussi des chefs de service qui «vident leur sac» au téléphone pendant quarante minutes. «Ils sont dans une tension extrême, confrontés à des décès en quelques heures et doivent composer, comme tout le monde, avec la peur pour les siens, pour les collègues, pour soi. Avoir des gants, des masques, ne devrait pas être un souci : dans la réalité, c’est une source d’angoisse qu’il faut régler, je l’ai répété à Olivier Véran mercredi.»
Non loin de là, Nicolas Gonzalez, infirmier au service de réanimation de chirurgie polyvalente des hôpitaux civils de Strasbourg, se voit dans «l’œil du cyclone». Il y a quinze jours, son service a dû libérer des places pour les malades Covid et faire sortir des patients un «peu limite, pas tous complètement guéris». «Mais il fallait vite se préparer», raconte l’homme de 25 ans qui enchaîne les postes de nuit et du matin, à la fois pour pallier le manque chronique de 14 infirmiers et faire face à l’épidémie. Il a été prévenu : «La vague devrait nous frapper dans deux à trois semaines, et déjà nous avons des cas lourds, en grosse détresse. Ce virus est très violent sur le plan respiratoire. Sur les 17 lits, 15 sont occupés par des Covid, et ça risque de durer.» Calme, Nicolas Gonzalez dit tout de même : «On sait qu’on va se faire éclater par le nombre de patients qui vont arriver.» Alors il «stresse pas mal» parfois et vit «avec la peur de véhiculer la maladie» et d’être bientôt confronté au tri des personnes à sauver.
«On s’attend évidemment à plus de pression dans les jours qui viennent, et là il faudra juger et trier les cas», confirme Raphaël Pitti. Cet anesthésiste réanimateur, ancien médecin militaire et spécialiste en médecine de guerre, a rejoint la réserve sanitaire dans sa ville, Metz, depuis mercredi pour gérer une structure dédiée Covid-19. Il sort de sa première nuit de garde : «La grande majorité des malades que nous avons reçus étaient des personnes âgées et fragiles. Les deux seuls jeunes étaient une femme toxicomane et un malade passé par Mulhouse, d’où nous avons commencé à recevoir des patients pour soulager la situation de grosse tension là-bas.» Il se félicite d’une mobilisation «dans un bon esprit» et «dans le calme, pour le moment». L’hypothèse d’avoir à «trier», en cas d’afflux ? «J’ai fait ça toute ma carrière dans les services de réanimation et la médecine de catastrophe, en France comme en Syrie ou ailleurs. Il est évident que la prise en charge des malades se fera selon l’espérance thérapeutique de chacun, il n’y a rien de nouveau à cela. S’il n’y en a pas, on ne va pas perdre une place quand on a quelqu’un qu’on sait pouvoir sauver.»

«Tsunami»

