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vendredi 20 mars 2020

Ces « entendeurs de voix » qui ne sont pas fous

Par Youness Bousenna  Publié le 20 mars 2020

ENQUÊTE Longtemps, la psychiatrie les a crus schizophrènes parce que des voix leur parlent. Pourtant, ces singuliers patients ne souffrent pas de psychose. Plusieurs approches thérapeutiques permettent aujourd’hui de les aider.


Camille Lévêque pour M Le magazine du Monde

Ça a commencé une nuit il y a dix ans. Léo, 17 ans, dormait à l’internat, dans un lycée du Mans. « Un soir, j’ai entendu quelqu’un m’insulter et me faire des propositions dégradantes. » Le jeune homme ouvre les yeux, personne ne lui parle. Pourtant, dans sa tête, la voix poursuit son monologue. Elle est accompagnée de sensations physiques oppressantes : « J’avais l’impression qu’on essayait de m’étrangler. » À l’époque, Léo ignore ce qu’il lui arrive. Mais tout va mal autour de lui : sa mère a un cancer et son père vient de tomber en dépression. « C’est la seule époque de ma vie où j’ai eu des pensées suicidaires. »

Léo consulte déjà une psychanalyste depuis trois ans, mais il ne lui en parle pas. Son père est le seul au courant : il ne s’alarme pas, mais lui cache alors que lui aussi a déjà entendu des voix. À cette époque, le phénomène s’ajoute à d’autres problèmes. « Mon vrai souci à ce moment-là était mes relations sociales. » Léo, solitaire et incompris, se sentait rejeté par les autres. Les voix s’installent et la vie s’arrête. « Je parle souvent de la période allant jusqu’à mes 24 ans comme d’une vie entièrement virtuelle. Je passais mon temps à regarder des séries, des films, des BD pour fuir mes problèmes. »

Sa sœur, Zoé, quitte le lycée pour l’hôpital ­psychiatrique. Elle aussi entend des voix : on la diagnostique schizophrène. Durant quatre mois, elle ne prononce plus un mot. Léo, lui, ne sera pas interné. Sa chance est que son entourage ne l’a « jamais foutu en psychiatrie », juge-t-il aujourd’hui.

Le précieux soutien des groupes de paroles

Les années passent, les voix ne se taisent pas. Pendant ce temps, la famille cherche tous les moyens pour aider Zoé. Avec sa mère, Léo découvre une association : le REV, Réseau français sur l’entente de voix, qui propose des groupes de parole. Il s’y rend d’abord par curiosité. Nous sommes en 2015 et, enfin, des ponts vont se créer. « J’ai réalisé grâce au REV et à ma nouvelle psychothérapeute que j’avais été victime de quelque chose. » Léo fait le lien entre les voix et deux abus sexuels subis à 6 et 14 ans. Il avait enfoui l’un des deux. « À partir du moment où je me suis collé l’étiquette de traumatisé, j’allais mieux : ce n’était donc plus de ma faute, je n’étais pas un raté. »

Peu à peu, il identifie les voix : ce sont celles de ses agresseurs, son grand-père et une autre personne. Elles surgissent deux ou trois fois par semaine – avant, c’était tous les jours – et se manifestent surtout avant de dormir. Elles prononcent souvent des mots qui le rabaissent. « Tu sers à rien, t’es nul, tu vas crever. » Parfois, les paroles s’accompagnent de visions et d’une impression d’étouffement. « J’ai la sensation d’un souffle sur mon visage, que mes agresseurs se tiennent devant moi. »

« Les entendeurs de voix sont sigmatisés comme l’ont été les homosexuels par le passé. » Yann Derobert, psychologue

Sa sœur a aussi subi quatre agressions. Elle n’entend pas seulement des voix : les hallucinations concernent aussi les sens du toucher, de l’odorat… Cette situation extrême se révélera paradoxalement salutaire : elle pousse les parents de Léo à avouer qu’eux aussi ont tous les deux été abusés pendant leur enfance. « Le cas de ma sœur nous a permis de reconnaître que nous étions tous les quatre traumatisés, confie-t-il. Mais en même temps on a vécu un enfer au quotidien avec ma sœur, sa situation prenait toute la place dans mon existence et celle de mes parents. » Après douze mois d’internement (en trois fois), Zoé n’a plus eu affaire à l’hôpital depuis trois ans et a arrêté les médicaments. À 25 ans, elle n’a pas d’activité professionnelle ni vraiment d’amis, « mais elle fait plein de choses et essaie de se reconstruire », souligne son frère.

