Devant le mur des Lamentations, dimanche, dans la Vieille Ville de Jérusalem. Photo Mahmoud Illean. AP
Relais des autorités ou premiers contrevenants aux mesures gouvernementales ? Le rôle des Juifs ultraorthodoxes dans la lutte contre le Covid-19 fait débat en Israël.
Derrière des cordons jaunes semblables à ceux des scènes de crimes, ils sont assis par petits groupes de dix sur des chaises en plastique soigneusement espacées. Tout de noir vêtus, face au mur des Lamentations qu’il est désormais interdit d’embrasser, coronavirus oblige. Dans la Vieille Ville de Jérusalem désertée par les pèlerins et touristes, seuls la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du rocher ont fermé leurs portes jusqu’à nouvel ordre. Même si l’Esplanade sacrée est encore accessible pour y prier en plein air. Ni l’accès au mur des Lamentations ni au Saint-Sépulcre n’ont été interdits, alors qu’Israël, qui compte plus de 300 cas et pour l’instant aucun décès, se prépare à son tour à imposer une période de confinement généralisé.
Dans le combat, jusqu’ici plutôt efficace, de l’Etat hébreu contre la propagation du Covid-19, le rôle des autorités religieuses, et plus spécifiquement celui des rabbins ultraorthodoxes, a été salué. La «guerre contre l’ennemi invisible», dixit le Premier ministre Benyamin Nétanyahou, a donné aux haredim (littéralement, les «craignants-Dieu»), perçus par les Israéliens comme une communauté grégaire, indifférente aux troubles de la nation voire hostile aux autorités, l’occasion de refaire corps avec le reste de la population. Même si des attitudes discordantes au sein des dynasties hassidiques ont alimenté la polémique, tout comme l’obscurantisme de certains intégristes, déjà responsables de l’explosion du mouvement antivaccin en Israël.
Le grand rabbinat, entité bicéphale dirigée par deux religieux (un Ashkénaze, un Séfarade), s’est quant à lui distingué par son exemplarité. Multipliant les instructions claires, voire spectaculaires, n’hésitant pas à proclamer qu’aucune «prescription halachique [liée à la Torah, ndlr] ne pouvait l’emporter sur les instructions du ministère de la Santé».
Pour appuyer son propos, le grand-rabbin Yitzhak Yosef a cité une lettre datant de deux siècles d’un sage juif et ses préconisations contre le choléra. Son homologue ashkénaze, David Lau, a intimé aux fidèles d’éviter de se rendre au mur des Lamentations et d’arrêter d’embrasser et de toucher les mezouzah, ces rouleaux de parchemin sacrés, fixés à l’entrée des immeubles et appartements.
Chapeau et accent
Autre personnage clé : Yaakov Litzman, ministre de la Santé et chef de file du parti ultraorthodoxe Judaïsme unifié de la Torah. Avec son shtreimel (chapeau de fourrure traditionnel, en forme de cylindre) et sa longue barbe blanche, le rabbin est apparu presque tous les soirs sur les écrans israéliens au côté de Benyamin Nétanyahou, détaillant avec une pointe d'accent yiddish les mesures toujours plus drastiques décidées par le gouvernement.
«Le ministre de la Santé est quelqu’un de "chez nous", donc on peut donc difficilement dire qu’il raconte n’importe quoi, remarque Henri Kahn, rabbin et rédacteur en chef d’une revue religieuse. Alors on s’y plie, même si parfois on peut se demander s’il n’y a pas un peu d’exagération.»
Mais la communauté ultraorthodoxe est tout sauf monolithique, fragmentée en une multitude de dynasties rabbiniques et de courants, parfois viscéralement opposés. C’est ainsi que dimanche soir, la télé publique israélienne rapportait que de nombreuses yeshivas (écoles talmudiques) étaient encore ouvertes alors que tous les autres établissements scolaires du pays sont fermés depuis le début de la semaine. Avec comme image choc à l’appui, ce plan montrant des dizaines d’élèves en kippas et chemises blanches réunis dans la même pièce dans l’enclave religieuse de Bnei Brak, près de Tel-Aviv, en violation manifeste des instructions officielles. «Incroyable. Ils risquent littéralement de tuer leur rabbin», s’est indigné sur Twitter Haviv Rettig Gur, éditorialiste du Times of Israel.
Le plus important de tous, le maran («maître») Chaim Kanievsky, un vieillard de 92 ans dont l’influence surpasse celle des grands-rabbins d’Israël, a ainsi décrété que suspendre l’étude de la Torah, ne serait-ce qu’un jour, était plus risqué pour le peuple juif que tous les dangers du coronavirus.
10 élèves par classe
Pour ce rabin, la Torah protège et sauve : celui qui étudie suffisamment devrait donc être épargné… Selon Haaretz, Litzman et Nétanyahou en personne auraient tenté de convaincre l’éminent rabbin d’ordonner la fermeture des yeshivas, sans pour autant oser s’opposer publiquement à un homme qui, à chaque élection, dicte les suffrages de dizaines de milliers d’hommes en noir.
A demi-mot, Henri Kahn confirme ces entorses aux instructions nationales : «De façon générale, les yeshivas qui se trouvaient dans des quartiers mixtes [où cohabitent haredim et laïcs, ndlr] ont fermé, pour ne pas choquer. Mais dans les villes orthodoxes, on a cherché des formules pour s’adapter aux recommandations, limitant les classes à 10 élèves par exemple.» A voir si ces petits arrangements survivent au confinement imminent.
D’autres personnalités du monde juif religieux, plus marginales, ont tenté d’imputer la malédiction du Covid-19 à des punitions divines : châtiment provoqué par les Juifs ne respectant pas suffisamment le shabbat, pour les uns, ou par les homosexuels pour d’autres. Shlomo Aviner, rabbin et figure radicale du mouvement sioniste religieux, s’est réjoui de voir grâce au coronavirus «quasiment toute la culture gentille [non-juive, ndlr] interdite, des universités aux loisirs, en passant par les voyages».
Henri Kahn ne va pas jusque-là. «Seul un prophète pourrait expliquer les raisons de cette calamité, et personne ne l’est. Alors il faut être très prudent. Mais force est de constater que le mode de vie moderne des deux ou trois derniers siècles est remis en question ici. Cela devrait nous faire tous réfléchir.»
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