Même dans les régions pour l’heure relativement moins touchées par le Covid-19, la menace s’intensifie, palpable. A l’hôpital privé Foch de Suresnes (Hauts-de-Seine), Colas Tcherakian s’attend «à un tsunami». A la tête de l’unité spécialisée dans les patients souffrant de déficits immunitaires et d’asthmes sévères, le pneumologue «espère que les mesures de confinement vont écrêter le pic et transformer le dromadaire en chameau, c’est-à-dire faire passer la courbe d’une grosse bosse à deux bosses plus petites» afin que l’hôpital résiste à l’afflux de malades. Au sein d’une équipe soignante de plus en plus «tendue», le médecin estime que ces mesures «ont été prises trop tard».
L’hôpital Foch, l’un des plus grands d’Ile-de-France, n’est pourtant qu’en deuxième ligne de défense sur le front de l’épidémie dans les Hauts-de-Seine, juste derrière l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches. «On est censés être la soupape de sécurité mais avant même le pic de l’épidémie, notre première aile de malades Covid sature déjà. Donc c’est très inquiétant.» Ce mercredi, les équipes de l’hôpital Foch ont des réserves de masques pour cinq jours seulement et se rationnent déjà en sous-protection. Rappelant le danger que représentent les porteurs asymptomatiques du virus, Colas Tcherakian ne cache pas son inquiétude. Et s’attend à devoir faire des choix entre les malades, «comme les militaires le font sur les champs de bataille». «Ethiquement, c’est un peu compliqué pour les médecins.»
L’image du tsunami est omniprésente. Tristan, interne dans un service d’hématologie d’un hôpital parisien : «L’ambiance est un peu pré-apocalyptique, c’est comme quand la mer se retire avant la grosse vague, on sait que la vague va arriver mais on ne sait pas trop quand.» Dans cet entre-deux, «une sorte de torpeur a envahi tout l’hôpital, à part en pneumologie, en réanimation et en maladies infectieuses, où l’afflux de patients se concentre». Vu la situation vécue par l’Italie (lire pages 10-11) et l’Espagne, «on sait que ça va être dur et que ça va durer». Une épreuve qui fait anticiper : «Comme l’EFS [Etablissement français du sang, ndlr] va manquer de sang, je suis allé donner le mien. On a proposé à des collègues de prendre leurs gardes pour qu’ils rentrent un peu chez eux… J’ai acté qu’à partir de la semaine prochaine, je n’aurai plus beaucoup de soirées ou de dimanches.» Une veille d’avant-bataille qu’il vit sans panique : «Je ne suis pas inquiet pour ma santé. Je vais probablement le choper, mais il y a peu de cas graves chez les jeunes, et de toute façon, si on est plusieurs millions à la fin de l’épidémie, il y a peu de chance que les soignants en soient exempts.»
C’est l’affolante vitesse de propagation du virus qui saisit Karine, 29 ans, aide-soignante en cardiologie à l’hôpital Louis-Pradel de Lyon. «Depuis le début, il était prévu que nous soyons le quatrième hôpital de Lyon à devoir accueillir des malades du Covid-19. Mais vu le rythme que cela prend, nous sommes sur le pied de guerre. On va évacuer nos malades les moins graves en service de médecine continue, garder les plus lourds, ceux qui sont déjà intubés, et ouvrir des lits avec l’aide du service de réanimation. Seuls les aides-soignants les plus compétents vont rester dans ce service réaménagé.»
Travailler avec le masque bec de canard et les gants, le recours à la solution hydroalcoolique, est devenu habituel mais le stress est là : «Va falloir réagir vite. Mais serons-nous aussi testés ? Si oui, faudra-t-il le faire tous les jours ? J’ai un enfant, petit. Vais-je ramener le corona chez moi ? Mes collègues qui font le ménage vont-elles avoir de nouveaux produits désinfectants ? Aura-t-on assez de masques ?» Malgré tout, hors de question pour Karine de se mettre en arrêt : «Sinon, c’est la vie qui va s’arrêter.»

Colère

Même ambiance de calme avant la tempête du côté d’Emma (1), infirmière au centre hospitalier de Rennes, ces temps-ci au service de réanimation cardiaque. «On attend, en se demandant quand ça va arriver. Même si le confinement est censé endiguer l’afflux massif de patients, on se dit qu’il va avoir lieu. Mais avec quelle intensité ?» Cette menace diffuse et inédite, ce «flou», crée «une ambiance assez anxiogène, tout le monde en parle, suppute» sur fond de réorganisation destinée à faire de la place dans les services de réanimation. Pour autant, à 22 ans, elle reste sereine. «Je ne m’inquiète pas pour moi mais plutôt pour mon père diabétique que je ne voudrais surtout pas contaminer.» L’hommage d’Emmanuel Macron aux personnels soignants ? La réponse fuse : «"Vous êtes nos héros", c’est bien joli mais ça fait un an qu’on proteste, qu’on est en grève, que des infirmiers ou des internes qui font entre 70 et 90 heures par semaine se suicident, et rien n’est fait à part ce petit plan avec quelques millions, nos arrêts ne sont toujours pas remplacés, on peut toujours être rappelé sur notre repos.»
Au service de réanimation du CHU de Bordeaux, mardi.
Au service de réanimation du CHU de Bordeaux, mardi. Photo Stéphane Ortola. RÉA