Léo, lui, avance grâce aux séances du REV. « Je me suis dit que je n’étais pas complètement cinglé ni seul. » À Paris, le groupe de parole se tient un jeudi sur deux, dans une maison des associations. Ils sont une poignée, rarement plus de dix, à y participer. Chacun a une expérience singulière. Certains entendent une voix, d’autres plusieurs ; elles peuvent être familières ou inconnues, cruelles ou bienfaisantes.

Durant deux heures, on se raconte, se conseille, s’écoute, s’entraide. La parole est libre dans la seule limite de quelques règles : pas de violence, aucun jugement sur le témoignage des autres ni de remise en cause de son vécu ou de ses opinions. On peut venir et partir quand on veut, parler ou garder le silence. Deux « facilitateurs » sont là pour faire respecter ces principes, et surtout pour animer la discussion. Ce sont, la plupart du temps, eux aussi des entendeurs de voix – au REV, on considère que les non-concernés ont trop tendance à vouloir aider plutôt que de participer à l’égal des autres.

Camille Lévêque pour M Le magazine du Monde

Parallèlement aux groupes de parole, le réseau organise des rencontres avec des thérapeutes et des conférences. Présent dans 41 villes françaises, le REV compte une cinquantaine d’adhérents et autour de 1 500 participants à ses activités. Il a été fondé en septembre 2011 sous l’impulsion d’un psychologue, Yann Derobert, et de six autres personnes. « Il n’y avait rien en France », se rappelle-t-il.

Lui-même connaissait mal le phénomène. En 2009, il découvre le réseau international sur l’entente de voix, Intervoice, qui chapeaute une trentaine de réseaux nationaux dans le monde entier, jusqu’en Palestine et en Ouganda, et qui organise alors son premier congrès mondial à Maastricht. Un mouvement s’était déjà structuré depuis la fin des années 1980 aux Pays-Bas puis en Angleterre. « En France, il y avait des résistances dans le monde de la santé. »

Apprendre à apprivoiser les voix

Yann Derobert revendique une approche engagée. La prise en charge psychiatrique le choque, autant que la façon dont sont considérés les patients. « J’ai été marqué par le parallèle entre la manière dont étaient traités les homosexuels par le passé et la stigmatisation des entendeurs de voix. » Il dénonce aussi l’omnipotence des médicaments. « Ils freinent le rétablissement, même s’ils peuvent aider ponctuellement. »

Dans le milieu psychiatrique, on ne récuse pas forcément le constat. « Certains patients ont extrêmement souffert et je ne remets pas en cause leur opinion très dégradée sur la psychiatrie, mais celle-ci a beaucoup évolué », assure Catherine Boiteux, chef de pôle en psychiatrie et neuro­sciences du groupe hospitalier universitaire (GHU) de Paris secteur de Ménilmontant. Après vingt et un ans passés à l’hôpital Sainte-Anne, elle estime que la posture militante a été nécessaire pour faire avancer les choses. « À l’égard des psychiatres comme de la société qui discrimine. »

Le mouvement des entendeurs de voix a même fait évoluer la recherche. Longtemps, le phénomène a été assimilé à la schizophrénie. « Leur impulsion, à partir des années 2000, a aidé à dissocier les deux », relève Renaud Jardri. Ce professeur et praticien hospitalier en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHU de Lille est l’un des chercheurs les plus en pointe sur le sujet. Il y aurait, si l’on extrapole les rares études sur le sujet, jusqu’à 2,5 % d’entendeurs de voix chroniques dans la population.

« Entendre des voix est un mélange de vulnérabilité psychologique, de prédisposition biologique et d’expérience traumatique. » Stéphane Raffard, professeur de psychologie

Aujourd’hui, la principale piste d’explication identifie un problème d’attribution entre l’attente de la personne et ce que son cerveau produit. « Le système sensoriel serait en quelque sorte trompé du fait d’une attente trop forte sur ce qu’il devrait percevoir », explique l’enseignant, aussi membre du Consortium international de recherche sur les hallucinations (ICHR). On se situe donc à la frontière entre la psychiatrie, les neurosciences et la psychologie. « On sait aujourd’hui qu’entendre des voix est dû à un mélange de vulnérabilité psychologique, de prédisposition biologique et d’expérience traumatique », résume Stéphane Raffard, professeur de psychologie.