Ambulancier à Bordeaux, Drew (1) dit aussi la colère de ne pas avoir été entendu : «Le pire est à venir. Et ce qui me rend fou, c’est qu’on va prendre la marée et beaucoup de risques, car on manque de moyens. Ce n’est pas faute d’avoir alerté pendant un an !» Ces jours-ci, Drew transporte des cas avérés ou suspectés. «On est fier d’aider, mais c’est dur de dépasser le côté anxiogène. Tout est allé tellement vite ! En allant chercher les malades, je vois la peur sur leurs visages. Ils sont impressionnés par nos tenues. Une fois à l’hôpital, c’est pire. Tout le monde est couvert de la tête aux pieds, il y a de grandes tentes style militaire. On a l’impression de vivre une scène comme dans les films», décrit le trentenaire. Alors Drew l’avoue sans détour, ça le rend un peu parano : «Après avoir désinfecté l’ambulance du sol au plafond, on se refait la scène mille fois. Quitte à recommencer pour ne rien oublier.» Et chez lui, le jeune ambulancier laisse aussi ses chaussures à l’entrée. Car il en a conscience, son métier le surexpose au virus. «Je me prépare mentalement à le choper. Mes proches sont inquiets. Ma grand-mère me supplie d’arrêter. Ce n’est pas facile, mais le plus dur à gérer, c’est de me dire que bientôt, je vais devoir transporter des jeunes.»
A Marseille, Anne Champenois, responsable du Smur, raconte une «ambiance électrique», avec un personnel épuisé par des semaines sans fin. Or depuis dix jours, l’équipe, déjà en sous-effectif avant la crise, a dû se réorganiser. Il faut gérer le renfort de médecins en régulation (ceux qui réceptionnent les appels au 15) et bientôt intégrer une vingtaine de généralistes, actuellement en formation. «On est passé de 3 000 appels par jour en temps normal à 6 000, explique-t-elle. En plus du tout-venant, il y a des gens inquiets qui veulent faire le test, ceux qui ont des symptômes… Il faut les rassurer, les orienter en fonction des capacités des hôpitaux…» La nuit venue, la doctoresse n’arrive pas à fermer l’œil : «Je me mets à cogiter sur les gens que j’ai eus en ligne. Est-ce que j’ai bien fait de les laisser chez eux ? Est-ce qu’à l’inverse je n’ai pas surchargé l’hôpital ? Je n’ai pas peur pour moi. Ce que je crains, c’est de ne pas tenir sur la longueur…»

Devoir

Louna (1) ne travaille dans cette clinique de Vénissieux (Métropole de Lyon) que depuis huit jours, et au début de la semaine, cette aide-soignante de 25 ans a été affectée dans une unité dédiée à des patients atteints du Covid-19. Ils sont quatre à ce stade : deux septuagénaires et deux octogénaires. «Mais ça augmente rapidement. Je ne me sentais pas prête à affronter ça : quand j’ai quitté mon ancien boulot, l’épidémie n’avait pas cette ampleur. Depuis, on est un peu tous dans la panique. On commence déjà à trier qui on va emmener en réa», assure-t-elle. Peu de masques disponibles, et encore moins de surblouses : «C’est quand même grave qu’en France on n’ait pas les moyens de soigner mieux les gens. Je vais travailler avec la boule au ventre, mais en même temps je sais que je n’ai pas le choix : qui va s’occuper des patients sinon ?»
Malgré les doutes et les angoisses, tous expriment cette nécessité du devoir à accomplir. Avec, souvent, un effet de ciment. Frédéric Azaïs, 48 ans, manipulateur en radiologie à l’hôpital de Béziers (Hérault) : «L’ambiance a changé dans l’hôpital. Après la longue période des grèves, le mal-être lié à l’impression de ne pas être écouté, ni entendu, a fait place à la mobilisation. Aujourd’hui, on est la tête dans le guidon. Le naturel a repris le dessus : celui d’aider les gens.» Son établissement n’est «pas encore» touché par le Covid-19. «Mais je vais forcément l’attraper à un moment ou à un autre, d’autant que mon épouse travaille aussi à l’hôpital.»
Son quotidien, désormais, se concentre sur les radiographies de poumons «de plus en plus souvent au lit des patients». Il se protège au mieux, bien que «les masques ne soient pas en nombre suffisant pour être remplacés autant que nécessaire» : «Avant qu’ils ne soient mis sous clé, des pompiers ou des ambulanciers en prenaient pour eux, explique Frédéric Azaïs. On a un stock de masques anciens qui sont encore protecteurs, mais les élastiques, trop vieux, ne tiennent plus…»

Solidarité

A l’hôpital Edouard-Herriot de Lyon, le 15 débordé a décidé de créer une cellule entièrement dédiée au Covid-19. Pour désengorger et ne pas risquer de passer à côté d’une crise cardiaque ou d’un AVC. «Ça me minait d’être chez moi alors que je sais très bien que mes anciens collègues en bavent, dit Marion, 64 ans, infirmière à la retraite. Du coup, quand on a sollicité mon aide, j’ai dit oui sans hésiter. Je bossais au Samu, je connais la maison.» Au 15, 120 lignes supplémentaires ont été ouvertes, car 90 % des appels portaient sur le coronavirus. « Là, j’ai découvert un énorme élan de solidarité. C’est une ruche. Dans ma pièce, on était huit. Que des médecins, dont des retraités, et moi qui ai une formation d’infirmière-anesthésiste. Dans le Rhône, les appels au 15 ont augmenté de 300 %. Pour l’instant, c’est la grande mobilisation, comme après les attentats. Mais si ça dure ? Moi en tout cas, je ne me vois pas rester à la maison. J’ai même proposé de garder les enfants de mes collègues en activité si nécessaire.»
Tenir et faire bien malgré les conditions exceptionnelles, le matériel qui manque, les services et les équipes réorganisés, c’est l’équation à la fois actée et redoutée. Ce sont par exemple des personnels qui n’ont «pas tous l’expérience de la réanimation» et qui vont pourtant devoir «passer en première ligne». Clément, 26 ans, infirmier en salle de réveil en clinique à Grenoble, a exercé deux ans en service de réanimation, mais ce n’est pas le cas de tous ses collègues. Pourtant, dans les jours à venir, son service a été réorganisé pour accueillir des patients en réanimation, après un accident de la route par exemple, pour soulager le CHU de la ville où seront accueillies en priorité les personnes atteintes du Covid-19. «La prise en charge est beaucoup plus globale en réa, les patients restent plus longtemps, et cela nécessite une pratique quotidienne qui s’entretient», détaille-t-il. Au cas où le CHU serait engorgé, une salle spéciale a été aménagée pour accueillir des patients atteints du coronavirus. «Un sacré casse-tête. Il a fallu se procurer du matériel : des respirateurs adaptés, mais aussi des pousse-seringue pour administrer des médicaments en continu. On ne sait pas trop à quelle sauce on va être mangés, et il nous faut déjà économiser les masques. Est-ce qu’on tiendra le coup ?»
Anna (1), anesthésiste de 48 ans aux Hospices de Lyon, dit que pour l’instant, le système tient : «Le 15 a tellement fait de régulation que les urgences qui reçoivent les cas graves de Covid-19 ne sont pas saturées. C’est la mobilisation générale : pour une fois, il y a de l’argent, l’administration ne bloque pas. C’est solidarité à tous les étages. J’ai rarement vu l’hôpital fonctionner comme ça.» Mais «la phase 3 a un peu tardé et le confinement n’est pas optimum. En Chine, tous ceux qui ont été en contact avec le Covid-19 ont été isolés de la société. Nous, nous laissons des gens contaminés et peu malades dans leur famille ; les transports marchent, les marchés continuent…» Elle conclut : «Là, les malades graves sont soignés dans les règles de l’art. On a amorti le choc. Il ne faut pas l’aggraver.»