Dans les hôpitaux, la prise en charge croise désormais différentes approches. Mais il faut d’abord discerner les personnes pour lesquelles les voix sont dangereuses. Récemment, dans le service de Catherine Boiteux, un jeune s’est jeté par la fenêtre. C’est ce qu’on appelle les « voix de commande ». Lorsqu’elles sont « très résistantes et envahissantes », les traitements par antipsychotiques peuvent être accompagnés d’une stimulation magnétique transcrânienne (une méthode non invasive et indolore qui utilise des ondes électromagnétiques pour stimuler le cortex). Car cibler certaines zones du cerveau peut faire baisser les voix.

Catherine Boiteux conseille aussi à certains patients de s’adresser au REV. « Le curseur, c’est la souffrance de la personne », relève la psychiatre. La psychologie utilise aussi des thérapies qui permettent au patient de prendre le dessus sur les voix ou de ne plus les écouter. La méthode « Avatar » est l’une des plus connues : l’individu personnifie sa voix en la créant par ordinateur afin de mieux la matérialiser.

« Hallucination signifie  “perception sans objet”, mais la personne donne une identité à la voix qu’elle entend et crée une relation avec elle. » Stéphane Raffard

La cohabitation n’empêche pas le conflit entre les approches. Stéphane Raffard, qui collabore avec Renaud Jardri à l’ICHR, critique le « réductionnisme neurobiologique » des psychiatres. Même le vocabulaire divise : ces derniers parlent d’hallucinations acoustico-verbales quand la psychologie évoque une entente de voix. « Hallucination signifie “perception sans objet”, mais c’est complètement faux : il y a un agent derrière le phénomène, la personne donne une identité à la voix qu’elle entend et crée une relation avec elle », considère Stéphane Raffard.

Il aurait dû ouvrir, début avril, la toute première clinique de la voix, à Montpellier, dont il sera le coordinateur. Dotée de quatre psychologues et de trois psychiatres, elle sera hébergée au sein du service universitaire de psychiatrie de l’adulte du CHU. Stéphane Raffard ambitionne de prendre en charge une cinquantaine de patients par an pour commencer. Puis d’étendre le dispositif, s’il porte ses fruits.
La conception qu’il défend est celle de l’école de Maastricht, qui a émergé dans les années 2000. « Celle-ci a apporté l’idée d’une interaction de la personne avec sa voix, alors que la psychiatrie déniait cette possibilité. » Les réseaux d’entendeurs de voix se fondent sur cette vision et sur un principe : les entendeurs de voix ne sont pas malades, ils font une autre expérience de la réalité.

Élise est facilitatrice du REV à Paris depuis 2017. Avant cela, elle intervenait dans le groupe de parole de Lunéville, en Meurthe-et-Moselle. « C’est l’interaction avec les autres qui me faisait du bien. » Comme Léo, elle a découvert le REV un peu par hasard en 2015, sur Internet. À 32 ans, elle sortait d’une hospitalisation à cause des voix et pensait reprendre aussitôt son travail d’ostéopathe. « Je me sentais bien. J’avais toujours réussi à bosser avec les voix. » Mais pas cette fois : trois jours après sa sortie, elle s’effondre et erre ­plusieurs semaines. « C’étaient les médicaments. » La démarche du REV l’interpelle. « Comme ­beaucoup d’entendeurs, j’étais désintéressée par les autres approches, fatiguée. »

Un quotidien bouleversé

L’expérience d’Élise est singulière. Beaucoup entendent des voix après un traumatisme, souvent sexuel, mais ce n’est pas son cas. La première fois, elle avait 20 ans, une scolarité réussie et débutait des études en ostéopathie. « J’ai toujours été réservée et ultrasensible. Mais, en ­deuxième année, j’ai commencé à avoir des troubles de l’attention et une sensation générale de désintérêt, d’apathie. » Des paroles subreptices se glissent alors dans des pensées, des perceptions, parfois alors qu’elle est en pleine conversation. « C’était toujours des paroles brutales, des choses comme : “On est tous maigres en dessous de la graisse.” » Elle rate son année. L’été suivant, les murmures deviennent des voix et, certaines fois, des cris. « J’ai demandé à ma mère de m’emmener en psy. » Elle reste une semaine dans un hôpital, puis trois semaines dans un autre. Elle se souvient surtout d’un « lieu à fuir ».