Anticiper

Pour Laurent Serpin, chef du service réanimation au centre hospitalier d’Ajaccio, l’explosion de la maladie n’a pas été une surprise. «Cela fait quinze jours qu’on se prépare. Parce qu’Ajaccio était un cluster et que nous avons de nombreux contacts avec nos collègues italiens qui nous ont alertés très tôt sur le péril.» Conséquence, tout l’hôpital a été réorganisé. Les 15 lits du service réanimation sont aujourd’hui occupés, dont 14 avec un diagnostic vital engagé. La salle de réveil va être réaménagée pour augmenter la capacité d’accueil et gagner 11 lits supplémentaires. «On réfléchit avec un architecte pour configurer d’autres lieux, poursuit le praticien. Et on commence les démarches pour un hôpital de campagne.»
En attendant le pic dans les semaines à venir, les équipes sont encore assez nombreuses et arrivent à se relayer. «Tout le monde est mobilisé. On va donner des cours aux collègues pour leur apprendre les techniques de ventilation.» Le plus difficile ? «L’absence des proches interdits de visites.» Laurent Serpin ajoute : «C’est dur pour tout le monde, on devient leur famille jusqu’au bout…»
Justine (1), 34 ans, infirmière en réanimation dans un hôpital de Rhône-Alpes, parle aussi de «calme avant la tempête». Son établissement n’a eu jusqu’à présent «que deux ou trois cas de Covid-19 mais maintenant, nous nous préparons à en accueillir beaucoup en cascade». D’où, comme dans tous les hôpitaux, une réorganisation totale. «On fait le vide, on dirige nos patients vers d’autres services de réanimation dans l’hôpital, on récupère tous les lits de soins continus. En fait, on a un étage complètement dédié.» Ici aussi, masques et gel hydroalcoolique tendent à manquer : «Dès le début de l’épidémie, il y a eu énormément de vols. Tout a été mis sous clé chez nos cadres, il n’y a plus de gel dans les couloirs comme avant.» Et la réa a récupéré les masques des autres services qui, eux, reviennent au tissu comme dans les années 60. «On a fait des appels sur Facebook et des tas de couturières nous en ont fabriqué !»
Au CHU de Nancy, les soignants se préparent, répètent les gestes, s’entraînent par exemple à recevoir dix patients d’un coup, raconte le médecin urgentiste Philippe Atain-Kouadio. L’établissement ne craque pas encore sous l’afflux des malades, mais il commence à accueillir des patients qui exigent une hospitalisation. Ils pourraient être de plus en plus nombreux à l’avenir, compte tenu de la proximité avec Mulhouse, l’un des principaux foyers d’épidémie en France. Philippe Atain-Kouadio a travaillé sur des catastrophes naturelles, est donc rompu aux circonstances exceptionnelles. Mais, souligne-t-il, «la grosse différence dans ce cas, c’est que c’est plus lent et moins maîtrisable. La question à laquelle je n’ai pas de réponse, c’est où on en sera dans 48 heures».
Au CHU de Saint-Etienne (Loire), où Martin (1) exerce en tant qu’infirmier, plusieurs cas testés positifs au coronavirus sont déjà hospitalisés. «On s’attend à une vague encore plus importante», explique l’homme de 33 ans. Depuis une semaine, chacun est invité à garder son masque de protection une journée entière, pour économiser les stocks. «On a eu des vols en interne, déplore Martin. Quand je vois tous ces gens qui portent des masques et des gants à l’extérieur alors qu’ils n’en ont pas réellement besoin, mais nous si, ça me questionne. La vraie protection, c’est les gestes barrière.» Martin se prépare à «être confiné au milieu de patients atteints, pendant plusieurs heures, au cours desquelles il nous faut être irréprochables. Mais le risque zéro n’existe pas». Alors, pour protéger sa famille, ce père d’un enfant a pris la décision de partir s’installer provisoirement chez un collègue, exposé lui aussi, «le temps qu’il faudra».
A l’hôpital de Saint-Lô (Manche), «on a le moral, on s’entend très bien dans l’équipe et on a la chance d’avoir le soutien de la direction», dit Hélène (1), urgentiste. «Mais nous sommes déjà fatigués.» Les appels affluent, deux étages ont été préparés pour accueillir des patients infectés. Pour l’heure, les urgences enregistrent moins d’entrées : «Je ne crois pas que ce soit parce que les gens se disciplinent, mais parce qu’ils ont peur d’être contaminés. L’arrêt des compétitions de sport joue aussi : on a moins de traumatologie à gérer, des fractures, etc.» Ce calme relatif n’empêche pas le pessimisme : «Aucun hôpital n’est dimensionné pour accueillir ce qui va lui tomber dessus. Chez nous, il y a 24 respirateurs pouvant ventiler des personnes en détresse respiratoire… C’est très peu, d’autant qu’on ne peut pas extuber les gens avant quatorze jours. Ça va être compliqué. Très probablement, il faudra choisir parmi les patients.»

Espoir

Même à Cayenne, en Guyane, «l’hôpital est un peu comme en état de guerre, mais avant la guerre», dit Loïc Epelboin, infectiologue à l’unité des maladies infectieuses du centre hospitalier. La situation est pour l’heure plutôt sereine : «Mercredi, nous n’avions plus qu’une personne Covid-19 hospitalisée, allant très bien. Seuls 15 cas ont été identifiés en Guyane, la majorité importés de métropole.» L’hôpital applique néanmoins les mêmes mesures que dans l’Hexagone (annulation de la plupart des consultations et des interventions programmées) et la mobilisation est lancée. Lui-même, d’astreinte cette semaine, «ne travaille presque que sur le Covid-19, quatorze heures par jour». Au programme, entre autres, des réunions téléphoniques avec d’autres infectiologues, des concertations avec l’Agence régionale de santé. Le Samu a triplé la ligne pour répondre aux gens voulant être dépistés. Petite lueur d’espoir : «Nous espérons être moins touchés qu’en métropole car le confinement a lieu tôt, au début de l’épidémie. Et l’hypothèse d’une moindre transmission du virus sous un climat chaud, on a envie d’y croire. Pour l’instant, il y a eu très peu de transmissions secondaires à partir des cas importés.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.

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