« J’ai commencé à faire beaucoup de prières pour les mettre à la place des voix. » Élise

Finalement, les médicaments font effet. Elle reprend ses études dans une autre école, obtient son diplôme malgré quelques rechutes et décroche un premier remplacement à Strasbourg. Mais, à 27 ans, tout patine. Son CDD se termine, sa relation avec son copain aussi. Les cachets lui masquaient les voix ; ces ruptures vont les multiplier. « Elles étaient très déterminées, elles me disaient : “je sais qui tu es” ou “on va arrêter les médicaments”. » Personne ne la croit quand elle raconte ce qu’elle entend, même pas sa mère. Quelque temps plus tard, elle arrête les traitements. « J’en avais marre d’être psychiatrisée. »

Depuis, les voix n’ont jamais cessé. Et Élise découvre sa particularité : elle en entend énormément. Des inconnus, des défunts, des célébrités, du matin au soir. « Au début, j’entendais surtout des voix au moment de m’endormir. Elles se faufilaient partout dans mon corps et me regardaient comme un livre d’anatomie. Les voix me parlaient de ce qu’elles voyaient en moi. C’était génial, mais très effrayant. » Son quotidien est bouleversé. Impossible de lire, et parfois de trouver le sommeil. « Il m’est arrivé de ne pas dormir durant trois jours. J’ai découvert des ressources insoupçonnées pour tenir le coup. »
Quand on lui parle, son visage se crispe souvent. Élise semble faire un effort pour vous écouter. « Elles me déconcentrent un peu », reconnaît-elle. Avec le temps, elle essaie de les apprivoiser. Le chemin sera spirituel. Elle est croyante depuis le décès de son père, survenu quand elle avait 9 ans. Vingt ans plus tard, elle reprend le chemin de l’Église. « J’ai commencé à faire beaucoup de prières pour les mettre à la place des voix. » Sa foi l’aide. « Je pense que c’est une conscience qui grandit. Je me suis beaucoup nourrie de la Bible et de la parole du Christ qui dit : “Celui qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes.” » La spiritualité lui permet de garder sa conscience, ne pas se sentir dépossédée, même si elle continue de consulter.

La peur d’être submergé
Élise pratique aussi la méditation intensive et le sport pour maintenir son attention. Et puis, une relation s’est nouée avec les voix. « J’essaie de les connaître, d’entendre leurs demandes, de leur parler. » Au début, il n’y avait que des voix maléfiques. Mais d’autres, aimantes, sont ensuite arrivées. Celles de son père et d’un ami mort à moto, à 20 ans. « Elles m’envoient des messages de confiance et m’aident. » Léo aussi entend son père – vivant –, mais il préfère rester terre à terre. « Mon père est très branché spiritualité, donc il pense que c’est son âme qui me parle. » Lui considère plutôt que c’est son cerveau. « Ceux qui développent le côté religieux se sentent plus facilement “fous”, mais sont moins seuls. Alors que moi, qui rationalise plus, je me sens plus seul. »

Au quotidien, chacun a sa méthode pour ne pas avoir honte. Léo cache, en général, ce qui lui arive. Mais les années l’ont isolé. Dormir autrement que seul lui est difficile : ses agressions ont eu lieu la nuit. « Quand ça arrive avec des gens, j’invente des excuses. » Le travail l’aide ; il est employé à la SNCF depuis bientôt deux ans. Surtout, il fait de plus en plus de théâtre et songe même à préparer une école pour en faire son métier. Un petit soulagement, après un échec comme professeur d’anglais et des années indécises. « Ça me rassure énormément. »

Élise, elle, a longtemps hésité à en parler. Ses proches sont au courant, certains de ses employeurs aussi. Mais elle a du mal à travailler depuis qu’elle habite Paris et, ces derniers mois, elle s’est éloignée du REV. Son entourage a désormais du mal à la joindre. Et, dans les moments difficiles, c’est la peur ultime de se sentir de nouveau engloutie qui s’empare d’elle. Léo s’est déjà demandé s’il était fou. « Je n’ai jamais eu de réponse claire en moi. » Quant à Élise, pour laquelle entendre des voix est une « nature d’être », elle a une jolie expression : « Certains doivent laisser une part de leur cerveau pour les autres. »


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